« traverser » l’écriture (tentatives)
d’un recommencement de questions

05/03/2013 — Jérôme Thélot ¹ ; Pierre-Albert Jourdan ²


« Toute lecture est un recommencement de questions »

Jérôme Thélot [1]

« Et comme je rouvrais au hasard le second volume de ses œuvres, ce fut sur la seizième de ses belles Lettres à Fabienne [2], celle qui commence par : Que tous ces fragments forment un monde où l’on peut s’avancer reste tout de même surprenant - et, me disais-je, que tous ces instants aussitôt évanouis, que nous vivons cependant, forment le tissu d’une vie, ne l’est pas moins. Ne croirait-on pas que le temps offre aux accidents de l’espace un miroir où, vainement, ils cherchent à découvrir d’eux-mêmes une image un peu stable, un peu cohérente où nous pourrions sans erreur et sans illusion nous situer ? Il faut que ce puzzle inouï ne nous désarme pas, note plus loin le poète et, à la fin, ayant espéré, de la fulgurante beauté (quasi platonicienne) qui le traverse, qu’elle soit le lien de tous ces fragments, il nous voit, nous entend ceinturés d’un orchestre de grillons et de crapauds, sans plus penser à rien qu’à ce doux bercement du monde qui, là-bas, froisse doucement un feuillage inconnu. Ainsi, me disais-je encore, que la grande cymbale en soleil cuivré de Jo Jones froisse à point nommé le temps de la mesure syncopée qui nous porte et nous pèse dans le jeu des rapports entre le temps et l’espace, et la vie dont une bienveillance de l’éclair les a faits les vecteurs momentanés ».

Jacques Réda [3]



Jérôme Thélot, Le travail vivant de la poésie

Il faudrait pouvoir donner toute sa vie pour un mot - un seul -, un mot pétri de terre et de nuit, non, tressé de silence et de sang, né par arrachement aux entrailles de la terre, orphelin de toute phrase et miraculé de sa propre éclipse - un seul mot qui sache trouer la mémoire des hommes et devenir ce qu’il veut dire.
Cédric Demangeot [4]

À L’immémorial, son grand livre rassemblant vingt années de réflexions accompagnant la publication des ouvrages académiques [5], essais, et traductions, Jérôme Thélot avec Le travail vivant de la poésie [6] ajoute une somptueuse apostille. Par là je veux dire que l’ouvrage à paraître chez encre marine, comme le précédent, apporte comme une reprise de la pensée, l’exemplifiant au surplus du « vif du vivant » d’un poète d’aujourd’hui. Indiquons de suite que l’expression travail vivant est empruntée à Marx, je me permets d’ajouter à un Marx relu par l’auteur de L’essence de manifestation [7]. La lecture en est, sinon aisée, en tous cas très agréable, et cela, j’imagine, que l’on soit familier ou non des travaux de l’auteur : chez un découvreur, elle favorisera la découverte des travaux antérieurs, et de la ligne claire du cheminement poursuivi en compagnie de maîtres, Bonnefoy, Baudelaire, Michel Henry, dans l’admiration critique.

Allons de suite à cette affirmation :

« C’est parce que le monde a son fondement non en lui-même, mais dans la vie, que l’approfondissement de celle-ci donne à celui-là son apparition, sa merveille de monde vivant. Et c’est donc aussi le travail du poème de révéler que l’extériorité du monde est fondée dans l’intériorité subjective. La raison pour laquelle le « seul maître », comme dit encore Vigny, est « celui qui daigne faire descendre dans l’homme l’émotion féconde », c’est qu’il appartient en effet à l’essence de l’émotion, et à elle seule, de féconder le monde réel. Si Rousseau fut sans doute le premier témoin de cette certitude, et si Michel Henry en édifia la philosophie, c’est Émile Benveniste qui en fut le premier poéticien, et qui sut dire dans sa dernière recherche, consacrée à Baudelaire, cette origine des présences réelles dans le sentiment individuel :

Le problème de la poésie, écrit-il, c’est de faire passer les mots, de l’état conceptuel de signes, à l’état actuel d’icônes. / (Icônes très particuliers, car ils évoquent l’objet, ils l’installent dans sa présence. [feuillet n° 327, dans la transcription diplomatique de Chloé Laplantine]) »

Il est infiniment heureux qu’un chercheur tel que Jérôme Thélot ait eu à rencontrer dans la récente mise au jour des notes manuscrites de Benveniste [8] à propos de Baudelaire, la confirmation de ses propres intuitions. Cela n’aura pas manqué de conduire à cette conclusion :

« La poétique peut prétendre au rang de philosophie première, dès lors que le phénomène poétique a en propre de réaliser l’humanité de l’homme, l’intersubjectivité vivante, la présence du monde. Le poème arrivant de l’abîme non verbal où l’homme a son émotion vive, ouvrant au lecteur-auditeur son propre abîme, et édifiant, dans la beauté, la communauté affective des solitudes individuelles, donne dans la même parole la vie vivante et le monde réel. Le phénomène poétique révèle l’homme à lui-même, où se révèle le monde. »

Le sommaire de l’ouvrage, s’avère comme son écriture, d’une parfaite limpidité, beau travail à l’image de la citation de Rilke (lettre à Rodin du 11 septembre 1902) en fin d’introduction et dont l’auteur confie qu’elle lui est venue au moment d’achever son livre :

« Ce n’est pas seulement pour faire une étude que je suis venu chez vous, c’était pour vous demander : comment faut-il vivre ? Et vous avez répondu : en travaillant. Et je le comprends bien. Je sens que travailler, c’est vivre sans mourir ».

À cet égard, et sans méconnaître les autres chapitres (le troisième nous aura conduit à approcher le travail de Jean Vioulac, et rencontrer un Jérôme Thélot ferme et combatif par rapport à certaines assertions d’Yves Bonnefoy), nous porterons le regard plus particulièrement sur le quatrième : « Un traité de la poésie ».

Jérôme Thélot voit en Cédric Demangeot le plus violemment baudelairien des poètes de notre temps. Deux extraits d’une série de trois poèmes, consacré à Baudelaire, dans Une inquiétude [9] pour constater que la mort dans la vie et comme vie oblige la parole à un combat spirituel aussi brutal que la bataille d’hommes, et à une polémique peut-être interminable contre l’aliénation par excellence, celle du déni de la mort par l’idéologie mondaine, dite volontiers des « morts-vivants » :

Premier extrait :

Car Baudelaire remeurt — de Terreur —
et de sa peur de chien. Qui est vraie ; et qui

est d’ici. S’il parle, un marchand d’aujourd’hui
prend Baudelaire pour un clochard encore
et re-roue de coups ce Baudelaire à mort.

Deuxième extrait :

Au travail camarades — il faut aider Baudelaire
tombé — à nous détester encore quelques siècles —
à foutre en enfer le genre humain comme un seul homme.
Il aura eu raison, Baudelaire, & raura raison. Contre tous.

C’est avec les mots de Cédric Demangeot, que mine de rien, petit hercheur nous pousserons le wagonnet des mots : Un travailleur à nourrir : le charbonnier du dedans. Pour un contrechant du corps. Une poussée de pensée organique intenable : une langue —

Je renvoie volontiers le lecteur à cette foi du charbonnier décrite par Jérôme Thélot dans les lignes qui suivent :

« La force de l’œuvre de Demangeot tient pour une part à la radicalité avec laquelle elle répète ces données constitutives de toute grande poésie. Cette radicalité a aussi pour vertu de donner à relire sous son jour, ou plutôt par sa nuit, d’autres œuvres fort différentes à d’autres égards, et à réapprendre d’elle leur énergie commune (leur ἐνέργεια, la tension de leur puissance active) et leur identique ontologie (leur science en acte de ce qui est) ».

Et de m’émerveiller de l’advenue du « glacier » d’Ici en deux ; évidente (90-1).

Faut-il donc analyser le livre de Jérôme Thélot ? plutôt répondre à l’invitation de « relire sous son jour », celui de ce livre, des autres, de ceux dont il se réclame, ce que poésie veut dire, non en tant qu’elle signifie, mais en ce qu’elle réclame, elle : débaptiser le monde / sacrifier le nom des choses / pour fonder leur présent (Juarroz).


D’un repriseur de bleu [10] , relectures de Pierre-Albert Jourdan

Si vous me dites que j’écris, je ne vous croirai pas.

Il faudrait commencer par L’approche, Journal de 1981 [11], avec quelques notes de « La lumière n’a pas de bras pour nous porter » de Gérard Pesson [12]. C’est à cette aune, que l’on tâchera de traverser si peu que ce soit l’écriture de Pierre Albert-Jourdan, et ce qu’elle aura suscité chez celles et ceux qui l’auront lue, et réinscrite dans leur propre vie.

En premier deux notations caractérisant celle de Jourdan :

« Pierre-Albert Jourdan, né en 1924, est mort le 13 septembre 1981. Lecture, peinture, poésie, photographie ont agrémenté sa vie « merveilleusement ordinaire ». Ami de René Char, de Yves Bonnefoy, de Henri Michaux, et de beaucoup d’autres poètes, il crée en 1974 la revue Port-des-Singes qu’il dirigea jusqu’à sa mort.
Grand poète méconnu, Pierrre-Albert Jourdan aura peu publié, avant de nous quitter sur la pointe des pieds. »

« À découvrir cette œuvre, on comprend combien la poésie était, pour celui qui en usait chaque jour, non seulement une manière d’être, mais encore une véritable alchimie spirituelle. Pierre-Albert Jourdan ne s’enferme pas dans la tour d’ivoire de sa propre écriture, dans le décor de ses images ou de ses gnoses, il traverse « l’écriture », en fait l’épreuve, crevant l’écran des mots pour une totale mise à nu. »

Ces deux extraits des quatrièmes de couverture des éditions au Mercure de France de respectivement Les sandales de paille (1987), Le bonjour et l’adieu (1991), par Yves Leclair [13], vont à l’essentiel, une vie brève, à l’écart et cependant dense en amitié, un chemin d’écriture résolu, celui d’un combat spirituel.

John Taylor, qui a récemment traduit Les sandales de paille [14], écrivait naguère :

« The writings of Pierre-Albert Jourdan (1924-81), who published very little during his lifetime, are collected in two remarkable volumes, Les Sandales de paille (1987) and Le bonjour et l’adieu (1991). I invite you to follow my example : make these elegant, scrupulously edited tomes your bedside reading for several months. Jourdan’s work — consisting almost exclusively of short poems, succinct prose texts, aphorisms, and diary-like jottings — is best perused in brief, quiet, concentrated sessions. Yet as the reader gradually discerns the themes unifying over a thousand pages of pithy notations, he will increasingly be impressed by the depth and the dignity of this man’s search for truth. It is an œuvre for which the term "literary" is singularly misleading. » [15]

Notes de chevet. C’est pour avoir été accompagnée par les écrits de Pierre-Albert Jourdan, qu’Élodie Meunier se révèle accompagner à la lecture de celui-ci aujourd’hui, avec une infinie justesse. L’aura mesuré, qui aux tout premiers temps de l’internet littéraire (1996 [16]), aura vu surgir les pages consacrées à l’auteur élu [17], puis aura appris la soutenance d’une thèse (2006 [18]), dont la revue Arpa donnait la teneur (avec le choix du mot ascèse pour dénoter une démarche [19]), un dossier de la revue Europe [20] s’ensuivait, enfin cette publication aux éditions du Cygne [21], qui est en quelque sorte la biographie d’une œuvre.

À notre tour de lancer « le radeau » vers la rive qui voudra l’accueillir : « Lire Jourdan, cela a d’abord été retrouver, chaque fois, ce désir d’être et de relation pleine exprimé dans une nudité qui permettait de renouer avec un souci essentiel, de raviver l’élan trop souvent oublié dans les sollicitations quotidiennes ; découvrir, dans des formules d’une clarté lumineuse et une voix simple, au ton fraternel, tout de suite familier, justement les mots qui manquaient pour penser un mouvement central, jusqu’alors non nommé, ses joies et ses difficultés - cette attirance intense qui porte vers le monde sensible, naturel surtout, vers les êtres, et vers ce dont, parfois, ils semblent se faire signes ; cette soif d’une vraie présence - à soi, tout autant ; le bonheur profond des instants où la rencontre, l’accord semble enfin atteint, ou du moins approché - et la souffrance de la distance ou de l’exil qui leur succède. » [22]

Et de conduire à cet entraînement que constituent des « Exercices d’assouplissement » ; en voici une page prise à la dernière édition par Voix d’encre :

Il n’y a pas de bleu ici, ce serait trop sécurisant. C’est un visage dans le noir, l’envers de neige. Des pas ? Nulle part. Mais comprenez-moi, c’est un vrai visage.

Brindilles de pattes de pigeons sur la mince couche de neige. C’est une image délaissée tout comme cette neige qui ne risque pas de troubler la circulation.
Pourquoi y mettre ton grain de sel ? Ce n’est pas un grain de sel, c’est simplement pour introduire un peu de fraîcheur, celle qui reste à côté.

Cela me fait penser à ce que disait Werner Herzog d’Hombrecito, l’Indien péruvien qui a joué dans Aguirre, la colère de Dieu. Après le tournage il l’a retrouvé sur le marché de Cuzco portant trois vestes qu’il avait achetées avec son salaire. Comme Herzog lui demandait pourquoi il les superposait, Hombrecito a répondu que c’était pour se protéger de la mauvaise haleine des gringos.

Il doit être possible de dépasser la pluralité des voix, mais le chemin qui permet de les dépasser passe par la pauvreté.

Alentir (peu usité dit le Larousse) comme approche de soi que la course oblitère. *

Creux de la paresse : absence de poussée. *

Cette buée, tu voudrais t’y accrocher ? * [23]

Philippe Moret, auteur d’un travail sur la littérature aphoristique contemporaine [24] a très soigneusement analysé la contribution de Jourdan à celle-ci. En témoigne la conclusion du très dense chapitre qu’il consacre à l’écriture des Sandales de paille :

« Parataxe, ellipses syntaxiques, énonciation personnelle, jeu complexe des pronoms, dialogisme et réflexivité, ambiguïtés et ambivalence référentielles, ainsi avons-nous décrit ce qui nous semblent être les principaux procédés stylistiques selon lesquels peut se déployer une poétique des « simples » qui soit en accord avec les idéaux éthique et esthétique répétés d’humilité et de dénuement discursifs. Ces procédés sont autant de mises en question de l’énonciation aphoristique en tant que discours de vérité, de "déconstructions" de l’aphorisme en tant que forme linguistique monologique à portée inconditionnelle. Le journal de Jourdan ressortit bien au genre de la « littérature dite aphoristique », il tient essentiellement de l’aphorisme, mais de l’aphorisme en tant qu’exigence impossible au fond à combler dans le champ de l’écriture, de l’aphorisme comme tâche constamment à reprendre, indéfiniment à relancer dans le régime de la contingence et de la finitude. »

La page donnée supra pour en attester, mais il en va ainsi de toutes ; leur finalité ainsi énoncée : « Ces exercices sont d’assouplissement car ils ne visent qu’à introduire des brisures dans le souffle du dormeur » (l’ouvrage n’est pas paginé). Le terme exercices donne une note spirituelle, assouplissement fait entendre des techniques venues d’Orient. Le lecteur aura vite repéré, prenons une page au hasard, des noms tels Houei-Tsang, Che-Kong, Lin-tsi, Po-Chang, Kouei-San. À noter cette agrafe qui dit l’état assoupli : « La guerre est intérieure, l’autre n’est qu’une sale histoire ». Succède aussitôt : « Une des plus belles histoires du tch’an... ». À noter aussi qu’un écrivain, un poète y est ici en pleine possession de ses moyens. Qu’il acquit à l’école de ses pairs, Char d’abord, son voisin et ami, ensuite celle de la revue La Traverse à laquelle il collabora dans l’amitié de Paul de Roux, puis celle qu’il fonda et dirigea jusqu’à sa mort, et dont le beau nom Port-des-singes, dit la filiation daumalienne (l’interrogation poésie noire vs poésie blanche fut sa permanente préoccupation) [25]. La découverte, sous l’influence de Jacques Masui [26], de Bashô, du zen, ne doit pas donner lieu à méprise, Jourdan prend son bien où il le trouve, son questionnement de poète lisible, en particulier dans les Lettres à Fabienne, trouve dans la forme aphoristique, et dans les textes d’Orient, matière à renouvellement d’une tradition à laquelle on peut donner le nom de La Rochefoucauld, en s’appuyant sur À la merci des sentences, une série de réponses à des questions posées par le journal Le Monde :

Inscriptions lapidaires. Runes. Ces sons des pierres en effet pour essayer de franchir le torrent sans trop de dégâts. Qu’elles branlent prouve que ce ne sont que des mots (des mots d’homme lapidé).
Quelque chose d’aiguisé qui ne provient pas du style mais de cet effarement devant la conduite de la vie — la sienne et celle des autres. [27]

Au lecteur de se mettre à la merci des flèches que décoche le poète, dans cette nouvelle édition des Exercices d’assouplissement en rappelant que tout le sens de la littérature aphoristique selon Jourdan, c’est qu’il en est de flèches qui donnent la vie. De cette vie, il aura sinon la teneur, le sens, du moins l’accompagnement avec une guide expérimentée dans la découverte de « l’écriture comme voie spirituelle ». J’aime, au moment de la taille, pour saluer le travail d’Élodie Meunier clore avec cette remarque de Philippe Moret et l’évocation de la vigne par Jourdan :

Le travail intérieur et le travail sur les mots se mêlent indistinctement [...] La simplicité est affaire de style, elle s’opère avec subtilité ; il ne suffit pas d’égrener le chapelet des êtres de la nature, encore faut-il les assembler et les lier en un discours qui puisse en éclairer la valeur symbolique. [Ainsi] l’énoncé suivant, que citent d’ailleurs et Bonnefoy et Jaccottet :

Vigne aura été l’accompagnante, dans sa robe d’aramon ou de muscat. Il est des noms qui dépassent les noms pour entrer dans le sang.  [28]
© Ronald Klapka _ 5 mars 2013

[1Jérôme Thélot, L’immémorial, encre marine, 2011. Cet ouvrage — qui a pour sous-titre : études sur la poésie moderne — a réordonné en trois mouvements, vingt années de réflexion/s sur la poésie où se voient mises en œuvre trois modalités de l’immémorial : la violence, le non-savoir, l’affectivité.

Je note spécialement quelle lecture y est engagée :

« Lire de cette façon est une expérience radicalement individuelle : il n’est de lecture que d’un individu, seul un individu lit et peut lire. Et ce que lit chacun se découvre à lui comme aussi individuel que lui-même : il n’est de poème que d’un individu, seul un individu écrit un poème. Ces certitudes s’exaltent dans l’étude cultivée comme amitié du lecteur pour le poète. Pareille étude n’est pas et ne peut pas être une science (la poétique n’est pas et ne peut pas être scientifique) puisqu’elle est un travail continué du lecteur sur lui-même, sur sa réalité d’individu, suivant la voie ouverte avant lui par les poètes, cette voie de chacun selon son destin singulier.

Il s’ensuit qu’aucune des propositions formulées par ces études, aucune de leurs hypothèses et aucune de leurs poursuites, n’est indépendante de sa source dans les œuvres : toutes sont redevables aux poèmes et aux poètes. De sorte que l’itinéraire entier du livre, aussi philosophique qu’il se montre à la fin (pour autant que la philosophie elle aussi est une conversion de son désir), est de part en part religieux, en ce sens que ses motifs et ses thèmes, comme ses principes et ses causes, sont liés indéfectiblement à ce qu’il lit, à ce à quoi par l’étude il se relie, et à ce vers quoi, avec les œuvres, il se tourne. L’étude ainsi comprise fait du lecteur un disciple : c’est pourquoi elle peut le « plonger », comme dit Kierkegaard, « à travers sa propre transparence, dans la puissance qui l’a posé ».

[2In Le bonjour et l’adieu, préface de Philippe Jaccottet, Mercure de France, Paris, 1991, p. 223-224.

[3Jacques Réda, « La grâce que ce désordre dispense... », Europe, n° 935, mars 2007, dossier Pierre-Albert Jourdan, réuni par Élodie Meunier, p. 220.

[4Cédric Demangeot, Une inquiétude, Flammarion, 2013, p. 105.

[5Thèses sur Yves Bonnefoy, Baudelaire.

[6Jérôme Thélot, Le travail vivant de la poésie, encre marine, 2013.

[7À lire, un entretien de Michel Henry avec Virginie Caruana.

[8Lire notre découverte éblouie de ces notes, grâce à la revue Semen 33.

[9Cédric Demangeot, Une inquiétude, Flammarion, 2013. Deux vues de cet ouvrage, Antoine Emaz dit l’économie du recueil, Laurent Albarracin en situe la portée.

[10Allusion à : « Alors, de neige en soleil, tu cueilleras l’unique fleur et les voyages s’ouvriront à son parfum de lumière. Le silence revient, il ouvre le ciel. Il porte ce bleu profond que tu es, de toute éternité, toi, l’accroc de ce bleu. Toi, repriseur de bleu. Toi, cousu de bleu. » Texte conclusif de Le bonjour et l’adieu, p. 568-9. Un lecteur aguerri y verra la psyché entre amis (et il y en a ici quelques uns), quant à ceux qui n’y verront que du bleu, ils ne seront frustrés en rien, c’est précisément la force de ce texte.

[11Pierre-Albert Jourdan, L’approche, Journal entrepris le 16/04/1981.

[12Gérard Pesson, note sur « La lumière n’a pas de bras pour nous porter » (1994-1995) pour piano amplifié.

[13Pierre-Albert Jourdan, Les sandales de paille, Le bonjour et l’adieu dans l’édition d’Yves Leclair, au Mercure de France.-
Yves Leclair est également le maître d’œuvre du Cahier Pierre-Albert Jourdan aux éditions Le Temps qu’il fait.

[14Pierre Albert-Jourdan The Straw Sandals, Selected Prose and Poetry, Edited, Introduced, and translated by John Taylor, Chelsea editions, 2011.

[15John Taylor, « Awe, Wonder, Bedazzlement (Pierre-Albert Jourdan) », Paths to contemporary french literature, Transaction Publishers, 2004, p. 303.

À quoi ajouter ces lignes de « Path, Light, Space », de Paths to Contemporary French Literature (Volume 3) :

« Essentially, however, his approach was always and, in fact, deeply diary-like. For Jourdan, writing was a tool for exploring what it means to have come into being, for determining how to live in the world every single day and thus how to die, and for intuiting possible spiritual truths in our midst. This task was always more important than seeing his work in print and establishing a name for himself. This radical genuineness now radiates from all the pages that, thankfully, are in print ».

[16Le site, s’est naturellement enrichi au fil des années.

[17Élodie Meunier dit avoir rencontré les livres de Pierre-Albert jourdan, grâce à la lecture de Philippe Jaccottet :

Je sais bien pourquoi j’ai envie de parler de Jourdan depuis longtemps (alors que sont devenus si rares les livres qui m’y inciteraient) ; depuis qu’est paru Fragments, en 1979, et l’année suivante, L’Angle mort ; auxquels vient de s’ajouter L’Entrée dans le jardin. C’est d’abord que ces livres me sont proches au point que je voudrais les avoir écrits, que je suis presque dépité, par moments, d’en avoir été incapable. Mais qu’ils me touchent de la sorte ne serait, après tout, qu’une affaire privée. Cela va bien au-delà : de bout en bout, Jourdan y parle d’une voix si juste que ses harmoniques (même discrètes, sourdes, subtiles) sont faites pour retentir très longuement et peu à peu, j’en suis sûr, très loin.
Pierre-Albert Jourdan ne s’exprime que par fragments. Mais ce ne sont pas de ces pièces de Meccano que nos ajusteurs intellectuels s’évertuent à combiner pour donner à leurs complices universitaires (qui, de plus en plus, ont l’air d’être les mêmes personnes) le plaisir de démontrer comment cela « fonctionne ». Il ne s’agit pas ici d’exercices littéraires, ni de haute voltige. « Les paroles sont les outils de ce monde », a écrit Isaac le Syrien, cité justement par Jourdan. Il s’agit de ce combat spirituel « plus dur que la bataille d’hommes » dont parlait déjà Rimbaud. Et une image (entre beaucoup) de son art poétique, Jourdan l’a trouvée un jour dans la « lumière du fenouil sur le chemin » : « Bâtir une langue où les silences auraient la même douceur, la même luminosité ; où il n’y aurait pas de cloisonnement, de vide ; où il suffirait d’être pour parler. » Voilà le point crucial : il s’agit d’abord d’être , de vivre de telle sorte que la parole ne soit plus que l’épanouissement presque naturel d’une vie sur la page. Plutôt que de faire aboutir le monde à un livre, il faudrait que le livre renvoie au monde, rouvre l’accès au monde. Écrire ainsi, c’est avant tout une façon de respirer mieux, ou moins mal.
Philippe Jaccottet, « Messager qui efface les murailles » , Une transaction secrète, Gallimard 1987.

[18En voici le résumé : « Pierre-Albert Jourdan (1924-1981), après dix ans d’une recherche plus strictement poétique, a essayé à partir de 1970, dans des fragments surtout, d’utiliser l’écriture pour se transformer intérieurement, et se rendre capable de rencontrer pleinement le réel. Il a alors multiplié les procédés pour agir sur soi, sur sa volonté, sa sensibilité, son intellect ou son affectivité. Des sentences, des injonctions à soi-même, lui servaient à se dissocier de comportements, de pensées, grâce à la vivacité ou à la violence de l’expression, et à l’ironie. Dans des passages d’aspect plus « poétique », le travail sur la langue creusait un état de dépossession et d’accueil face au monde, et à l’invisible – ou permettait de se mettre à l’école de la nature pour intérioriser ses suggestions éthiques. Jourdan usait aussi de l’écriture, à la façon du koan zen, pour se défaire des représentations mentales, faire vaciller l’intellect, et se précipiter dans l’épreuve des « choses telles qu’elles sont ». Ou, enfin, il s’appuyait sur elle pour se déprendre, par l’humour et le retrait, des émotions liées à l’échec et à la mort, et parvenir à l’accueil amoureux même de sa propre perte. Une tentative qui, même s’il a souvent répété son insuffisance, semble avoir permis la lumière, la sérénité de plus en plus sensibles dans ses derniers écrits, leur beauté, et leur utilité profonde pour le lecteur qui accepte de s’ouvrir à une expérience d’être ».

[19Cet article notait : « Nous sommes ce monde cloisonné et fou. Double folie pour qui s’avance dans la parole et veut, dans sa limitation même, franchir les limites. »
Pierre-Albert Jourdan, malgré cette folie, a décidé de « croire aux mots comme souliers et non comme épingles de fixation », moyens d’avancer intérieurement plutôt que de retenir une expérience. Peut-être sentait-il la forme du poème, dont il usait depuis quinze ans, trop liée au projet poétique, trop close pour ne pas faire éprouver, d’abord à lui-même, l’objet verbal comme une fin : le fragment s’est alors imposé, plus précaire, plus susceptible sans doute à ses yeux de se prêter à une variété d’« ébauches vers un ailleurs de l’œuvre (on pourrait dire un “ présent de soi ”) », accordée aux besoins et aux obstacles qu’il reconnaissait en lui.

[20Europe, n° 935, mars 2007, dossier Pierre-Albert Jourdan, avec les contributions de : Élodie MEUNIER, Pierre-Albert JOURDAN, Gilles JOURDAN, Jean-Yves POUILLOUX, Yves LECLAIR, Aymen HACEN, Jacques RÉDA, René CHAR, Philippe JACCOTTET, Lorand GASPAR, Yves BONNEFOY, Paul de ROUX, Jacques HARTMANN (dessin), Roger MUNIER, Alain LÉVÊQUE, François LALLIER.

[21Élodie Meunier, Pierre-Albert Jourdan, L’écriture poétique comme voie spirituelle, éditions du Cygne, 2013.

[22Élodie Meunier, « En forme de radeau », Europe n° 935, op. cit., p. 197 sq. Voir aussi P.-A. Jourdan, L’écriture poétique comme voie spirituelle, p. 194 :

Seule « l’utilité de l’écrit » (« la seule chose qui m’importe » disait-il), pour autrui comme déjà pour soi-même, à la relecture, justifiait sa conservation et sa publication, sans qu’il y ait plus d’attachement à l’œuvre de la part des lecteurs que de l’écrivain : Jourdan souhaitait qu’elle soit pour eux, selon la parabole bouddhique** citée dans L’Espace de la perte, autant que la pratique de l’écriture pour lui, comme un radeau pour gagner l’autre rive spirituelle, mais qui doit être abandonné après la traversée (il avait d’abord donné pour titre au deuxième volet de La Marche, « En forme de radeau »).

**« Au moins sais-tu que cette misérable coque éclatera au moindre choc ? Le passeur ne le dit pas mais on peut supposer qu’il n’attache pas d’importance au matériau utilisé. Une feuille morte ferait aussi bien l’affaire. Car ce n’est pas la traversée qui compte mais son oubli lorsque le but est atteint. Bouddha disait : " Un radeau doit vous servir, ô Moines, à Vous évader et non pas à rester emprisonnés. " »

[23Pierre-Albert Jourdan, Exercices d’assouplissement (Décembre 1975-Avril 1976), Voix d’encre, 2012. Un astérisque signale les textes figurant uniquement dans les Fragments parus aux éditions de l’Ermitage en 1979 (ceux-ci repris dans Les sandales de paille) ; Les textes suivis de deux astérisques figurent dans les Ajouts, version revue et augmentée aux éditions Poliphile, 2012.

À noter que François Lallier qui les dirige a consacré à Jourdan deux chapitres dans La Voix antérieure II ( La lettre volée, 2010) :

— « Qui parle le commun langage ? »
— « “La bataille de tisons”, Pierrre-Albert Jourdan et René Char ».

À ceux qui connaissent l’ouvrage (et celui qui l’a précédé), ces mentions paraîtront bien courtes. Soulignons simplement la connaissance profonde qu’elles dénotent de l’homme, de lœuvre, et plus particulièrement de son évolution vers l’écriture fragmentaire (Le matin, Le ciel absinthe en donnant en quelque sorte les « clés »). Tout en pouvant être lues pour elles-mêmes, ces études sont à replacer dans la problématique générale de la voix antérieure qui fonde la démarche de François Lallier. Pour ce qui est de Pierre-Albert Jourdan, elles ouvrent aussi sur ce qui relie sa démarche poétique à celle de Roger Munier.

[24Philippe MORET, Tradition et modernité de l’aphorisme : Cioran, Reverdy, Scutenaire, Jourdan, Chazal, Droz, 1997.

[25— Bref descriptif de la revue et bibliographie ( sont également signalés les extraits dans le Cahier Pierre-Albert Jourdan des éditions Le Temps qu’il fait).
— rappelons que Port-des Singes se situe sur les rives du Mont Analogue, précisions fournies par une lunette décourbeuse.
— Le vœu d’Alain Lévêque, auquel je souscris :
La revue Port-des-Singes apparaît comme l’intime prolongement d’une œuvre de poésie douée d’une présence, d’une acuité exceptionnelles. À ce titre elle mérite, elle aussi, vingt-cinq ans après la mort de Jourdan, plus ample divulgation. L’éditeur qui republierait l’ensemble, assez mince en nombre de pages, que composent les neuf numéros de Port-des-Singes, comblerait une lacune dans les contours du paysage poétique français des trente dernières années. Son geste serait salubre. Non seulement il aiderait à mieux faire connaître un poète central de ce temps, l’un des plus lucides, l’un des plus proches par son questionnement, par la brûlante immédiateté de sa voix et de son regard, mais il accroîtrait son pouvoir de rayonnement et d’éveil, sa capacité de mobiliser en faveur de ces « bases tremblantes » toujours à recommencer qu’est la poésie.

[26Sans les indications de Pierre-Albert Jourdan (son jardin littéraire est, à la relecture, très peuplé), je n’aurais sans doute pas lu Jacques Masui, De la vie intérieure, Fata Morgana, 1993, ou Vassili Rozanov, Esseulement, L’Âge d’homme, 1980.

[27Le Monde, 25 juillet 1980, repris dans Les sandales de paille, op. cit. p. 231-3.

[28L’Entrée dans le jardin, in Les sandales de paille, Mercure de France, op. cit., p. 225. Pour goûter encore :

« Deux moments, deux phrases, dont la seconde est la "théorie" sous forme d’aphorisme de la première. Pour que les mots - ici les cépages que sont l’aramon et le muscat - deviennent véritablement des noms à part entière, il doivent être pris en compte dans un réseau énonciatif susceptible d’en déployer les potentialités sémantiques. Ici, c’est l’érotisation, par la personnification de la vigne ; celle-ci devient un quasi-nom propre en position de prédicat syntaxiquement inversé et sans déterminant, « Vigne », figure féminine allégorique, que semble avoir engendrée la remotivation de la métaphore figée (la « robe » d’un vin) ; le jeu polysémique se répercute dans le moment aphoristique par une autre remotivation, « entrer dans le sang », que suggèrent le vin et l’ivresse. Notons encore l’emploi dans le moment évocatoire du futur antérieur aux tonalités élégiaques : l’énonciation se projette en un temps accompli de l’expérience, le temps du bilan d’avant la mort, comme pourrait le suggérer la référence au sang dans la seconde phrase et le statut d’aphorisme de celle-ci, de loi conclusive valable pour la vie et l’écriture ».