09/03/2013 — Thalia Field
likewise produces an undertow not at all obvious — relative to a
different girl’s mass, relative to her speed. They watch her,
would they less ? They see her, would they less ? What is she to
them but a dividend tiding in space. Gravity, joking around. [1]
« Mais la poésie est comme Bandit dans la mesure où elle n’a aucun
pouvoir sur l’État, et comme elle n’a aucun pouvoir sur l’État, elle ne
lui fait pas allégeance, tout du moins selon la conception de l’État
que présuppose le mot “démocratie”, conception qui crée la fiction d’un
État obéissant à ses citoyens (par le vote) et de citoyens obéissant aux
fictions de l’État » [2].
Thalia Field, L’amateur d’oiseaux, côté jardin
C’est à bien des égards un événement que la parution en traduction française de Bird Lovers, Backyard de Thalia Field (New Directions 2010) [3] sous le titre L’amateur d’oiseaux, côté jardin, par les soins conjugués de Vincent Broqua, Olivier Brossard et Abigaïl Lang, aux Presses du réel [4]. Un clin d’œil ironique peut-être au « Grand siècle » dans cette traduction du titre, d’abord dans l’inversion du pluriel en un singulier, mais il n’y aura pas de Diphile au rendez-vous, nonobstant les colonies de pigeons, bruants et autres volatiles qui s’ébattent dans le texte, tandis sur le versant du théâtre (et il est vrai que l’on s’y donne la réplique), le côté gauche serait plutôt ici : « But just to the left, in fact between where we are sitting and the rest of the /horizon (not the parking garage ramp or the highway entrance), sprawls /exactly the sort of unbuilt field that appears and we haven’t much clue what /to make of—the sort that seems to fall outside all planning whatsoever » [5], et c’est peut-être en se déplaçant par la pensée dans l’espace non arraisonné par l’activité humaine (la « science ») que peut s’écrire la poésie : les choses pourraient être autrement.
Ce « where we are sitting » c’est précisément « the food court » [l’aire de restauration du centre commercial] où arrive(nt) en incipit (8:35) qui se pose(nt) la question (à 8:31) : « Qu’entend-on exactement par mettre en acte (perform) la philosophie ? ». Magnifique question.
Je ne sais si « Apparatus for the Inscription of a Falling Body » [Appareil de transcription d’un corps en chute] constituait la première des histoires qui dix ans plus tard réunie à huit autres donneraient ce recueil tout de poésie et de réflexion, dont la dimension scénique n’est pas absente, pour former un récit (incluant son propre méta-récit) d’une belle fraîcheur littéraire, qui pourra décontenancer, eu égard aux attentes ordinaires du/des genre/s.
Comment s’en démêlent les éditeurs ? Voici les quatrièmes :
Bird Lovers, Backyard continues Thalia Field’s interrogation of the act of storytelling and her experimentation with literary genre. Field’s illuminating essays, or stories, in poetic form, place scientists, philosophers, animals, even the military, in real and imagined events. Her open questioning brings in subjects as diverse as pigeons, chat rooms, nuclear testing, the building of the Kennedy Space Center, the development of seaside beaches, Konrad Lorenz, the American author and animal trainer Vicki Hearne, and the Swiss zoologist Heini Hediger. Throughout, she intermingles fact and fiction, probing the porous boundaries between human and animal, calling into question “what we are willing to do with words,” and spinning a world where life is haunted by echoes. Story and event survive through daring language, and the elegies of history. | À la croisée des genres et des espèces, les neuf histoires qui composent L’amateur d’oiseaux, côté jardin interrogent les catégories narratives et les méthodes scientifiques. Qu’est-ce qu’un personnage ? Un individu ? Une espèce ? Et quelles relations entretiennent-ils entre eux et avec leur environnement ? Qu’est-ce qu’un comportement et à quelles conditions les idées ou les paroles ont-elles valeur d’action ? Investissant les lisières, mêlant les faits et la fiction, Thalia Field renouvelle de façon radicale l’art de raconter les histoires. |
À mon tour ? il en ira un peu des deux manières de voir : opening questions et « renouvellement radical de l’art de raconter des histoires » qui n’en feront peut-être qu’une au final.
Commençons par la gravité. Sérieusement. Celle qui est évoquée en exergue concerne la pièce (Parting/Séparation) la plus formellement poétique de l’ensemble par son agencement, ses arrêts sur image (STOP/LOOK), son ton élégiaque, la dimension cosmique (les marées), écologique (bécasseaux et pluviers), sociale/psychologique (la fille « différente », poète qui ratisse la plage, ou plus loin, celle qui sera mise « à part »), la langue, où la 14e lettre des alphabets anciens nun, signifie aussi une variété commune de pigeons, et peut-être la nonne bouddhiste évoquée plus loin, fille, elle aussi différente :
spasme entre locuteur et auditeur. Spasme partout sur les
plages. L’objet communiqué, retardé dans le temps, fonctionne
comme un travail, un projet. La chose ne peut pas regretter ;
ne peut pas choisir. Un bol, un balai, un vêtement - ces choses
égales à nulles choses. Les oiseaux volent, et au gré de petites
dettes, se révèlent les uns les autres. Là-haut dans les résidences
de standing, impassibilité culturelle. Une chose n’est pas réelle,
disent-ils, avant d’être appréhendée, autrement dit arrêtée,
autrement dit stoppée. Mais une telle digue n’existe pas qui
contienne la limite du mouvement. La fille, l’histoire, change ;
ils disent, tu « as » changé ou « as » appris ; possessions
durables.
L’énumération qui précède, comme ce "moment", dénotent l’agencement polyphonique retenu pour traduire la différenciation et son mouvement incessant ; une fois la scène installée : un râteau, une plage, et la fille différente qui n’avait d’autre choix que d’être candidate au nettoyage de celle-ci : « sans râteau, aucune possibilité d’immeuble ; le désir outillage incessant », l’ensemble va son erre méditative, jusqu’à ce que les métaphores fassent demi-tour, de sorte que le lecteur-auditeur s’inclue dans la chaîne des éléments de l’éco-système que le poème réalise. C’est un travail du texte impressionnant.
Si « conceptuellement » on peut être amené à dire, que chaque texte réalise ce travail (mais à l’inverse de Platon, Field ramène le poète (en nous) au bercail, dans l’éprouvé des sensations, l’engagement corporel (la chute n’appartient plus au ciel des religions), il n’en reste pas moins une grande variété de formes pour le traduire. Impressionnant jusqu’au malaise dans sa force formelle, « Est-ce là le meilleur passage ? », ses phrases brèves, l’indication répétitive : « Sur la vidéo : », l’histoire d’un "jugement" par des experts, d’une jeune femme "différente" (un équivalent féminin du célèbre Victor de l’Aveyron) et sa chute -couperet après l’énoncé : « Sur la vidéo : une voix d’homme, “Nous sommes convaincus qu’elle est heureuse dans son cadre de vie actuel”. » Exclue. En un mot. De l’histoire.
Ce qui n’est pas sans retentir dans le récit suivant : « Cet homme — un professionnel, un scientifique... — sanglotait, “c’était mon ami et je l’ai tué !” Il a tué son ami parce que la société pour la protection des animaux le lui avait ordonné. » Mais ne retenir que cette extrémité, ne sera pas rendre justice à cette histoire qui met en scène Vicki Hearne, avec pour exergue une phrase de celle-ci : « Et la bonté — cher Lecteur ! La bonté de nos jours, c’est essentiel ! » Pour ne pas alourdir la présentation, je garderai de ce chapitre passionnant : Quand un ordre est exécuté de façon oblique, il y a poésie. Et par exemple : Quand les maîtres-chiens ont à traiter le cas d’un « chien méchant », ils doivent adopter une approche littéraire et en tirer quelque chose. Avec au surplus l’implication de la narratrice, pleine d’humour qui a « appris comment jouer à ce jeu très sérieux, sublime et imprévisible qu’on appelle le “travail” » Et pour méditer les problèmes de langage, Wittengenstein, et plusieurs hexagrammes accompagneront le lecteur, dont celui qui traduit La folie juvénile, en guise de « récapitulation. » On l’aura rencontrée dans le « développement » qui a précédé, le premier des chapitres composant la Weedy sonata (sonate persistante) formant quant à lui « l’exposition ».
Ce récit : « il racontait des histoires d’animaux », met en scène Konrad Lorenz. Le début : « De jeunes étudiants entendent le mot empreinte — la façon dont à un moment de leur enfance, les canards orphelins formeraient un lien irréversible à tout ce qui se substitue au parent. »
Ce qui suit, une quarantaine de pages, a un effet singulièrement puissant sur le lecteur. Par le biais des questions des étudiants, l’histoire du célèbre éthologue est revisitée, et mise au jour celle de son ami, de celui qui lui donna sans doute l’impulsion initiale Bernhard Hellmann, qui disparut à Sobibor, victime du nazisme avec lequel Lorenz se compromit. Ainsi se lit l’inclusion : Je suis ici, où es-tu ? (101) — Me voici — « Et toi, où es-tu ? » (141). Entre ces deux bornes, on ne manquera pas de rencontrer oies cendrées, choucas, et cette observation :
« Au laboratoire, les étudiants observent les scientifiques aux prises avec des symboles silencieux quoique définitifs : des poissons qui changent de sexe lorsque les conditions le demandent, des super-organismes au programme socialiste, ou les virus des ordinateurs. En donnant du relief au monde par l’analogie - ou la catachrèse, ou la prosopopée (il paraît bien naturel d’inclure des fantômes et des monstres) - on suscite des choses nouvelles, qu’elles soient réelles ou pas. »
Pour l’expérimenter, rien de tel que le « Forum de discussion » (171-184) où l’on cherche « solution pour tuer fourmis dans jardin ». C’est, comme l’on dit, un morceau de bravoure, dont on ne sait ce qui est le plus épatant, l’inventivité telle qu’on peut la trouver sur ce genre de forums, ou le montage par-delà la futilité de tant d’assertions diverses (les traducteurs se sont bien amusés), qui renvoie aux questions de fond : pour dire sa solution, chacun y va de son histoire, et du semblant de sens qui lui convient.
Où a voulu nous emmener la poète ? Il faut considérer la belle inclusion que forment les premier et dernier récits. D’une enquête relative aux problèmes soulevés par des pigeons, on en lira les minutes, qui forment à la fois une réflexion sur l’environnement, l’architecture, l’urbanisme, la cohabitation des humains et des volatiles, on aboutira à une nuit au musée, avec ses moments épiques : « école des rats », incubateur de poussins, propos sur l’éthologie de Heini Hediger, « la complainte de Washoe », et professeur, étudiants, enfants qui les accompagnent, aux prises avec l’arrivée d’un nouvel être, et après le constat : « C’est l’image de la vie même », l’"opening question" finale : « Qu’allons nous en faire ? ». D’une certaine manière : Comment écrire le chapitre premier ? Celui qui porte le titre A là croisée, n’en comporte pas moins de quatorze variantes, on y croise William Blake et son frère fantôme, l’atoll de Bikini, le fantomal qui réapparaîtra au chapitre suivant, sous la forme d’un oiseau-mémoire.
« À quel moment une histoire est-elle finie ? Les vies s’additionnent-elles arrivées à leur terme, ou pas du tout ? Autrement dit, les ailes sont bien belles mais la seule façon de voir où elles vous ont menés serait de rester un moment allongé dans le dénouement. [6] » Voilà où nous mène la plume de la poète : vers une écologie de questions [7], dont la narration est un bon moyen d’en débattre, et l’attention au langage (la métaphore, l’analogie), d’y réfléchir.
[1] La traduction rend ceci :
/La gravité/
de même produit un courant sous-marin qui est loin d’être
évident — relatif à la masse d’une fille différente, relatif à sa vitesse.
Ils la regardent, le feraient-ils à moins ? Il la voient, le feraient-ils
à moins ? Qu’est-elle pour eux si ce n’est un dividende flottant
dans l’espace. La gravité, en plaisantant.
[2] Thalia Field cite ici Vicki Hearne, Bandit : Dossier of a Dangerous Dog, Harper Collins, 1991.
[3] Thalia Field, Bird Lovers, Backyard, New Directions, 2010 ; Thalia Field enseigne à l’Université Brown, université privée à Providence, Rhode Island.
[4] Thalia Field, L’amateur d’oiseaux, côté jardin, traduction de Vincent Broqua, Olivier Brossard, Abigail Lang, Presses du réel, collection MMM, 2013.
La collection MMM, Motion Method Memory, est dirigée par Abigail Lang et Dominique Pasqualini.
MMM a son propre site.
Abigail Lang qui signe la préface, est universitaire (Paris VII), traductrice, v. récemment Rosmarie Waldrop, La Route est partout, L’Attente, 2011. On a pu lire ses savants montages à propos de Bénédicte Vilgrain (« L’interprétation des raves », Critique n° 735-736, v. notre note à propos de Ngà) ou de Claude Royet-Journoud (Cahier Critique de Poésie n° 16, p. 83-90).
Vincent Broqua enseigne la littérature américaine à l’Université de Paris-Est-Créteil, comme Olivier Brossard. Tous deux sont fondateurs de Double Change.
[5] Mais juste sur la gauche, c’est à dire entre là où nous sommes assis et le reste de l’horizon (pas la rampe d’accès au parking ou l’entrée de l’autoroute), s’étend l’exemple parfait du terrain non construit qui apparaît sans que nous sachions trop quoi en faire — qui semble échapper à tout plan d’urbanisme.
[6] L’amateur d’oiseaux, op. cit., p. 20.
[7] Les anglicistes pourront lire un entretien de Thalia Field, dans la Seneca Review (Hobert & William Smith Colleges, NY), printemps 2008, ainsi que "Apparatus", le récit auquel il se rapporte (le premier dans Bird Lovers).