« Oui, mais la vie privée, intime, personnelle ! Filliou vient de là et y revient. Création permanente d’une utopie quotidienne.
tout est nouveau
tout est frais
tout est récent
rien n’est moderne »
Jean-Clarence Lambert, Écrits sur l’art [1] ; Vœu de poésie [2]
« Liberté + jeu : tout ce que Filliou a bien fait, pas fait, mal fait [4], apparaît comme l’exercice d’une liberté ludique, telle que l’affreux utilitarisme occidental la redoute, ou la récuse, alors que c’est dans l’esprit même de ces grandes méthodes intellectuelles d’Extrême-Orient dont Filliou s’est imprégné, jusqu’à sa retraite finale au Centre d’études tibétaines de Chanteloube en Dordogne.
De cette continue inspiration extrême-orientale, nombreuses sont les œuvres de Filliou qui en témoignent. Je pense à Kabou’inéma, joyeux hybride de kabouki et de cinéma, que nous avons interprété au Domaine poétique ; ou à ces minuscules Nô plays qui sont bien plutôt, il est vrai, des non plays. Filliou a aussi publié tout un petit livre de quasi-haïku, qui montre que c’est bien leur esprit qui l’inspire (et non la forme, comme généralement les poètes occidentaux) : A Selection from 1000 basic japanese Poems, avec dédicace à notre ami le poète japonais Makoto Ooka, venu au Domaine poétique et avec qui j’ai nipponisé Père Lachaise n° 1 en 1964, à la Galerie Minami de Tokyo. » [5]
Indication de l’éditeur (Hermann) : par bien des points, Voeu de poésie est complémentaire des Écrits sur l’art. L’évidence s’en imposera vite au lecteur. Certes, les couvertures affichent toutes deux les couleurs de Karel Appel, et une mention commune : « Savoirs », littérature pour l’un, arts pour l’autre. D’autant que Jean-Clarence Lambert, a participé activement à la vie artistique et poétique internationale, dès 1950, contribuant à l’orienter, par ses nombreuses publications, et l’organisation de nombreuses expositions de par le monde. Aussi l’un et l’autre livre fourniront bien des repères, bien des clés de compréhension de la vie artistique dans la seconde moitié du XX° siècle : la richesse de la table des matières pour l’un, de la note bibliographique (et de l’index choisi) pour l’autre en attestera.
Écrits sur l’art
Remarquablement introduits par Françoise Py, ces Écrits sur l’art bénéficient également d’une présentation structurée, avec centralement, les expériences essentielles de Jean-Clarence Lambert :« Le surréalisme ou les alchimages » (II [6]), « CoBrA » (III), « L’Art abstrait (Lambert préfèrerait Non-figuration) ou le Dépaysage » (IV [7]), qu’encadrent d’une part « Une Introduction aux Écrits sur l’art de Paul Valéry » (I), et in fine « Le Dépassement de l’art » (V), donnant à l’ensemble une allure dynamique, sans s’en tenir à la stricte chronologie. Chacun des chapitres est lui-même doté d’une substantielle introduction.
Les textes offrent une grande diversité : préfaces de catalogues, présentations d’exposition, entretiens, simples notes, ou analyses fouillées, avec toujours cette caractéristique forte relevée par Françoise Py : l’empathie. Qui ne va pas sans liberté, amour, engagement, énergie, humour.
Je ne détaillerai qu’un exemple, représentatif de ce qui vient d’être affirmé, celui du troisième chapitre : CoBrA. Un premier article Comment j’ai rencontré Cobra précise comment emporté par son aventure personnelle, Jean-Clarence rate l’aventure collective du mouvement (1948-1951), mais comment il se rattrape en 1953 avec un article sur Alechinsky, puis devient en quelque sorte historien du mouvement à la demande de Christian Dotremont (Cobra, un art libre [8]), puis se succèdent poèmes-objets, lectures publiques et concerts Cobra à travers le monde, ce que ramasse en une formule cette éclairante phrase conclusive : « Va-et-vient quasi symbiotique, illustrations réciproques : il est difficile de savoir, du poème ou de l’image, ce qui illustre et ce qui est illustré ». Suit Cobra, une histoire de chemin de fer [9], à l’occasion d’un numéro spécial Alechinsky : il est rappelé que Cobra fut aussi une revue, dix numéros, dans lesquels Asger Jorn donna plusieurs textes fondamentaux [10]. Puis c’est Cobra face à l’histoire , cette fois en provenance d’un catalogue d’exposition (« Face à l’Histoire », Centre Pompidou, 1999), dont on voudrait tout citer en raison de la finesse de l’analyse ; on gardera :
« Appelons-les « expérimentalistes » ou « artistes expérimentaux ». Plus qu’une doctrine esthétique, ce sont en effet un état d’esprit et une particulière pratique de l’art (la libre expérimentation) qui caractérisent les peintres, sculpteurs et poètes-peintres réunis un bref moment à l’enseigne du surréalisme révolutionnaire (1947-1948), puis de Cobra (1948-1951) et de l’Arte nucleare (1951-1957), jusqu’au situationnisme - à ses débuts, du moins, avant qu’il n’annonce la « dissolution de l’art » dans l’action politique révolutionnaire. » Y lire les espoirs des Carl Henning Pedersen, Constant, Jorn, Appel en sept pages documentées, tandis que l’entretien avec René Passeron et Richard Conte : Du surréalisme révolutionnaire à Cobra en donne une version moins distanciée, plus animée, à l’image de la formule de Constant : « chez Cobra l’acte créateur a plus d’importance que l’oeuvre... » Enfin, deux articles plus courts : Dotremont la liberté en art et en poésie [11], et Les poèmes visuels de Carl-Henning Pedersen, avec ces mots d’introduction révélateurs, quant aux intérêts constants de Jean-Clarence Lambert :
« La meilleure façon d’entrer dans le monde enchanté-enchanteur de Carl-Henning est assurément la poésie. Et la définition la moins réductrice que l’on puisse proposer pour ses tableaux, c’est qu’ils sont autant de poèmes visuels. Comme Miró, il « ne fait pas de différence entre peinture et poésie ». En outre, Carl-Henning est l’auteur de plusieurs recueils de poèmes, qui sont la mise en mots des thèmes et des figures qui apparaissent sur ses toiles. »
Il n’est guère exagéré de dire que cette veine enthousiaste (et communicative), et savante (connaisseuse, proche) à la fois, court l’ensemble des chapitres, et en fait en quelque sorte un livre emballant, rythmé par la passion de faire partager convictions et découvertes. À cet égard, le dernier chapitre Le dépassement de l’art, met en scène successivement arteurs, art/script, enfin art et utopie, qui vraisemblablement ne manquera d’occasionner des découvertes : l’utopie vécue d’Anton Heyboer, d’une part, et le possible-impossible d’Hiroko Sai aux salines d’Arc et Senans. Jamais ne se dément la curiosité de Jean-Clarence Lambert pour les formes de vie, d’art ou d’écritures, les plus inventives.
Quant à Paul Valéry, qui peut sembler tellement à distance des expérimentations plastiques, dont l’écho fait l’essentiel de la matière du livre, Françoise Py précise que les commentaires de Jean-Clarence Lambert le concernant trouvent bien ici leur place :
« Le Valéry de Jean-Clarence Lambert n’est pas n’importe quel Valéry, il lui ressemble comme un père spirituel qui serait né quelque soixante ans plus tôt. Ils ont en commun, entre autres, d’avoir compris que l’art, fût-il plastique, se nourrit de mots. »
C’est nous amener au voeu de poésie.
Vœu de poésie
On n’abordera pas de la même façon Voeu de poésie que les Écrits sur l’art. Le volume qui est proposé aujourd’hui recueille les principaux textes critiques de Jean-Clarence Lambert, à propos de poètes et de poésie, dispersés dans de nombreuses publications. Un bref liminaire précise l’intention directrice, et souligne :
« On peut définir de façon assez satisfaisante une pensée poétique, et même un objet, le poème, produit d’une pratique particulière de la langue. Mais la poésie en soi, mais le poète dans son statut social et symbolique, en cet Âge de Boue qui est le nôtre ? Sauf à se payer de mots, je ne connais pas la réponse. C’est pourquoi je préfère parler de vœu de poésie au sens de libre engagement, désir ardent, souhait réfléchi. Dans un élan qui ne peut être que celui d’une quête sans fin : oui, sans fin, époque après époque, indéfiniment, inlassablement. [...] Je me suis efforcé de saluer chaque fois la liberté créatrice qui reste aujourd’hui encore pour moi le meilleur usage de la modernité, en refusant les impératifs extérieurs qui ne font que la dommager gravement, par exemple, celui d’une efficacité politique immédiate. »
Sur ce dernier point, je tiens à rappeler que ce n’est pas tout à fait un hasard, si dans le volume Wozu ? (Le soleil noir, François Di Dio, 1978), c’est Jean-Clarence Lambert qui organise une série de cinq entretiens avec Henri Lefebvre [12] (en compagnie de Jean-Pierre Faye, Gérard Durozoi et Maurice Mourier).
De leur présentation (p. 244) cet extrait significatif, que je verrais volontiers emblématiser le livre qui paraît aujourd’hui :
« Provoquant et écoutant Henri Lefebvre [13], nous avons touché aux principaux thèmes proposés par WOZU. Trois ans ont passé, au cours desquels, si les dieux holderliniens semblent s’être encore mieux absentés, le champ poétique, exil nomade, lieu non-lieu a persisté. En ce qui me concerne, je suis de plus en plus persuadé que l’usage poétique du langage est la meilleure stratégie de résistance, et de dissidence in dürftiger Zeit - que je propose de traduire : à l’heure du nihilisme. Quant à Henri Lefebvre, je lis dans son récent livre d’entretiens avec Catherine Régulier, La révolution n’est plus ce qu’elle était (Éditions Libres-Hallier), ces mots qui auraient pu aussi bien figurer dans notre dialogue, et qui le prolongent : « On a redécouvert depuis peu une très vieille vérité longtemps méconnue, à savoir que le langage sert d’abord et surtout à simuler et dissimuler, à voiler sinon à mentir. Sauf quand il se transcende. Où ? Quand ? Dans le concept et dans la fiction poétique. Quand un voile se déchire. Ce qui arrive de temps en temps... Sauf accident merveilleux, langage égale trahison » (p. 12). - Je serais assez tenté de répondre à l’À Quoi Bon ? : « Pour provoquer des accidents merveilleux. »
Le poème, risque et chance, comme accident merveilleux. [14]. »
C’est donc, de quelques « accidents merveilleux », qu’il sera brièvement fait état, conviant le lecteur à en former le « continuum poétique » à l’image de ce que nous avait proposé X-Alta [15].
Des repères pour un itinéraire [16], des réponses à Alain Jouffroy ouvrent le recueil auquel on pourrait donner un ordonnancement thématique assez lâche : d’abord un certain nombre de points de vue personnels sur des objets essentiels : poésie concrète, livre-objet, le dire et le dit , le jardin le labyrinthe, puis à l’occasion d’un déménagement, un journal de relectures à partir de dédicaces de livres reçus : beaux portraits de Jean Grosjean, Max-Pol Fouchet (et récit de mésaventures aéronautiques), puis apparaissent quelques alliés substantiels : Dotremont, Tardieu, Roger Caillois, Saint John Perse, Lindegren, Un "Salut les Anciens !" : La Fontaine, Boileau, Théophile Gautier (réhabilité), à nouveau des rencontres essentielles : Octavio Paz, Benjamin Peret, Pasternak, Gunnar Ekelöf, Artur Lundkvist, Abeldkébir Khatibi, chantre de l’aimance. je mets à part, deux visites : l’une à Malmö dans la déréalisante lumière nordique, un simple billet, mais non sans importance ; une visite à Angel Maria Garibay K. pour découvrir le diphrasisme de la langue nahuatl [17], dont on n’hésite pas à recopier les exemples :
in xocitl in cuicatl, fleur et chant : le poème
in atl in tepetel, eau et colline : la ville
in petlatl in icpalli, natte et siège : l’ordre, l’autorité
tapco petlacalco, gibecière et coffre : en secret
mixtitlan ayauhtitlan, nuages et brumes : mystérieusement
in atl in tlachinolli, eau et bûcher : la guerre
in ayahuitl in poctli, brume et fumée : la renommée
in ehecatl in chichi naztli, le vent et l’ardeur : les plaisirs de la chair
in cueitl in huipilli, la jupe et la chemise : la femme à aimer
On ne s’étonnera pas de lire en toute fin de la relation : « J’ai demandé au padre Garibay de me lire à haute voix quelques poèmes, et je regrette infiniment de n’avoir eu aucun moyen de l’enregistrer ... C’était comme un balbutiement d’oiseaux ... »
Et on quittera ces écrits, avec Humpty Dumpty et l’auteur, sans se prendre au Je des mots. Pour celui-ci : pas de « crayon de sauvetage ».
Yves Bonnefoy, Le Digamma [18]
Du Journal en public de Maurice Nadeau (La Quinzaine n° 750 parue le 16-11-1998 [19]) :
« Ce que je voulais marquer, tout de suite, c’est la beauté simple et émouvante de l’hommage qu’Yves Bonnefoy rend, sous forme de préface à ces Œuvres poétiques complètes, à son ami Christian.
Ils vécurent tous deux, tout de suite après la guerre, des années difficiles, dans leurs chambres voisines du Notre-Dame Hôtel, quai Saint-Michel. "Nous cherchions l’un et l’autre à donner un sens praticable aux belles mais problématiques formules - changer la vie, transformer le monde, la beauté sera convulsive ou ne sera pas - que nous avions héritées du plus grand des siècles de la poésie en français. Au sortir d’une longue période d’échanges difficiles, à la fin aussi, pour beaucoup d’entre nous, des années de l’adolescence, nous étions fort nombreux à nous poser ces questions et à les poser aux autres", ... etc.
Portrait de Dotremont à cette époque : "Je le revois marchant dans la lumière du quai, légèrement voûté, revêtu, je dirais en toutes saisons d’un léger pardessus raglan entre le gris et le beige, le cheveu plat, le visage un peu osseux sous des verres intermittents, le col maigre toujours serré dans ce dont pour ma part je ne savais alors pas grand-chose, une cravate : ou dans sa chambre, assis derrière sa table où étaient posés un flacon de Nescafé, un de lait en poudre, les deux piliers de son alimentation avec les Gauloises qui jaunissaient ses doigts et l’enveloppaient de leur fumée bleue", ... etc."
Que venait chercher à Paris "ce jeune homme de vingt-trois ans" ? Ce qui restait alors d’encore vivant de l’héritage surréaliste". Breton venait de rentrer, enfin, des États-Unis. Précédemment, durant l’Occupation, Dotremont était venu de Bruxelles rencontrer Eluard, Cocteau et Picasso. Un détour par Charleville lui avait permis de passer la nuit sur la tombe de Rimbaud.
Yves Bonnefoy ne le dit pas, mais son récit nous le donne à penser, sauf que pour Dotremont, le Harrar ce fut la Laponie. Il a entre-temps marié, à la suite de ses amis peintres, poésie et peinture dans ses "Iogogrammes", sorte de calligraphie à la chinoise dont il donne ou non la traduction. "En Laponie, les plus grands orages sont de neige, les plus beaux arcs-en-ciel éclatent dans la nuit, en dansant, et le soleil le plus précieux, c’est l’invention du feu, chaque hiver" (Iogogramme, 1973, transcrit dans Abstrates, Fata Morgana, 1989). »
Ceci n’est pas un détour.
La générosité (pour ne rien dire de l’acuité du jugement) d’Yves Bonnefoy se vérifiera une fois encore avec ce recueil court, mais dense que publient avec une affection admirative les éditions Galilée : Le Digamma. C’est l’un des neuf textes [20] qui composent cet ensemble, et qui nous vaut cette prière d’insérer :
« La disparition du digamma du sein de l’alphabet de la langue grecque ne fut probablement pas ce qu’un de mes personnages imagine, la cause de l’inadéquation ultérieure de la chose et de l’intellect dans les sociétés du monde occidental. Mais il se peut qu’elle ait retenu l’attention de l’adolescent qu’il était quand il apprit qu’elle avait eu lieu parce qu’elle fait penser à d’autres disparitions. Par exemple, dans les réseaux des significations conceptuelles, celle du savoir de la finitude. Une sorte de mauvais pli qui paraît alors entre l’existence et sa vêture verbale, une bosse sous la parole qui n’en finit pas de se déplacer sans se résorber dans des mots qui en seront à jamais fiction, en dépit des efforts – mais du fait des rêves – de ce que notre temps a dénommé l’écriture, cette attestation, tout de même, de notre besoin de poésie. »
J’avouerai que c’est le dernier d’entre eux : « La grande voix », et ces ultimes lignes reproduites ci-après, qui aura reflué sur le tout :
« Qu’est-ce qu’une voix quand elle s’est faite chant ? Quand elle s’élève au-dessus des autres sans pour autant abandonner ces humbles et ces naïves à l’ordinaire musique ? Qu’est-ce que la fiction qui cherche à se prendre dans les volutes immatérielles de ce balcon entre terre et ciel ? »
Et comme entendre Klaus Nomi, « Cold song » (King Arthur, Purcell). Qu’est-ce qu’une voix ?