« Je n’ai jamais été formaliste. En quelque acception qu’aient songé à le prendre ceux qui, sans conteste à l’oreille que la susceptibilité exerce, ont usé du terme pour m’en adresser le reproche ou plus rares, les seconds, et plus généreux, qui m’en ont décerné l’éloge, je ne retiens rien pour mien qui y réponde.
Je n’entreprends pas ici de m’aliéner selon ni, un peu tard, de me conquérir l’estime des uns ou des autres : je raconte ma vie - ce versant du moins de ma vie, ce moment venu à sa fin, et qui se rapportait à l’écriture.
Je n’aime pas ce mot, son moderne usage, écriture. Disant littérature, on ne nomme rien peut-être de bien précis et sans doute se dresse-t-on, dresse-t-on la langue, ce disant, sur ses ergots. Il entre dans écriture une plus grande - une excessive, une fausse ? - modestie. » [2]
« Dürer, lui, imagine un être réunissant la puissance intellectuelle et les dons techniques d’un « Art », et pourtant en proie au désespoir sous l’effet de l’« humeur noire ». Il représente une Géométrie devenue mélancolique, ou, en d’autres termes, une Mélancolie dotée de tout ce qu’implique le mot géométrie — en bref, une Melancholia artificialis, une mélancolie de l’artiste. » [3]
Maryline Heck, Georges Perec Le corps à la lettre [4]
Quelques publications récentes n’auront pas manqué d’attirer l’attention sur le nom de Maryline Heck. Tout d’abord, l’un des Cahiers Georges Perec, le onzième, ce qui n’est pas sans signification pour les amateurs de vélo (à guidon chromé de préférence) ; il a sous sa direction pris le titre de Filiations de Georges Perec [5], elle l’introduit avec un Perec après Perec, le clôt presque (le carré reste ouvert) avec un entretien avec Paul Otchakovsky-Laurens [6], en compagnie de Matthieu Rémy [7]. Actualité oblige, le Condottiere [8] étant à paraître, grâce aux bons soins de Claude Burgelin, une substantielle livraison de la revue Europe, fait selon les mots de Paul Fournel de Georges Perec beau présent [9]. Comme pour annoncer l’ouvrage qui paraît ces jours-ci chez José Corti, Maryline Heck inscrit dans le puzzle : « L’infra-ordinaire », une poétique du regard ; dans le livre, elle indiquera une école du regard (chapitre Des histoires de l’oeil). J’en retiens, par provision :
« La prose de Perec paraît davantage caractérisée par son formalisme, son abstraction même que par la place qu’elle accorde à la sensation, voire à la sensualité. Perec l’oulipien, familier des jeux avec l’intertextualité, semble fort éloigné de certaines tendances qui ont marqué son époque, mises en scène de la sexualité, écritures du pulsionnel ou de la voix... »<br<
Mais je poursuis d’abord avec ceci : « De tous les écrivains contemporains, Perec est sans doute celui qui aurait dû croiser le chemin de Modiano. » Norbert Czarny [10] s’exprime ici à propos du Cahier de L’Herne, consacré à l’auteur de Rue des boutiques obscures que Maryline Heck vient de réaliser avec Raphaëlle Guidée [11]. On se souvient peut-être ici de La boutique obscure, (sous-titre 124 rêves) [12] et de la collection Cause commune chez Denoël où elle fut publiée [13], et où Paul Virilio, à qui l’on doit l’expression « infra-ordinaire », publia L’espace critique.
Donc, ce fut d’abord une thèse : « Le corps et la lettre : lecture de l’oeuvre de Georges Perec » sous la direction de Dominique Rabaté, en 2009 [14], c’est aujourd’hui un livre : Georges Perec, le corps à la lettre, dans la collection Essais dirigée par Bertrand Fillaudeau [15].
Claude Burgelin [16] souligne, en postface, : « Le corps à la lettre. Le titre proposé par Maryline Heck, avec les ambiguïtés fécondes de cet “à la lettre”, est particulièrement heureux (le corps collé à la lettre ? le corps dans la lettre ? les cheminements du corps à la lettre ?). Cet intitulé place la question du corps à la source même du métier d’écrivain de Perec, de sa pratique de manieur de lettres et de mots. »
De cette « écriture-corps », dans son épilogue : Mélancolie de la modernité [17], Maryline Heck, relève aussi les apories, l’impossible à laquelle -contrainte par corps, dira-t-elle à plusieurs reprises - elle est confrontée :
« Si les difficultés et apories inhérentes à tout projet d’écrire le corps se manifestent dans son œuvre avec une acuité particulière, c’est aussi qu’il demande à l’écriture l’impossible : dire le corps et tout à la fois son absence -la sienne, mais celle également des figures parentales. L’enjeu vital de l’écriture de Perec, la singularité de sa poétique de l’« écriture-corps » résident aussi dans la manière dont ils se nouent étroitement à la disparition de ses parents et à ce qui en fait l’arrière-fond : Auschwitz et l’assassinat programmé, sans traces, sans restes, de millions de corps. »
On n’en sera pas moins frappé de lire :
« Dans « Roussel et Venise », recueilli au sein du volume Cantatrix Sopranica L. et autres écrits scientifiques, [qui] est bien évidemment un pastiche, Perec et son acolyte plagient fort habilement les thèses de Nicholas Abraham et Maria Torök sur la « crypte » psychique [18] et son rôle dans l’étiologie de la psychose maniaco-dépressive. Il reste que les propos que tient Perec ne sont pas dénués de vérité scientifique et, surtout, qu’ils font étrangement écho à son propre style. Il invite ici à penser une mélancolie dont les marques seraient aussi stylistiques, précisément liées à l’inscription du corps dans le texte - à commencer par cet « antimétaphorisme », traduction dans le langage du phénomène d’incorporation. C’est la littéralité qui caractérise son style que l’on pourrait, à notre tour, être tentés d’interpréter comme le symptôme d’une similaire mise à distance du corps. La mélancolie perecquienne ne serait donc pas à lire seulement - et si l’on peut dire classiquement - dans un certain vécu du temps, du deuil ou de la mémoire ; elle se laisserait déceler également dans l’écriture et le rapport que celle-ci entretient avec le corps - donnant à voir, de l’humeur noire, un nouveau visage, bien moins attendu en littérature. »
On voit donc, déjà largement dessinés, les enjeux de ce beau livre, qui affine de la sorte la perception du lecteur, comme celle du regardeur de Carré blanc sur fond blanc. [19]. La troisième partie, « Une écriture “blanche” », retient ainsi l’oeil et l’esprit, avant qu’ils ne soient saisis par « Le corps de la lettre » (quatrième partie [20]) et repris dans « la poétique du “texte-corps” » (cinquième partie) [Pour celles-ci, deux noms, deux manières d’envisager le rapport à la lettre dans le rapport à soi : Leiris (Biffures) d’un côté, Michaux de l’autre (« Toute trace est une cicatrice »)].
Le blanc court donc des pages 113 à 148, se séparant d’abord des « écritures du désastre » (ici W est régulièrement convoqué, requérant une lecture subtile, passant d’une blancheur à l’autre (de la voix, de l’écriture) pour en faire un principe de relance, afin que transparaisse "quelque chose qui pourrait être un statut de l’habitable" (Espèces d’espaces). Du blanc des origines (que spécifient les entreprises infra-ordinaires), à sa version dynamique, l’auteur se donne carte blanche (« J’écris, j’habite ma feuille de papier, je l’investis, je la parcours. » ( [21]). Ainsi toute blancheur, toute littéralité, n’est pas la marque d’un irrémédiable effacement du corps. L’"illustre" spécialement Alphabets qui déborde parodiquement Mallarmé (coup d’L du poème n° 43, abolit le bibelot du n° 2, puisque n° 169 : Azur est loin) !
Salto arrière maintenant, par dessus « Signe particulier : néant » (deuxième partie [22]) et Histoires de l’oeil (la seconde) [23] pour revenir sur le préambule, qui apparaît commander l’ensemble. Intitulé « Écrire contre le corps ? » — avec son point d’interrogation, et la polysémie du contre, et à lire avec un parachute — il donne lieu à de beaux excursus, psychanalytique (Pontalis) et philosophique (Deleuze) qui d’un mot se tressent : masochisme. Listons les paragraphes : La « contrainte par corps », Liberté sous caution, La contrainte et le parachute,Texte/sexes, Le « bredouillement » et le pilotage automatique, La contrainte et le contrat : l’Oulipo chez Masoch. Les quelques lignes qui concluent ce dernier paragraphe (très riche, tout en nuances et en questions, mais dans lequel se dessine progressivement l’inquiétante étrangeté de la contrainte, à laquelle les oulipiens pareront par le clinamen), ces lignes toutes simples, ponctuent en fait fortement :
« La jouissance trouvée à l’écriture contrainte pourrait aussi résulter du compromis qu’elle semble proposer à son tour entre la nécessité de donner voie à la pulsion et l’angoisse que le surgissement de celle-ci pourrait provoquer. Ambivalence qui témoigne de la place essentiellement incertaine que l’écriture contrainte ne saurait qu’offrir au corps. »
(— « Vous me la copierez ! »)
Je ne sais si Maryline Heck aura rencontré jouissance à remanier sa thèse : cela vaut sans doute la "torture de l’onzain". Le lecteur, quant à lui, aura trouvé grand profit à vivifier ses propres lectures, à valider quelques hypothèses partagées dans la relecture, revisitant ses propres cryptes. Parmi les lecteurs compagnons, appui dans quelques unes de leurs formules, ainsi et pour prolonger des réflexions que l’on croisera dans dans Le corps à la lettre, celles de François Bon [24] : « C’est frappant comme Proust est une clé aussi pour Perec » (précisant « Proust, qui n’a pas sauvé ses duchesses, mais l’exercice de la littérature, n’ayant que la phrase pour y atteindre »), ou encore : Ici, la leçon de Michaux vaut celle de Perec (cf. les nombreuses mentions de Passages dans le livre de Maryline Heck [25]), ou aussi cette intuition partagée : « Perec a peut-être eu le sentiment de s’inventer contre Ponge ? Mais pour moi, les deux oeuvres là sont indissociables. »
C’est souligner la vitalité d’une écriture, dont les ressorts touchent au plus profond, et qui nécessite comme l’écrit Claude Burgelin : « une façon aiguë et libre d’observer, d’analyser les textes et d’éclairer. ».
A la manière des performers qu’il aura évoqués à propos de La vie mode d’emploi [26], Maryline Heck peut le dire : « I did it ! »
Jean Louis Schefer, Le temps dont je suis l’hypothèse [27]
Tiphaine Samoyault, écrivait cela à propos de Choses écrites [28]. L’auteur de L’espèce de chose mélancolie, publiait alors simultanément Main courante et Origine du crime [29]. Beaucoup de livres ont passé [30] et le dernier a pour quatrième de couverture signée de l’auteur :
« Quatrième tome du moi ». Les deux volumes précédents, La Cause des portraits et De quel tremblement de terre..., avaient pour objet non les souvenirs dont peuvent se composer des récits ou s’esquisser des tableaux. Leur seul sujet est le temps dont je suis l’hypothèse provisoire ou, comme l’on voudra, le cobaye, l’essai expérimental. Cette vie mise en papier n’a pu être un roman. Elle est l’écriture irrégulière de ses passions. »
De ce quatrième tome du moi, on pourra dire qu’il reprend, prolonge les précédents, dans une donne réflexive, dont l’image initiale du plongeur en eaux profondes dit immédiatement où il s’agit d’emmener le lecteur, qui aura effectivement à prendre son souffle, pour explorer un monde du silence peuplé de phrases qui le dépeignent comme mystères à déchiffrer, leurres de la pensée, découvertes inouïes, ronde des concepts, énigmes, alphabets de livres inconnus. Autant dire que la lecture n’en sera pas courante, nonobstant la fluidité des phrases, l’enchaînement des réflexions, leur cohérence que rappellent quelques pauses en forme de reprises avant d’aller plus profond. En effet, l’étendue de la culture de l’auteur, qui ne se veut pas historien d’art, mais qui est indubitablement écrivain, la puissance de son questionnement, nécessitent que le lecteur emprunte lui-même ses cheminements (tantôt grandes enjambées, tantôt arrêts sur image), tout en s’interrogeant sur ce, où cela va le mener, pouvant ça et là être pris de vertige. Une grande densité littéraire réunit en les avivant des écritures dont la portée traverse les siècles. Ainsi les pages sur Augustin, comme l’ekphrasis d’une âme. Bouleversantes, limpides, difficiles, actuelles et anachroniques... Voyez :
J’en étais aux Enfers et le souvenir m’est venu au jardin d’une phrase d’Augustin : « Quelle part de toi veut donc aller à l’amphithéâtre contempler sur un cadavre lacéré ce qui te fait horreur, in laniato cadavere quod exhorreas, et qu’étais-je à ce moment ? Était-ce moi ? Quid eram ? ego ego eram » - comment traduire ceci : j’étais moi et moi cependant, j’étais deux fois moi ?
Et qui me pousse au musée à chercher la vie, sa trace ancienne dans des figures qui n’ont vécu que la passion d’un artiste qui voyait à travers elles ? Et cependant je ne crois pas à la résurrection, à aucun de ses modes, à nulle possibilité. Je suis un matérialiste de l’âme, pourquoi, sinon, consumer sa vie dans les détours et les hiéroglyphes d’une œuvre, c’est- à-dire l’espèce de ruine poétique, dernièrement poétique, de toute notre vie, l’annulation ou la consumation de ses instants dans la fièvre de dessiner, là où nous sommes, la perspective d’un ailleurs, ses ténèbres et sa lumière ? »
Lire Schefer, c’est donc effectuer un voyage de la pensée en compagnie d’un guide amical et peut-être sévère : pas de distraction possible ! traverser des espaces, méditer sur l’espèce (humaine) les espèces (l’eucharistie, la monnaie), leur classification. Augustin, encore, augmenté :
Nous voici donc au tableau et peut-être justement dans l’alchimie enfantine des substances. Je repense à la définition de la materia prima que donne Paracelse : « Elle est visible et invisible et les enfants jouent avec elle dans la rue », ou, peut-être, « dans la boue du ruisseau ». Comme l’idée de l’homme sortant des mains du dieu potier. »
« Nous voici donc au tableau et peut-être justement dans l’alchimie enfantine des substances. » Ce sera mon ready-made, et mon clap de fin, en ce qui concerne les citations, sinon de proche en proche tout le livre sera recopié. Je ne peux cependant ne pas évoquer les magnifiques pages 126 et suivantes, un hommage de toute beauté à la philosophie poétique de Merleau-Ponty : la chair du monde où s’expose l’ensemble de nos liens au monde vivant... point de départ d’une nouvelle réflexion où se mêlent sensations, écriture (de la peinture), à nouveau deux lignes d’Augustin sur le tourment de l’amour [31], et en finale, ou presque, le drame et le poème mélancolique, la mort de Procris, la palette et le regard de Piero di Cosimo [32], et nous comprenons qu’elle est un paysage, celui de l’hôte d’une maison de peinture [33], dont l’hôte a bien voulu nous confier les clefs pour quelques moment éblouis, ce dont on ne lui sera jamais assez reconnaissant.
Yves Boudier, Consolatio [34]
(Jérémie, 31, 15, trad. Segond.)
« Les instants de plongée vers le sommeil et de retour à la veille » de la note de l’éditeur en quatrième de couverture de Consolatio, n’auront pas manqué de faire écho aux premières phrases du livre de Jean Louis Schefer : « Je ne sais pas pourquoi je lis, à l’entrée de la nuit. Est-ce l’idée de préparer ces nuits ou de retarder le moment dans lequel je ne suis déjà plus moi et bascule dans un monde sans mot et sans couleur ? Comme un plongeur... »
La note indique plus précisément : « dernier d’une suite de quatre livres [35] Yves Boudier poursuit [en instants...] les sensations et/ou les images intérieures de la mort à venir. » et cite ce poème « Je dors comme / périssent les enfants / sous le tissu de l’eau /une image en torsade /bouclée sur / l’ombre »
Il est nécessaire d’en ajouter la fin : « l’impatience /d’un poème / sauvé »
Dans son commentaire tout de beauté et d’amitié Martin Rueff rappelle que : ce que peut le poème face à la mort après la tradition de la consolation [Boèce, Malherbe...] nous le savons mieux grâce à l’édition tardive des bribes rédigées par Mallarmé pour un Tombeau d’Anatole, ajoutant, plus loin, après Jean-Pierre Richard, que : « ce qui console sans consoler, c’est que l’oeuvre de langage peut faire survivre l’autre en pensée ». Il précise, « ou mieux, la pensée de l’autre ».
Et c’est introduire à une poétique, celle de l’oeuvre d’Yves Boudier — en retenant que celle-ci est en dialogue avec celle de Michel Deguy [36].
« Quoi que l’heure présente ait de trouble et d’ennui, / Je ne veux point mourir encore. » les vers d’André Chénier resurgissent au moment du reparcours, de ces dix années où le poème voudrait tenir le dernier mot, que la mort soit celle de l’autre (Là), celle qui a ses monuments d’un siècle de guerres et de camps (Fins), celle guettant dans la rue qui n’est pas « inclus » (Vanités Carré Misère), celle vers laquelle le poète sait s’acheminer, homme parmi les hommes auquel le don de langue est aussi celui de ce savoir.
En six parties, avec les mots les plus simples et les plus denses - lorsqu’un mot savant survient et c’est rare (tel achiral), sa précision a le don d’éclairer la sorte de scène (« l’autre scène »), inverse de celle de la "vie extérieure", pour refléter exactement ce à quoi tend le poème : gagne[r] le silence / et la pointe / du ciel.
Celle-ci comme anticipée par ce poème du début de la troisième section :
primitive
(hors du lieu alphabétique)
une percée de ciel
incise
cicatrise la nuit
ma pensée
migrante
loin
Il y a quelque chose du dépouillement (et de l’éros) monastique dans la poésie d’Yves Boudier, cette trappe, dans laquelle se déroule la vie obscure, n’est pas sans promesse de joie : « la prison/gésine » pour celui qui « veille » : « une première phrase // (est) // sitôt la suivante ». [37], serait-ce « l’issue de / tous » ? [38]
Qu’en un « temps de manque », puisse se publier un tel recueil [39], qui si poignant soit-il, ne se présente pas comme un « loquar in amaritudine animae meae », ni comme « le chant des larmes », et qu’il convoque chez le lecteur, et le tout premier, l’auteur de la postface, Martin Rueff [40], la reprise polyphonique dont la monodie première aura donné les précises indications, est un événement rare de la vie intérieure, il y a lieu de s’y rendre, de s’y disposer.
[1] Évoquant la rédaction de W ou le souvenir d’enfance, Perec affirmait, au début du livre : « Une fois de plus, les pièges de l’écriture se mirent en place. Une fois de plus, je fus comme un enfant qui joue à cache-cache et qui ne sait pas ce qu’il craint ou désire le plus : rester caché, être découvert » (1993, p. 18) ; découvrir ou masquer le corps, telle semble bien être l’alternative sous le signe de laquelle sont placées les figures de la lettre dans son œuvre.
Maryline Heck, « “Rester caché, être découvert” : les paradoxes de l’incarnation de la lettre chez Georges Perec », @nalyses, revue de critique et de théorie littéraire, 2008.
[2] Danielle Mémoire, Parmi d’autres, POL, 1991, p. 9.
Complétons allègrement cet incipit :
Cependant, pour ce qui est de moi, et que le mot me plaise ou non, je ne pourrais pas éviter de dire à quelles fins strictement pratiques et au rang de quel instrument j’en avais fini par réduire les livres (je parle des miens, ceux dont je suis l’auteur) ; s’il n’y a pas à revenir sur cela que j’ai écrit, je n’ai que trop écrit, il est beaucoup moins vraisemblable que la littérature, quoi qu’enfin on mette dessous de très noblement imprécis, ait jamais abaissé son noble regard imprécis jusqu’à moi.
Déjà, commençant d’écrire des livres, j’en avais fini avec quelque chose - avec la littérature, je suppose, qui est désintéressée, qui est de l’art ; commençant d’écrire des livres, j’avais tout à fait perdu l’art de vue. Et maintenant, c’est avec l’écriture que j’en ai fini de même.
Et, soit : qu’est-ce que je fais ici ? J’écris ? J’écris ces lignes ? Je me retourne, et le terme au-delà duquel je me trouve, je le marque. Puis je ne prétends à nulle exactitude : au souci de l’exactitude, j’ai, dans ce moment de ma vie que je quitte, que j’ai quitté, consacré une grande part de mes efforts, eux-mêmes étant de grands efforts ; cela ne m’a pas servi à grand-chose.
Je n’ai jamais été formaliste : je n’ai jamais cru voir dans ce à quoi il me faut bien donner néanmoins le nom de forme, ce dont il me faut de surcroît admettre qu’il a, sur la scène de mon affligeant petit théâtre intime, fait l’un des plus réguliers, l’un des moins évitables protagonistes, je n’ai jamais cru voir dans la forme rien à quoi il fallût de droit se plier ou bien tendre, je n’ai jamais rien révéré en elle, et maintenant même que je m’en remets pleinement à elle, je ne la révère pas, je lui sais gré -, je n’ai jamais admis qu’elle pût justifier quoi que ce fût, spécialement pas les efforts, ici encore trop grands, qu’elle n’en demandait pas moins de moi. Elle ne m’a jamais été qu’une nécessité, qu’une regrettable et rude contrainte, qu’un instrument elle aussi, et qu’un moyen.
La forme a été l’instrument de mes livres, et mes livres, je l’ai dit, n’ont été qu’un instrument. Ils ont été l’instrument, longtemps le seul dont j’ai disposé, par le moyen duquel je réussissais à ne pas écrire.
(Ibid. pp. 9-10) ; de Danielle Mémoire, tout lire, et pour « se couper en quatre », lectrice, lecteur, par dilection spéciale : Lecture publique suivie d’un débat (1994).
[3] Erwin Panofsky, pages relatives à la Melencolia I (242-264) in
La Vie et l’art d’Albrecht Dürer, Hazan (3ème édition).
Et je m’autorise à rapprocher :
Ainsi, la gravure la plus énigmatique de Dürer est-elle à la fois l’exposé objectif d’un système philosophique et la confession subjective d’un individu. En elle se confondent et se transmuent deux grandes traditions, iconographique et littéraire : celle de la Mélancolie, personnification d’une des quatre humeurs, et celle de la Géométrie, personnification d’un des sept arts libéraux. En elle s’incarne l’esprit de l’artiste de la Renaissance, respectueux de l’habileté technique, mais qui n’en aspire que plus ardemment à la théorie mathématique — qui se sent « inspiré » par les influences célestes et les idées éternelles, mais qui souffre d’autant plus de sa fragilité humaine et des limitations de son intellect. En elle enfin se résume la doctrine néo-platonicienne du génie saturnien, repensée par Agrippa de Nettesheim. Mais, en plus de tout cela, Melencolia I, en un certain sens, est un autoportrait spirituel de Dürer. (Panofsky, op. cit.)
de :
« L’autoportrait du corps de Perec, on en trouvera une image dans l’architecture édifiée more geometrico, de l’immeuble de La Vie mode d’emploi. Abstraite et trouvant son élégance dans la pure rigueur mathématique. Mais une fois çette maison-corps construite, rigide et subdivisée en cases-cadres, s’anime et prend vie tout un imaginaire du déploiement, du corps en expansion, en aventure, en pirouettes, volte-face et rebonds. Une image d’immobilité et d’enfermement (de corps mort ?) permet à la fantaisie et à la vitalité libérée de jaillir tant et plus. » (Claude Burgelin, postface du livre de Maryline Heck)
[4] Maryline Heck, Georges Perec Le corps à la lettre, éditions José Corti, 2012.
[5] Comme les précédents, ce numéro est édité au Castor astral.
[6] De ce questionnement, je retiens, pour des raisons que l’on retrouvera plus bas :
Ne serait-il pas dès lors le grand romancier des années 70, celui qui a fourni les bases d’une revitalisation du roman dans les années 80 ?
— Je ne sais pas. Je ne serais pas aussi radical que vous. Il y a aussi Modiano, quand même. Et il n’y a pas beaucoup de très grands écrivains à chaque génération. Trois ou quatre, bien qu’il y ait beaucoup d’auteurs très intéressants.
C’est lui, cependant, qui relance un peu la machine, quelque peu asséchée par le Nouveau Roman…
— C’est vrai. Mais dans le même temps, j’insiste, il y a Modiano. Ce sont deux individualités qui sont arrivées à perpétuer et renouveler une forme romanesque. Et à l’époque où ils écrivaient tous les deux, personne ne pensait à les rapprocher.
[7] Espèces d’espaces m’ayant un jour conduit à rencontrer François Bon, et d’aucuns connaissent la suite, je ne peux omettre de mentionner Jean-Luc Joly : François Bon, questionnaire, p. 207 sq.
[8] Voir au sujet de ce « personnage », cette fiche, liée à conférence de Nelly Wolf-Kohn, avec de beaux développements sur les cicatrices de l’H/histoire.
[9] Je ne vous donnerai pas un Europe mode d’emploi, me délectent forcément les ma(g)deleines de Maxime Decout, le Café Perec de Vila-Matas, cela va ensemble, et cetera.
[10] Quinzaine littéraire, n° 1054, 1 février 2012, p. 10.
[11] L’Herne, Cahier Modiano, sous la direction de Maryline Heck et de Raphaëlle Guidée, 2012.
[12] Je note :
N° 49 /Févier 1971
M/W
Dans un livre que je suis en train de traduire, je trouve deux phrases ; la première finit par « wrecking their neck, » la seconde par « making their naked, » expression argotique qui signifie « se foutre à poil ».
[13] En quatrième, J. D. (Jean Duvignaud) signait : « La collection Cause Commune prolonge, jusqu’à la théorie, la critique et les pamphlets de la revue, publie des documents ou des constats d’expérience qui révèlent mieux que l’idéologie, la réalité de la vie moderne, s’ouvre aux utopies, aux spéculations, à la relation des rêves, des fantasmes et des aspects de l’imaginaire qui ne trouvent pas nécessairement leur aboutissement dans des genres traditionnels. » alors qu’en postface, Roger Bastide, invitait à « rêver sur les rêves ».
Dans le numéro 1 de la revue Cause commune : « C’est sans doute, aujourd’hui, ainsi que je peux dire ce qu’est mon projet. Mais je sais qu’il ne pourra aboutir tout à fait que le jour où, une fois pour toutes, nous aurons chassé le Poète de la cité : le jour où nous pourrons, sans rire, sans avoir, une fois de plus, l’impression d’une dérision, d’un simulacre ou d’une action d’éclat, prendre une pioche ou une pelle, un marteau-piqueur ou une truelle, ce n’est pas tellement que nous aurons fait quelques progrès (car ce n’est certainement plus à ce niveau que les choses se mesureront), c’est que notre monde aura enfin commencé à se libérer. » Les gnocchis de l’automne, repris dans Je suis né, Seuil, 1990, pour l’édition séparée, avec une éclairante préface de Philippe Lejeune, quant au projet « autobiographique » de Perec.
[14] En voici le résumé (notice Sudoc) :
L’œuvre de Perec frappe sans doute d’abord par sa singularité, voire son anachronisme, en un siècle marqué par l’essor des « écritures du corps », le passage sur le devant de la scène de la sexualité ou de la voix. Elle est marquée en effet par un retrait du corps, lisible entre autres dans le caractère désincarné de ses personnages ou la place ténue qu’occupent chez lui sensations et affects. Le désir de « donner corps » au texte ne lui semble cependant pas étranger ; il se formule seulement de manière plus hésitante ou détournée que chez nombre de ses contemporains. C’est autour du regard notamment qu’une telle tentative s’articulera : le sentiment d’abstraction que peuvent laisser les textes de Perec tient en partie à la survalorisation du visuel qui caractérise son univers ; son attachement à la dimension graphique des signes en témoigne tout particulièrement. Or, cet investissement du « corps » de la lettre, de la spatialité de la page constitue l’une des modalités essentielles de l’inscription du corps chez lui : il revient au tracé des lettres de conserver la trace du geste du scripteur, ou de porter la marque du corps absent des figures parentales. C’est une forme très littérale d’« écriture du corps » qui se dessine ainsi, l’image des mots paraissant prendre le pas sur une métaphore qui se fait rare. Perec lui-même, dans W, qualifie ainsi son écriture de « blanche » : cette blancheur, le rôle de la métonymie, qui tend à fonctionner chez lui comme trope dominant, pourraient compter parmi les marques d’une mélancolie que ce retrait du corps laissait présager ; mélancolie dont son écriture toutefois ménage aussi les voies d’un en-dehors ou d’un dépassement.
[15] La collection Essais est précieuse à plus d’un titre, c’est d’ailleurs le cas de le dire lorsqu’on en mesure aujourd’hui l’étendue ; on ne saurait que souscrire à : « Les approches, les méthodes peuvent être très diverses, [...], toutes, elles doivent augmenter la capacité du lecteur à faire sa propre analyse, sa propre hiérarchie, tout en conservant, voire en affinant, le plaisir de texte. »
[16] Faut-il rappeler son Georges Perec aux éditions du Seuil, 2002, ou encore Les partis de dominos chez Monsieur Lefèvre. Perec avec Freud, Perec contre Freud, Circé, 2002 (« livre-funambule, traquant l’homme Perec là où il voulut se cacher, là où il voulut aussi qu’on le découvre », dit la critique). À lire dans Europe, l’entretien avec Jean-Pierre Martin : « Georges, Claude et Perec ».
Cette amitié pour l’oeuvre se lira aussi dans ces lignes :
« Comment affirmer la vie dans l’écriture tout en y faisant advenir moins la présence de ces fantômes (Perec n’est pas Modiano) qu’un silence, une absence, une question ? Ce pourra être en laissant parler ce qui semble muet, ce qui n’est ni montré, ni interrogé, les choses, l’infra-ordinaire. Des métaphores de corps sans paroles. Mais pris dans une respiration vive. C’est sans doute avant tout dans le phrasé de Perec que se trouve une des plus évidentes inscriptions du corps. Une façon très simple (pas de saccades, pas d’hystérie) de faire respirer la phrase. Un art de laisser circuler de l’air dans la langue, d’aménager des ponctuations et des pauses, alors même que l’imaginaire de l’insistance, de la prolifération, la saturation est si souvent à l’œuvre (listes, reprises, exécution de programmes systématisés). Que le tempo soit lent ou véloce, s’y entend cette maîtrise parfaite du souffle, parole et silence mêlés. »
Postface à Georges Perec Le corps à la lettre, pp. 259-260.
[17] « Mélancolie blanche », dit-elle aussi, la qualifiant de post-historique, en invoquant Georges Didi-Huberman : « Les choses de l’art commencent souvent au rebours des choses de la vie. La vie commence par une naissance, une œuvre peut commencer sous l’empire de la destruction : règne des cendres, recours au deuil, retour de fantômes, nécessaire pari sur l’absence ». Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise, Paris, Minuit, 2001, p. 9.
[18] En ce lieu, la crypte, je me souviens d’une part du Verbier de L’Homme aux loups, je peux aussi lire la dédicace d’Alphabets, comme la lettre volée, parmi les dessins de Dado.
[19] Mais c’est Carrés blancs sur fond blanc, qu’examine en experte Maryline Heck, en mettant largement à contribution La Vie mode d’emploi.
[20] De celle-ci, le texte publié dans la revue @nalyses (op. cit.) donnera de beaux développements en X.
[21] Espèces d’Espaces ; parmi les revenentes, ces lignes aussi de Penser/Classer :
« De ce lieu souterrain, je n’ai rien à dire. Je sais qu’il eut lieu et que, désormais, la trace en est inscrite en moi et dans les textes que j’écris. Il dura le temps que mon histoire se rassemble : elle me fut donnée, un jour, avec surprise, avec émerveillement, avec violence, comme un souve¬nir restitué dans son espace, comme un geste, une chaleur retrouvée. Ce jour-là, l’analyste entendit ce que j’avais à lui dire, ce que, pendant quatre ans, il avait écouté sans l’entendre, pour cette simple raison que je ne lui disais pas, que je ne me le disais pas. » (Penser/Classer, Hachette-Littérature, 1985, p. 72.
[22] C’était le titre du projet d’adaptation de La Disparition. On y note Paysage avec figure absente où c’est de photographies -rares- qu’il s’agit.
[23] Et c’est bien entendu avec la prévalence du visuel que bataille l’auteur.
[24] Dans les Cahiers Perec, n° 11, op. cit., le questionnaire de Jean-Luc Joly.
[25] Spécialement au paragraphe : « Vigne, virus, ville, village, visage », p. 82 sq.
[26] La page 260 (postface de Claude Burgelin), condense admirablement comment peuvent s’articuler excellence sportive rêvée et art du witz :
« Image [d’un corps de vigueur et de victoire (l’utopie sportive de l’île W] que La Vie mode d’emploi convertit d’admirable façon. Le roman fait passer sous nos yeux un certain nombre de champions d’endurance, de course, d’acrobatie, de prestidigitation et autres accomplissements des arts et techniques du corps. Mais aussi des performers éblouissants dans l’art de compter, classer, puzzler, narrer, contrefaire, voler, assassiner... La métaphore de l’excellence sportive peut caractériser tous ces originaux, fêlés, artisans, collectionneurs, vrais talents, faux artistes et êtres d’exception qui apparaissent au long des étages du 11 rue Simon-Crubellier. Comme s’il y avait une image de transcendance donnée par l’exploit du corps tel que l’exécutent les athlètes qui donnerait sens à d’autres prouesses. À commencer par celles du romancier oulipien (ou de son art du witz). »
[27] Jean Louis Schefer, Le temps dont je suis l’hypothèse, éditions POL, 2012.
[28] Tiphaine Samoyault "Etre selon l’image", à propos de Jean-Louis Schefer, "Choses écrites". Quinzaine Littéraire - n° 753, 01-01-1999.
[29] Jean Louis Schefer, Choses écrites avec Main courante et Origine du crime, chez POL, en 1998. Tiphaine Samoyault relie ainsi ces textes : « Le lieu qui porte l’écriture et conduit d’un texte à l’autre sans solution ni rupture, c’est en effet le corps, ou plutôt le corps devenu image ».
[30] Voir, à propos des deux derniers et de quelques uns qui ont précédé, la lettre du 23/05/11, les variations Schefer.
[31] deus sagittat cor amantis, ut adjuvet amantem, Dieu perce de flèches le coeur de l’amant, il lui envoie encore une flèche, sagittat, pour en faire un amant, ut faciat amantem.
[32] De ce tableau, la toile donne lecture, mais où sont aujourd’hui les Simonetta portant nom d’Amérique ?
[33] Une Maison de peinture, paru en 2004, aux éditions Enigmatic (Bruxelles) est le cadeau des cadeaux. Le Journal des Arts - n° 190 - 2 avril 2004, en donne une recension apéritive. Jean-Pierre Salgas (Vient de paraître, n° 17, juin 2004, p. 24) souligne : « À vrai dire, il revisite là tous ses livres (depuis 1969 : Scénographie d’un tableau consacré à Paris Bordone, Uccello, Goya, Le Corrège, Le Greco, Chardin, La Peinture hollandaise...). » Quant à nous, nous suggèrerons l’acquisition dans un premier temps du livret de l’ouvrage (soit sa seconde partie), aux mêmes éditions, à un prix abordable, et intitulée Le peintre imaginaire (2005). En voici la table dépliée : Entrées [Avec ces premières phrases qui feront la quatrième.] ; Labyrinthes ; Expositions ; Figures ; Comparaisons ; Antiques ; Bouquets, reflets ; L’âme, le déluge et la géométrie ; Lueurs, mouvements ; Dessins d’écrivains ; Le peintre amateur. Tout un art du regard, tout un art du vivre.
[34] Yves Boudier, Consolatio, postface de Martin Rueff, éditions Argol, 2012.
[35] Auront ainsi précédé, Là, (coll. Biennale Internationale des Poètes, farrago, 2003.) Fins, Vanités Carré Misère (L’Act Mem).
[37] Consolatio, p. 45.
[38] Ibid, p. 47.
[40] Cette postface, La mort au carré, d’une vingtaine de pages est incroyablement belle : savante sans être pédante, amicale sans rien concéder à la précision et à la rigueur, et en rien redondante, en un mot généreuse, absolument, « comme un ami parle à un ami ».