Jean-Luc Nancy, Jacques Derrida + la revue L’étrangère
17/03/2011 — Jean-Luc Nancy, Maurice Blanchot, Juan-Manuel Garrido, Jacques Derrida, Michaël Sprinker, L’étrangère numéro 26/27
Patience, patience,
Patience dans l’azur !
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr !
« Si le poème dit la chance d’un fruit mûr, le jeu du génitif permet — c’est sa chance... — de comprendre aussi bien « la chance de la production d’un fruit » que « la chance que ce fruit est lui-même ». Les deux significations ne sont pas séparables et c’est dans leur tressage qu’est donnée la fortune de passer au-delà des significations. Le fruit est une chance par lui-même : non seulement comme porteur de germination future, ni comme chair savoureuse, mais aussi comme épanouissement de l’arbre et comme fruition — pour reprendre un ancien synonyme de la jouissance — d’une simple présence odorante et colorée, généreuse et passagère.
Ce fruit du palmier de Valéry — plus loin le poème nomme les fruits du firmament — vaut pour la totalité de la présence, de la venue en présence ou du passage à la présence et de la présence, c’est-à-dire pour la création du monde. »
Jean-Luc Nancy [1]
« La chance est à la recherche de l’écriture, ne l’oublions pas, et n’oublions pas que ce qu’elle trouve sous la forme d’écriture, c’est « heureusement » la malchance, la chute, les dés lancés sans fin pour ne retomber qu’une fois (et en cette unique fois rayant l’unité, la totalité des coups), puisque c’est en tombant et seulement en tombant qu’ils donnent la marque. »
Maurice Blanchot [2]
A une pensée de la communauté, s’est substituée au fil du temps chez Jean-Luc Nancy, une pensée de l’avec [3] , qui se décline plus particulièrement dans les ouvrages de la dernière décennie, et selon de multiples modes d’intervention, de l’exposition au film, à la réflexion sur les images, la ou le politique, la psychanalyse, mais aussi le littéraire au sens le plus large, et plus spécialement la poésie [4], j’en oublie sans doute.
Un disciple de Piaget, Seymour Papert, avait inventé un dispositif (un langage dérivé du traitement de listes) tel que des enfants puissent élaborer par eux-mêmes des « objets pour penser avec » (objects to think with), infiniment divers, liés à leur expérience, à leur sensibilité, à leur forme d’esprit [5].
Pour penser avec — ce sera la chance de l’expression — s’entendra selon ces deux modes, la visée première n’étant pas pour autant moins tributaire des objets qui la fondent. Ce, à propos des livres et de la revue dont il sera rendu (tenu) compte ci-après : Maurice Blanchot Passion politique de Jean-Luc Nancy, avec Chances de la pensée, de Jean-Manuel Garrido, puis, Politique et amitié, des Entretiens de Jacques Derrida avec Michaël Sprinker, sur Marx et Althusser, enfin L’Étrangère n°26/27, la toujours surprenante revue dirigée par Pierre-Yves Soucy.
Jean-Luc Nancy ; Maurice Blanchot Passion politique
« Mais pour autant la communauté n’est pas une abstraction, ni un idéal flottant en l’air ; la communauté est elle-même ce mouvement ce rapport sans cesse en déplacement ; la communauté est le mouvement de l’écriture » [6]
Puisque précisément présenté par Jean-Luc Nancy, arrive sans doute à son heure, ce livre [7], qui porte en sous-titre : lettre-récit. Il s’agit d’une lettre de Maurice Blanchot à Roger Laporte du 22 décembre 1984. S’y ajoute une Lettre de Dionys Mascolo à Philippe Lacoue-Labarthe du 27 juillet 1984. Toutes deux avec les fac-simile : tapuscrit pour la première, manuscrit pour la seconde. Les dates disent un contexte, le projet de réalisation d’un Cahier[s] de L’Herne, sous la direction de Michel Haar. Projet qui n’aboutit pas [8], et dont Jean-Luc Nancy donne ici les raisons, et développe, en tant que seul témoin direct vivant, à la fois sa compréhension des faits, mais aussi son point de vue, non seulement à leur égard, mais aussi sur une certaine réception du parcours de Maurice Blanchot en ces années-là.
La parution, l’année précédente, de La Communauté inavouable [9] en réponse à l’article de Nancy La Communauté désoeuvrée, dans la revue Aléa, était à l’origine de la sollicitation de ce dernier ; ses liens avec Philippe Lacoue-Labarthe, (à l’époque en plus grande proximité avec Blanchot) conduisent à la médiation de Roger Laporte dont on sait les affinités tant avec l’un qu’avec l’autre. Si la lettre-récit du 22 décembre 1984 lui est destinée, elle l’est tout autant à Lacoue-Labarthe, ce que précise Blanchot in fine. Quant à la lettre de Mascolo, dans la mesure où elle comporte une analyse en profondeur, Nancy a souhaité l’incorporer à la réflexion, sans qu’elle soit pour autant une pièce décisive quant à la vérité de ce qui fait question, mais pour ce qu’elle suscite précisément de réflexion à venir.
En particulier — ce qui lui donne toute sa place ici — cette lettre évoque lumineusement les problématiques d’écriture avec ou sans pensée, et tout autant cette vue « qui de l’existence de la littérature peut conclure à la nécessité du communisme » [10].
Quant au récit de Blanchot ? Je peux présumer que vienne le hanter la déclaration finale de La folie du jour : « Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais. » [11] Il s’agit essentiellement de la relation de l’activité du journaliste dans les temps qui précèdent l’armistice de 1940, mais non moins, et c’est, si l’on ose l’expression, le Blanchot qui nous est plus familier, pour ce qui est de « la vraie vie » (l’écriture, le mouvement de l’écriture, son obscure recherche), la mention que le partage entre une activité diurne (le journalisme, les tâches alimentaires) et l’activité nocturne (l’écriture, qui à la façon de Kafka, rend étranger à toute autre exigence qu’elle-même, en changeant l’identité ou en l’orientant vers un inconnu insaisissable et angoissant), cette partition a pu « hâter une sorte de conversion de [soi]-même en [l’]ouvrant à l’attente et à la compréhension des changements bouleversants qui se préparaient ».
Dans la trentaine de pages qui forment sa présentation, Jean-Luc Nancy, qui s’était autrefois exprimé avec une netteté comparable [12], mais sans se référer à ces documents, esquisse les lignes d’un travail encore à venir [13], dont le sien sous l’angle de la passion. Le titre de l’ouvrage se réfère à la fin de la lettre-récit de Blanchot : « En quelque sorte, j’ai toujours eu une certaine passion politique [14]. »
Je ne résume pas l’économie de ces quelque trente pages, elles sont passionnantes et à lire ! En revanche, comme pour y inciter, mais aussi par ce que s’y dessine aussi une attente (livre à venir !), j’éprouve donc la nécessité de citer longuement les pages 30 et 31 :
« [Certes, il ne s’agissait que de pressentiments confus - et la confusion des esprits est bien une marque de l’époque - et, de plus, Maurice Blanchot n’a pas seulement réfléchi. Il s’est aussi égaré dans la vaticination et dans l’imprécation.] Cet emportement a deux aspects : d’une part, c’est celui d’un esprit enflammé de convictions reçues, de certitudes farouches et de ce fait forcément courtes ; d’autre part, c’est celui d’une pensée tendue à l’extrême, par l’extrême. Ces deux aspects présentent les deux faces de la même « passion » dont la lettre parle pour finir [cf. supra]. Il est toujours difficile d’invoquer sa propre passion dès qu’elle peut offrir une face sombre. Ne serait-ce pas toutefois le propre de la passion que d’avoir deux visages et n’y aurait-il pas aussi quelque courage à se réclamer, sans excuse ni vantardise, d’une force qui nous divise ? [15]
Il est en tout cas remarquable que dans La Communauté inavouable Blanchot ait repris d’une certaine manière la veine passionnelle. C’est un aspect de ce livre qui n’a, pour ce que je sais, presque pas été commenté. Je ne m’y arrête qu’un instant. Lorsqu’il a trouvé - par le numéro d’Aléa - l’occasion de reprendre explicitement une réflexion sur « la communauté » dont on peut penser qu’il se sentait comme tenu de la garder discrète, voire secrète, il l’a menée dans une direction - au demeurant éloignée de la mienne, sinon opposée - qui faisait surgir dans le fond obscur de la communauté une « communion » à plusieurs faces (érotique, christique, littéraire). Il est permis de penser qu’il rejouait là - à travers le prisme du mot « communisme » revisité - quelque chose de ce qui l’avait aimanté naguère sous d’autres termes. Mais il ne s’agit plus de « droite » ou de « gauche ». Il s’agit d’un registre plus profond que la politique, celui de l’être-en-commun qui ne saurait se réduire à la politique. Peut-être l’« inavouable » est-il à ce compte, outre un caractère propre de cette « communion », Ie caractère d’une affirmation que Blanchot savait être risquée, difficilement tenable, exposée à un retour des accusations bien-pensantes. »
En même temps que Maurice Blanchot Passion Politique, les éditions Galilée donnent un recueil d’essais de Juan-Manuel Garrido Jean-Luc Nancy Chances de la pensée [16]. Ce jeune Universitaire chilien [17], a effectué sa thèse sous sa direction, publiée également chez Galilée, La formation des formes [18], dans laquelle je souligne : « Il faut aussi décrire la formation de ces formes pures elles-mêmes, qui a lieu à même ce qui, soudain, arrive, se trace, se forme, c’est-à-dire dans l’acte – à vrai dire pure passion – où la sensibilité commence. »
Création ex nihilo, vie éternelle, corps, toucher et soi, brièvement la torture, la chance de la pensée que représente l’expérience de celle de Jean-Luc Nancy, telle que la perçoit Juan-Manuel Garrido s’inscrit ici dans le programme général de déconstruction du christianisme [19] initié au début des années 90, et plus spécialement sous l’angle de l’idée d’incarnation [20].
Jacques Derrida ; Politique et amitié
Entretiens avec Michaël Sprinker sur Marx et Althusser
Est-ce l’effet d’un « communisme de pensée », un « communisme littéraire » que paraisse aujourd’hui la traduction de ces entretiens de Jacques Derrida [21] (une première publication en langue anglaise en décembre 1992 [22]) ? Le contexte français : le décès de Louis Althusser en 1991, la parution de Spectres de Marx en 1993, ne sont sans doute pas étrangers au fait que ce texte n’ait pas alors été traduit, ainsi que l’indique dans sa note d’éditeur Pierre Alferi.
Vient-il à son heure ? comme une des nombreuses pièces à ajouter à la Biographie telle que l’a élaborée Benoît Peeters, sans doute, notamment sur le chapitre des relations avec Louis Althussser [23]. C’est aussi dans la toute première partie de l’ouvrage un étonnant moment de sociologie d’un milieu intellectuel très spécifique, des philosophes de l’École Normale Supérieure de l’époque, ainsi que l’indiquent ces deux témoignages d’une aussi savante qu’étonnante pratique de l’évitement :
« Nous avons tous une manière idiosyncrasique, idiomatique, de travailler, de lire, de ne pas lire, de lire sans lire, de ne pas lire en lisant, d’éviter sans éviter, de dénier. Althusser avait la sienne. Et pour le lire et l’interpréter à son tour, il faut tenir compte, comme dans tous les cas, de cette singulière “économie” ». ( 29)
[...]
« Une sociologie intellectuelle reste à faire de cette dimension de la vie intellectuelle ou académique française et notamment de ce milieu normalien où la pratique de l’éviction est stupéfiante. [...] Mais il faut aussi tenir compte d’une sorte de surentraînement à traiter les problèmes de façon économique, potentielle, algébrique, comme le font des joueurs d’échecs qui n’ont pas besoin que la partie se déroule effectivement pour anticiper les coups de l’adversaire, y répondre virtuellement d’avance, pré-interpréter fictivement tous les déplacements possibles et deviner la stratégie de l’autre au plus petit indice. Tout cela relève de la théorie des jeux philosophiques dans un petit milieu surentraîné au déchiffrement. » (38)
On y déchiffrera heureusement bien davantage que ces aspects non négligeables sans doute dans leur contexte [24], et surtout une pensée à l’oeuvre (avec un interlocuteur incisif, qui ne cède rien) qui annonce d’une part la relecture de Marx à nouveaux frais [25], mais aussi donne à entendre ce qu’il en est de « la démocratie à venir » [26]. Exemplaire, paradigmatique, le long développement des pages 80 à 90, en réponse à la question : « En vous écoutant hier, comme s’il s’agissait de la politique de l’amitié, je n’ai pas cessé de me demander : quel genre d’action est autorisée, ou exigée par la déconstruction ? ».
Je voudrais en garder, « en dernière instance » :
— concernant le politique :
« Le « politique » lui-même est un philosophème - et finalement très obscur. Évidemment : aucune déconstruction n’est apolitique pour autant, mais dire que la déconstruction est politique, de part en part, c’est une réponse trop facile. En tout cas, une déconstruction ne peut pas ne pas être d’abord une généalogie, une série de questions généalogiques sur la totalité du discours qui a justifié le politique, construit la philosophie politique. Par exemple, ce séminaire sur l’amitié, puisque vous y faites allusion, c’est aussi au moins une tentative pour reconstituer, en suivant, ce fil conducteur, la matrice d’un grand nombre de philosophèmes politiques et de les mettre en réseau. Pas plus que dans un autre, rien n’est clair, rien n’est donné dans ce domaine. Cela n’empêche pas de faire des calculs de stratégie et de prendre des décisions ou des responsabilités. » (80/81)
— concernant démocratie et déconstruction :
« Pour faire très, très vite, disons que le séminaire [une lecture de Heidegger] est orienté vers une pensée de la démocratie, mais d’une démocratie pour laquelle les concepts courants qui servent à définir la démocratie sont insuffisants. On peut dire que c’est une déconstruction de l’idée communément admise de la démocratie. C’est toujours très dangereux. Et il est toujours très dangereux de s’expliquer avec Heidegger. C’est ce danger qu’ont occulté les althussériens. Dans la pensée, c’est-à-dire partout, il faut courir des dangers. Pas de responsabilité sans cela. Il faut aller voir là où quelquefois la pensée s’expose au pire, politiquement. Sans quoi, c’est encore pire, le pire plus et avec la bonne conscience. » (82/83)
— concernant le concept d’égalité :
« Le fil conducteur de l’amitié est pour cela très utile, il touche à tout. J’essaie de penser une égalité, par exemple, qui ne soit pas l’homogénéité, qui tienne compte de l’hétérogénéité, de la singularité infinie, de l’altérité infinie. À mon avis, ni le motif de l’égalité, ni même celui de responsabilité ne sont conciliables avec le concept de subjectivité ou d’identité subjective (que je crois déresponsabilisant, destiné en tout cas à limiter la responsabilité éthico-politique dans l’ordre du droit calculable), mais il appelle, au contraire, la prise en compte d’une certaine hétérogénéité infinie, d’une distance infinie. » (84)
— concernant l’action :
« Alors, quelle action politique ? Le lieu du politique est pour moi le lieu d’une négociation entre, disons, l’ensemble ouvert des données présentes ou présentables, telles que je peux en tenter l’analyse (toujours finie), et cette « démocratie à venir » qui reste inaccessible, non pas simplement comme idéal régulateur, mais parce qu’elle a toujours, disons, la structure de la promesse et du rapport à l’altérité, parce qu’elle n’a jamais la forme identifiable de la présence ou de la présence à soi. Mais l’événement de cette promesse a lieu ici, maintenant, dans la singularité d’un ici-maintenant que je crois devoir dissocier, si paradoxal que cela paraisse, de la valeur de présence. » (85)
Toutes notions, toujours à l’ordre du jour. Comme le souligne Pierre Alferi : « Vingt ans après, l’évaluation de l’héritage marxien reste au coeur de toute réflexion politique radicale ».
La collection dans laquelle sont publiés ces entretiens s’intitule La philosophie, en effet. [27]
L’étrangère ; n° 26/27
« Ne me donnez rien de fixe, d’assis, de statique. Ne me donnez pas l’infini ou l’éternel : rien de l’infinité, rien de l’éternité. Donnez-moi le calme, le blanc bouillonnement, l’incandescence et la froideur du moment incarné : le moment, la chair vive de tout changement, de toute hâte et de toute opposition : le moment, le présent immédiat, le Maintenant. »
Avec cette citation de D.H. Lawrence [28], dans l’éditorial de la dernière livraison de la revue qu’il dirige, Pierre-Yves Soucy oppose à « L’Injonction de l’instant », l’exigence de poésie. Et comme pour les précédentes, l’énergie s’en déploie dans des contributions dont son commentaire justifie ainsi la diversité : « la démultiplication des formes - qui est aussi l’éclatement de toute forme restrictive incarnant quelque perfection statique - fait de celle-ci une attente dont la source est à la fois l’espace nouvellement engendré par la forme sous laquelle elle se découvre et le rapport sensible, saisi dans l’instant, avec un monde qui respire en nous. » [29]
Et de découvrir ainsi :
Il y a... de Didier Cahen, qui s’il connaît bien Jean-Luc Nancy (et l’oeuvre de Blanchot, pour ne citer que ce qui concerne les parages de cette lettre), ne s’est sans doute pas concerté avec lui, qui dans son "Fortuite, furtive, fertile " écrit : « Mais le sort - la chance, la fortune, le cas - se montre alors identique à la nécessité et "qu’il y a du sort" dit exactement "qu’il y a" pris absolument. L’être est fortune et n’est rien d’autre. » Un nom symbolisera le don (la main recommandée) du poème : Giroux [30]. Il est bon au signataire de ces lignes de rappeler que si Didier Cahen a beaucoup oeuvré pour une meilleure connaissance des discrets Marcel Cohen ou Edmond Jabès, il est aussi le poète délicat d’Un monde en prose [31] ; avec lui « Ciel c’est... garder la route ouverte... »
Et en mettant le sommaire en désordre [32] :
Je me souviens [33] de « Tous les mots sont adultes ». Non complété de : « Seul l’espace où ils retentissent, espace infiniment vide comme un jardin où, bien après qu’ils ont disparu, continueraient de s’entendre les cris joyeux des enfants, les reconduit vers la mort perpétuelle où ils semblent naître toujours. », ce fragment du Pas au-delà, avait donné son titre à un recueil d’exercices, fruit des rencontres et de la pratique des ateliers d’écriture de François Bon [34]. Aujourd’hui « sorti du livre » [35], il a bien voulu confier à l’Étrangère des notes extraites de Carnets du dedans qui se concluent par un fragment d’apparente facture blanchotienne, mais bien dans la rhétorique et la syntaxe tierslivresques [36] :
« Nous n’avions plus besoin de livre, maintenant il s’écrivait partout, maintenant nous l’écrivions nous. Et c’était tellement plus difficile maintenant : mais ce n’était pas ce qu’ils avaient fait du monde, le difficile ? »
Bon convoque, c’est judicieux, le prophète Habakuk ; de celui-ci on a retenu l’épigraphe du commentaire de l’Épitre aux Romains de Luther : « un juste vit par sa fidélité », il n’est donc pas hasardeux de le retrouver ici. On lit, pour l’exemple :
« 8 juillet 2010
fin du culte des livres
de ce qui nous habite de phrases et de mots
Première passe écrite en avril 2009, sur mon site d’expérimentation anonyme de cette époque-là, Habakuk, repris une première fois dans le choc de l’arrivée Québec, en octobre 2009. Et deuxième passe écrite dans le choc symétrique du retour. Le désarroi où on est : un camion vous a livré vos caisses de livres, ils s’effritent dans vos mains — quelque chose a basculé, mais cette bascule qui vous emporte pourrait emporter le monde. » [37]
Souscrira(it) volontiers à : « et l’art du rêve même de venait notre guerre et notre mémoire un devoir » Christophe Van Rossom, qui donnait d’ailleurs naguère un Savoir de guerre [38]. Qui se revendique enseignant : je continue plus que jamais d’enseigner, profère-t-il, et avec une énergie combattante ! On retiendra son Oui :
« Joyce conclut Ulysse par ce mot : oui. C’est un oui épiphanique qui a traversé tous les non. Il vaut mieux que les non souvent tissés d’une multitude de oui rongés de compromission. »
Roboratives sont ses affirmations, dont celles qui portent haut les couleurs de langues que l’on n’étudie plus [39] : « Toutes lampes éteintes dans la nuit, que la colère me soit muse et compagne — je vous emboîte le pas, ô Baudelaire et Juvénal. » conclut-il.
Continuons à bousculer, recomposer le sommaire [40] à l’image de la photographie d’Isabelle Arthuis [41] qui commande l’entrée dans la revue.
Très arbitrairement et juste pour tâcher à communiquer une teneur d’ensemble, j’associerais, regrouperais des valeurs sûres, reconnues, puis des textes traduits, des études relatives à l’esthétique, et mettrais en valeur qui, pour moi, est découverte.
Retrouvailles donc, avec Patrick Beurard-Valdoye et un extrait de de Gadjo-Migrandt, le sixième volume (en cours) du Cycle des exils, pour approcher la véracité de la musique du parlé (superbe évocation de Janáček), les Boustrophes de Philippe Beck (parution incessante chez Editor Pack, dont une Variation XIII, où « Il [s’appelle un poète ?]/glisse sur une eau terrée,/non baissée, comme l’Araignée Lipatti/qui robéit à Luthier Manquant ». En termes d’oubli, Joël-Claude Meffre rappelle que : « Certains d’entre les noms appellent en nous tel visage révéré. Le visage d’un nom devient le nom d’un visage. », ce que soulignent les extraits du Journal d’Yves Charnet, qui évoque dans les rues de Toulouse Chimère aux cheveux courts dans une élégie d’outre-amour. Myriam Eck lui répond : « Ta langue délie un corps dans ma langue. »
Du côté des textes traduits, Sarah Plimpton, dont a été publié récemment L’Autre Soleil, un extrait d’une suite : Crépuscule, dont ce poème initial : la nouvelle lune/glisse à l’intérieur, d’un mince sourire/j’ai repoussé l’heure tout à la fin/alors qu’autour se fissure/ta voix venue d’ailleurs. Bord et pli de l’américain Paul Hoover distille d’énigmatiques distiques qui donnent à rêver : « la violence et ses filles/l’amour et son garçon ». Le Mexique nous apporte Francisco Segovia : Nous sommes seuls à nous tenir, comme absents/assurant la garde ainsi que José Maria Espinasa avec un extrait de Piélago (Océan) : « Que tente de saisir chaque mot sinon l’âme ? [...]/Oui, mais aussi d’un passé qui nous précède,/ce qui fut se révèle comme futur/qui en ses grandes lignes est vision infime/nous rivant au miracle du présent. »
Réclament une lecture attentive, documentée, Regards (seconde partie) de Michel Pagnoux [42] et le texte de Christian Ruby sous-titré : « La construction du spectateur des arts plastiques chez Denis Diderot ». Tous deux en fin de volume, comme s’ils appelaient à la relecture de l’ensemble, comme une élévation du sensible au mieux intelligible (96 notes/références pour le texte de Ruby) comme pour souligner le politique du poétique :
« En acceptant donc de prendre au sérieux les différences des goûts, Diderot se donne les moyens d’esquisser une conception du commun, de la société et du public autrement plus riche en déterminations et en projets, en débordements et en conflits. En fin de compte, l’analyse de ce divers vivant peut être employée à faire comprendre ce qu’est une société qui n’est pas aliénée comme celle que « nous » avons sous les yeux, laquelle se conçoit elle-même comme un spectacle. Il pousse à concevoir les dynamiques nouvelles impulsées par une société dans laquelle la multiplicité des valeurs et des perspectives pourrait être prise au sérieux, faire l’objet de projets et d’essais de vie collective, révisables et toujours ouverts. »
Je copie le début de « Et si je t’écris petit » :
« et si je t’écris petit
cette enfance manquée
au bout des doigts retiens
la colère qui gronde
et si je te fais pleurer
dis-moi pourquoi
cela te fait du bien
le pistolet dans ta bouche
c’est pour que tu n’arrêtes pas
de respirer
pour que quand tu chavires
ce soit du côté où on t’embrassera »
Violaine Forest, est comédienne, a animé de de 1994 à 2007 une émission de radio consacrée à la poésie québecoise et internationale. Voilà qui est sensible - et l’air de rien, remarquablement efficace - dans le long poème d’une douzaine de pages qu’elle a confié à Pierre-Yves Soucy. S’y font sentir, les marques de l’oralité, du rythme, de l’adresse, de la place et de la tenue du corps. À la lecture se sent très vite, d’emblée même, le poème à dire, à jouer, qui invite à performer un défilé de scènes, d’interpellations, voici encore :
Comme un brasier rauque — la ville
s’ouvre — crachant sur tout
garder le rythme, tirer rapide et
sourde — tirer encore — et mordre, casser le pas
pousser plus loin la charge
attraper la rampe, se laisser glisser, chute !!!
Crever les eaux
Coule — lente — la vie — qui colle — des trous
plein les yeux — marcher du côté du vide — rien à donner, rien à perdre
éviter les coups et prendre son temps
avant de parler — cracher plus fort
attendre l’ambulance — garder le corps
— Les yeux — fermés
[1] Jean-Luc Nancy, Fortuite, furtive, fertile ; cette intervention au Festival international de philosophie de Modène en septembre 2010, qui a pour exergue, l’extrait de Palme (Charmes, 1922) a été accueillie in extenso dans la revue L’étrangère, n° 26/27, 2011 (pp. 41-53) ; en figurent quelques extraits dans les notes de la Tribune de Genève, sous la forme de réponses à des questions d’Antonio Torrenzano.
Le paragraphe se poursuit ainsi :
« Héraclite représente le monde comme le jeu de dés d’un enfant.
Le monothéisme occidental représente la création comme un acte gratuit, souverain, arbitraire et surgissant au milieu de rien. L’enfant joueur, le dieu qui crée par gloire ou par amour sont l’un et l’autre dans un certain plaisir. Ils sont le plaisir même de la venue du monde qui n’est rien d’autre que la possibilité qu’il y ait des rencontres. C’est pourquoi le monde n’a pas de signification, même si en lui nous savons constituer d’innombrables chaînes signifiantes. Le monde est lui-même un fruit odorant et coloré, généreux et passager. Il peut être puant et blême, ingrat et figé dans la permanence. Il reste cependant la seule chance d’être. »
Comme s’il évoquait, premier temps, la contiguïté des mondes biblique et hellénistique, cf. « J’étais à l’oeuvre auprès de lui, me réjouissant chaque jour, et jouant sans cesse en sa présence, jouant sur le globe de sa terre, et trouvant mes délices parmi les enfants des hommes. » (Proverbes, 8, 30-31, traduction Abbé Crampon ; la TOB, quant à elle, pour ce qui est de la sagesse présentant ses titres au même chapitre, déclare : « J’ai découvert la science de l’opportunité. » Le second temps dit la pensée philosophique de Jean-Luc Nancy (Sens du monde, par exemple) ; ce festival sur la fortune lui aura permis d’éclairer tout un réseau sémantique autour de tukhè, automaton, heur, malheur, chance, malchance etc., et de préciser que la fête n’advient que par chance.
Le chapitre premier de L’Adoration, Galilée, 2010, déploie, lui aussi les harmoniques de la fortuité.
[2] Maurice Blanchot, Le pas au-delà, Gallimard, 1973, p. 43. Ajoutons (ibid.) :
« La chance, c’est le nom par lequel t’attire le hasard pour que tu ne sois pas conscient de la multiplicité non qualifiable où il te perd et sans autres règles que celles qui toujours relancent le multiple comme jeu : le jeu du multiple. Jeu qui a pour enjeu, tout en supprimant ce qui divise en chance et malchance, de relancer sans cesse la pluralité. Jouer, c’est alors jouer contre chance et malchance - la logique binaire... pour la pluralité du jeu. Mais jouer ? Oui, jouer, même si tu ne le peux pas. Jouer, c’est désirer, désirer sans désir, et déjà désirer jouer. »
Il faudrait citer intégralement les pages 37 à 43, pour en donner tout le fil de pensée !
[3] Cf. ces lignes de L’Adoration.
[4] Sur ce point, comment ne pas rappeler un entretien avec Emmanuel Laugier, pour la revue L’Animal (n° 14/15, été 2003), qui montre la constance d’un regard, d’une écoute, d’une sensibilité, d’une pensée :
« Mais j’aime bien la situation qui est celle du contemporain en tant que tel : c’est un rendez-vous brut. Une occasion nous rassemble, aucun critère ne nous a précédés, et nous nous essayons l’un à l’autre... C’est en somme du ready-made, dans la conception duquel, comme vous savez, le « rendez-vous » joue un rôle déterminant. [...] C’est un plaisir, un peu, une curiosité, une sensibilité ou pour dire mieux une susceptibilité, une excitabilité. Je suis susceptible à des impressions qui excitent, agacent, chatouillent ou énervent chez moi quelques cordes étranges, dont je ne sais pas et dont pourtant je crois très bien savoir pourquoi elles sont posées là, faussement engourdies, à côté des claviers et tabulateurs du travail des concepts... Les sens du vers, du versement, de l’averse et du revers. Le revers de la philosophie ... voilà un thème ... Mais philosophie et poésie ne sont-elles pas, de naissance commune, structurées comme un ruban de Moebius ?
Un dernier mot : il y a dans ce ruban tout à la fois une possibilité d’angoisse (on n’en sort pas) et une disposition joueuse (comme un fort-da ! qui renverrait sans fin l’une à l’autre). La conjonction - voire bien plus, la mêmeté - de l’angoisse et du jeu, voilà ce que la poésie a la témérité d’assumer, ou bien de ... jouer. Il nous est devenu, aujourd’hui, très difficile de jouer, j’entends en mode nietzschéen de « grand jeu du monde » et du « divin enfant joueur ». Mais en même temps, qu’il y ait « du jeu » dans le sens, dans le monde, dans les plus serrés des systèmes et dans l’amour/la mort, du jeu au sens d’un assemblage qui joue et n’assemble donc pas tout à fait correctement, cela aussi fait partie de nous aujourd’hui. Paradoxe : ce qui résiste, c’est qu’il y ait du jeu. »
A lire, tout l’entretien.
[5] Référence à l’article de Jacques Perriault, Revue française de pédagogie, n° 62, 1983, pp. 94-96, à propos de Seymour Papert, Jaillissement de l’esprit : ordinateurs et apprentissage, Flammarion, 1981.
[6] Jean-Luc Nancy, dans le documentaire, "Maurice Blanchot" INA/FR3, 1998, conçu par Hugo Santiago et Christophe Bident. Lire la retranscription de ce propos.
[7] Jean-Luc Nancy Maurice Blanchot, Passion politique aux éditions Galilée, 2011.
[8] Relativement à cet « air du temps », le lecteur intéressé pourra trouver dans les archives de La Quinzaine littéraire, deux lettres de Maurice Blanchot (17, 21 avril 1977), que Maurice Nadeau publia en 1998 (Quinzaine du 16/06, numéro 741), suite à la parution de Blanchot, partenaire invisible de Christophe Bident et des réactions qu’elle suscita.
[9] Le livre de Maurice Blanchot publié aux éditions de Minuit en 1983 n’en a sans doute pas fini de susciter le commentaire, en raison des auteurs qu’il convoque : Bataille, Duras, des problèmes soulevés : le politique et la communauté, le communisme de pensée, la communauté des amants (v. cette esquisse), des interlocuteurs invisibles (Lacan, Derrida), et bien sûr de la stature de l’auteur de l’Écriture du désastre ; Nancy y est revenu à l’occasion d’une édition italienne du livre de Blanchot, avec La Communauté affrontée ; récemment il s’interrogeait sur le minimum d’oeuvre que suppose le désoeuvrement dans un entretien avec Ginette Michaud ; il prévoit de revenir à nouveau sur le livre et les questions qu’il ne finit pas de poser.
[10] Ainsi que l’exprimait la fin de cette lettre à Ilija Bojovic :
« Écrire, la demande d’écriture (non plus l’écriture qui était toujours mise au service de la parole orale ou encore de la pensée idéologique, mais au contraire, l’écriture doucement libérée par sa propre force comme si elle s’adonnait à l’interrogation qu’elle est la seule à cacher) libère peu à peu toutes les autres possibilités, une manière anonyme d’être en relation et de communiquer (qui remet tout en question, en premier lieu l’idée sur Dieu, sur Soi, sur la Vérité et ensuite sur le Livre et l’Œuvre eux-mêmes), afin que cette écriture considérée dans son austérité énigmatique n’ait pas pour finalité le Livre, la marque de la fin en quelque sorte, mais l’écriture que l’on pourrait envisager hors du discours, hors du langage.
Ce que j’essaie de dire (et de poser comme problématique) est la chose suivante : l’écriture, comme je l’ai envisagée, semble supposer un changement d’époque et pour parler de façon hyperbolique, la fin de l’Histoire et va en ce sens au-delà de l’avènement du communisme. Ce dernier est reconnu comme suprême, ne laisse rien en paix car le communisme est encore de l’autre côté du communisme. L’écriture devient alors une responsabilité effrayante. D’une manière invisible, l’écriture est appelée pour détruire, anéantir un discours dans lequel nous étions si malheureux, confortablement installés, renfermés. De ce point de vue, écrire est la plus grande force car elle enfreint inévitablement la Loi, toutes les lois ainsi que sa propre loi. Écrire, c’est fondamentalement dangereux, innocemment dangereux. » (Europe, n° 940/941, 2007)
[11] Maurice Blanchot, La folie du jour, Gallimard 2002, Fata Morgana, 1973. Ce bref « récit » n’en a pas fini de susciter les exégèses les plus subtiles. En voici une, passionnante : Antoine Philippe, La folie du psy (Espace Maurice Blanchot).
[12] Il s’agit de À propos de Blanchot, pp. 55-58, in L’Œil de bœuf, 14/15, mai 1998. Relevons cette articulation du littéraire et du politique :
« Blanchot s’occupe, pour finir, sous les noms d’ "écriture" ou de "désœuvrement", de la condition faite au sens, à sa production et à sa circulation, lorsque sont suspendues les fascinations et les distractions, les figures pleines de la signification et de la communication : bref, les mythes. La rupture (qui certes ne fut pas d’emblée donnée à Blanchot) avec toute "nouvelle mythologie" définit un écart et au romantisme et à la "littérature" même.
Pas de certitudes acquises, cela veut dire au moins : rien d’assuré quant à la communauté (rien de disponible quant au "peuple" ou quant à la "cité"). La certitude, au contraire, que tout imaginaire de la communauté la dénature - et qu’en même temps il n’y a de sens qu’en commun (non communiel). Ces deux propositions définissent l’envers du fascisme, l’envers des camps mis par les camps dans une lumière nue, et une tâche de pensée à laquelle Blanchot n’a pas cessé de prendre sa part.
Or c’est une question du mythe qui articule aussi bien la question du fascisme que celle, aujourd’hui, d’une pensée autre de la communauté et de l’histoire Plus précisément : c’est le rapport au mythe, à l’idée mythique ou mythologique, qui fait ici la différence entre les pensées (on le vérifie chaque jour, et une lecture des textes de Blanchot dans leur séquence historique le vérifierait aussi). C’est-à-dire aussi : la question de savoir comment soutenir l’absence de mythe. En d’autres termes, c’est la question de savoir comment, désormais, l’imaginaire peut rendre compte du symbolique (du lien, ou du sens). Ou bien, pour l’essayer avec d’autres mots encore : comment s’opère désormais ce que certains appellent la "subjectivation", l’appropriation d’une identité (et) de son être-en-commun. »
[13] Ce travail à venir, est-il précisé, ne méconnaît en rien, s’inscrivant sous leur contrôle, ceux, qui font autorité :
— de Christophe Bident***, Maurice Blanchot partenaire invisible, Champ Vallon, 1998, 2008.
— de Leslie Hill Blanchot, Extreme Contemporary, Routledge, 1997.
*** Pour Christophe Bident, on ajoutera Reconnaissances (Antelme Blanchot Deleuze), Calmann-Lévy, 2003, recension ici, et récemment l’édition de La condition critique, articles 1945-1998, textes réunis par Christophe Bident aux éditions Gallimard, voir cette note, après celle des Chroniques littéraires du Journal des débats, 1941-1944.
[14] Cf. Maurice Blanchot, Écrits politiques, Guerre d’Algérie, Mai 68, etc. 1958-1983, Lignes — Leo Scheer, 2003.
Limpide aux pages 154 à 163, est la lettre adressée au Nouvel Observateur, le 10 novembre 1987, auquel le magazine donna pour titre Penser l’Apocalypse, suite à la publication du livre de Victor Farias : Heidegger et le nazisme chez Verdier.
[15] Sur ce versant de la passion, reconnaissance à Évelyne Grossman qui me fit lire de Pierre Fédida [à l’occasion du n° 940/941 d’Europe] : Humain, déshumain, (PUF, 2007). Elle note :
« Pour lire Finnegans Wake, Joyce souhaitait un idéal lecteur insomniaque. Pour qui veut lire Blanchot, il faut sans doute une certaine plasticité psychique, une aptitude à la perte temporaire de nos représentations fixées, une souplesse des identifications - un penchant au « déshumain » peut-être, à condition d’entendre dans le terme ce qu’il implique aussi de positivité : la richesse d’un affranchissement provisoire des limites dites « humaines ». En ce sens, Pierre Fédida a raison de souligner que « l’écriture de Blanchot invite à se départir d’une représentation des identités sexuelles » (c’est ce qui le distingue en grande partie de Bataille). Ainsi, dans Le Très Haut, le corps c’est le fracas, la scène érotique n’a pas le support de personnages ; on ne peut pas identifier un homme ou une femme. La psychanalyse ne pense pas assez conclut-il que « l’expérience sexuelle est une perte d’identité ».
Tout comme la lecture de Blanchot. »
[16] Juan-Manuel Garrido Chances de la pensée,
À partir de Jean-Luc Nancy, Galilée, 2011.
[18] Juan-Manuel Garrido , La Formation des formes, Galilée, 2008.
[19] Faut-il rappeler La Déclosion, L’Adoration et autres Visitation ?
[20] Deux "pistes" pour le lecteur : Chance de la pensée, dans Contre-Attaques n° 1, janvier-juin 2009, pp. 25-28, et Le corps insacrifiable, in Europe n° 960, avril 2009, pp. 277-283.
[21] Jacques Derrida , Politique et amitié,
Entretiens avec Michael Sprinker autour de Marx et d’Althusser, aux éditions Galilée, 2011.
[22] Michaël Sprinker (1950-1999), un universitaire américain avait interrogé à la fin des années 80 Jacques Derrida sur ses rapports avec Louis Althusser et plus largement sur le marxisme. L’entretien parut dans le collectif : The Althusserian Legacy, Verso Books, décembre 1992, sous le titre : Politics and Friendship : An Interview with Jacques Derrida ; il connut presque aussitôt une version allemande (Argument Verlag, Hambourg, 1994.
[23] Dans l’index nominum de la biographie (recension le 20/10/2010) : Althusser, Louis, 12, 14, 86, 92, 95, 96, 102-104, 107, 115-117, 130, 133, 134, 136, 138, 153, 154, 182-194, 200, 216, 222, 226, 245, 247, 251, 263-265, 281, 285, 289, 291, 292, 324, 336, 337, 343, 345, 349, 395- 400, 406, 448-450, 508, 509, 534, 566, 582, 609, 610, 642.
Également les pages 182-196 : Dans l’ombre d’Althusser, pour les années 1963/1966, et plusieurs référence à Politics and Friendship.
[24] Une anecdote signifiante :
« C’était très difficile de ne pas entrer dans le Parti. Quand il y a eu 1956, la répression en Hongrie, certains de ces intellectuels communistes ont commencé à quitter le Parti. Althusser ne l’a, et je crois, ne l’aurait jamais fait. Gérard Genette, qui était au Parti jusqu’en 1956, m’a raconté qu’il était allé voir Althusser après la révolte hongroise pour lui confier son inquiétude, son angoisse, ses raisons, et sans doute pour lui demander conseil. Althusser lui aurait dit : « Mais si ce que tu dis était vrai, alors le Parti aurait tort. » Ce qui paraissait exclu et démontrer par l’absurde que ce que disait Genette devait être corrigé. Et Genette m’a dit en riant : « J’ai tiré la conclusion de cette extraordinaire formulation, j’ai aussitôt quitté le Parti. » (51)
[25] Spectres de Marx, Galilée, 1993, suscitera les réactions des marxistes de langue anglaise. Michaël Sprinker, les rassemblera dans le collectif Ghostly Demarcations, Verso Books, 1999, avec une réponse de Jacques Derrida (publiée en français, sous le titre de Marx & Sons, PUF/Galilée, 2002.
[26] Cf. Marie-Louise Mallet (dir.) La Démocratie à venir, Autour de Jacques Derrida, Cerisy 2002, publié par Galilée en 2004.
[27] Ce fut une des toutes premières aux éditions Galilée qui mentionnent fidèlement : dirigée par Jacques Derrida, Sarah Kofman, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy.
[28] D.H. Lawrence, Sous l’étoile du chien, La Différence, 1989.
[29] La résonance est patente avec les échanges entre Jean-Luc Nancy et Ginette Michaud (Le désir des formes, Europe n° 960, avril 2009, pp. 207-219 ; philosophiquement elle rejoint La Formation des formes de Jean-Manuel Garrido (Galilée, 2008).
[30] Dans Qui a peur de la littérature ? (éditions Kimé, 2001, Didier Cahen évoque, c’est tout dire, Roger Giroux en ces termes :
Giroux l’inconnu ! Un poète rare comme seul un poète sait l’être. En soi un monde à l’intérieur du monde ...
Homme discret, certes ; mais d’abord, rareté d’une parole et du livre, infiniment pesés et mesurés à l’aune de ce très peu de chose qu’il lui fallait absolument tenter de dire. Lui-même ...
Très peu de chose, un presque rien mais dans les formes : parole tendue, retenue, mots désarmés et réarticulés, une musique de la langue dédiée à l’émancipation du chant. Nous-mêmes, alors ... « L’arbre, le temps », son livre, la juxtaposition et la séparation de nos racines : l’être manque, ici, pour mieux laisser la place à l’autre ... , à son poème ...
[31] Didier Cahen, Un monde en prose, éditions Apogée, 2002. La quatrième en manifestait la poétique avec ces lignes :
Ouvir le livre. Habiller le silence.
Ici et là, s’habituer au vent qui passe. Articuler les mots et racccourcir les phrases pour mieux se concentrer sur l’essentiel : les yeux de l’enfance, l’ombre portée, le peu de nom des choses...
Tenir parole, nourrir la prose du monde. Poursuivre le jour même... Poursuivre, comme je suis...
[32] Comme Muriel Pic le fait pour la Bibliothèque ! Avec le renfort de Christian Prigent en préliminaire, Dans la maison des hommes, dont ces mots :
« Car il n’existe pas d’humain qui se satisfasse de seulement vivre. Voilà pourquoi il n’est aucun humain qui ne « lise ». Au moins chacun lit-il, à mesure qu’il vit, la représentation qu’il se fait de sa propre vie. Puis il lit celles que, de la vie, d’autres se font, par exemple dans des livres. De l’entassement « motérialisé » (comme disait Lacan) puis matérialisé (dans des objets imprimés) de ces représentations sont faites les bibliothèques. Qui en montre des images sélectionnées et synthétisées nous montre autre chose qu’un échantillon de décor domestique pittoresque. Il nous fait voir, embaumée d’un nappage ostensiblement glacé, une pensée : une figure de l’assignation de nos vies aux formes de leur représentation - un flash sur ce qui fait que l’espèce est l’espèce. »
Ils rejoignent ces mots de Cassirer à propos de la bibliothèque de Warburg : « De l’ordonnancement des livres émergeait sous une forme toujours plus claire une série d’images, de motifs déterminés et d’images originelles, et derrière cette complexité je voyais finalement surgir clairement la figurante dominante de l’homme qui avait construit cette bibliothèque. » Ils forment exergue à La bibliotheca obscura de William Henry Fox Talbot, qui suit une série de photomontages, dont il sera loisible au lecteur de repérer qui a autorisé la spécialiste des montages benjaminiens à ces démontages-remontages ; après tout on doit au dernier cité un « Je déballe ma bibliothèque ! »
Aux éditions Filigranes, sises à Trézélan en Bégard, où l’on pense (c’est classé) avec Perec qu’« Il n’est pas mauvais que nos bibliothèques servent de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourre-tout. »
[33] Fortuitement, par chance donc, à signaler la recension remarquable (Acta Fabula) de Maxime Decout de l’ouvrage de Christelle Reggiani, L’Éternel et l’Éphémère. Temporalités dans l’œuvre de Georges Perec, Amsterdam : Éditions Rodopi, coll. « Faux titre », 2010
[34] La méthode, on s’en souvient, fut très bien accueillie.
[35] Expression à prendre avec précautions, tant n’y sont pas seulement entrés et qui le voudraient, il ne s’agit que du pluricentenaire parallélépipède de papier.
[36] Note de François Bon : « Je précise : il s’agit des trois bases (carnets du dedans, carnets du dehors, blog/journal, plus une en accès privé) du site Tiers Livre, et ne concerne ni remue. net ni publie. net, que je gère mais qui ne m’appartiennent pas. Il reste friche.net, mais ce site entrepôt et labo, j’en ai seul la clé, il s’éteindra de lui-même par non renouvellement auprès de son hébergeur. »
[37] Et pour les familiers de l’idiome bonien, voici la bascule :
« C’est fini, nous n’en avions plus besoin. Nous marchions dans la nuit, yeux écarquillés, mains à tâtons, mais dans nos cris et nos appels, et nos émerveillements, les langues se répondaient, les langues s’accumulaient, les langues se hérissaient jusqu’à ces crêtes dures dont alors chacun se faisait porteur et repassait à l’autre : ce que nous nommions littérature est-ce que ç’avait jamais été autrement ? »
Dieu merci, ou qui vous voudrez, l’amour du livre ne s’en fait pas moins bibliothèque et la théorie des aînés aimés est chantée comme à l’accoutumée : l’enclume Faulkner et l’incendie Dostoïevski ; aux accents de la déploration (je songe aux machicoteurs du XV° siècle) se mêle la lyrique la plus travaillée, retentissante des échos de mille lectures :
« Et la beauté pourtant, et ce qu’on trouvait encore à chuchoter, et ce qu’on avait en mémoire de tous les mots, de toutes les phrases. Regarde : nous levions nos mains, et toute la bibliothèque du monde et des temps apparaissant, devenait déni à ces guerres et à cette bourbe, mais notre impuissance disais-tu, notre impuissance - se lever, se lever et marcher, et rien plus de mots que ce nous en pouvions porter. »
[38] Chez William Blake & Co. ; livre remarqué ici. On retrouve son sens de la formule : Se sentir seul est le programme, et de convoquer Quignard et Annie Le Brun...
[39] Est-ce pour l’amour du grec, qu’il intitule son manifeste Coprolithes ? : « Les coprolithes sont des excréments fossilisés. En les étudiant, les paléontologues parviennent souvent à reconstituer assez précisément le mode de vie de la créature qui les déféqua. Les millénaires n’ont pas de prise sur ce qui semble dérisoire. »
[40] PIERRE-YVES SOUCY L’injonction de l’instant, DIDIER CAHEN Il y a..., CHRISTOPHE VAN ROSSOM Coprolithes, MYRIAM ECK Mains, JEAN-LUC NANCY Fortuite, furtive, fertile, PATRICK BEURARD-VALDOYE Amour en cage, PAUL HOOVER Bord et pli, SARAH PLIMPTON Crépuscule, FRANCISCO SEGOVIA De garde, JOSÉ MARIA ESPINASA Sur une paroi d’air, VIOLAINE FOREST Et si je t’écris petit, JOËL-CLAUDE MEFFRE En termes d’oubli, FRANÇOIS BON Carnets du dedans, PHILIPPE BECK Boustrophes, YVES CHARNET À chaque mot une blessure, MICHEL PAGNOUX Regards (seconde partie), CHRISTIAN RUBY « Tableau que me veux-tu ? ».
[42] Voir la recension de l’Étrangère n° 25