texte du 24 juillet 2005
Lumière, infranchissable pourriture et autres essais sur Jouve
Aux éditions Fata Morgana, il est précisé achevé d’imprimer, le 11 octobre 1987, centième anniversaire de la naissance de Pierre Jean Jouve ; avec des lettrines dessinées par Joseph Sima pour l’édition originale de Kyrie (G.L.M. 1938) [1]
Lumière, extase de ce qui fut un corps en étant l’amour, te voilà cadavre, infranchissable pourriture, un gouffre de réalité que l’amour seul, un instant, ou le crime à chaque minute d’une vie parviennent à combler.
De juillet 1930 (N° 123) à octobre 1937 (n° 198), les Cahiers du Sud, publient neuf textes de Joë Bousquet dont deux seront réunis en un seul chapitre : Explications sur Pierre Jean Jouve, qui n’était son contexte précis (une note de Schwab dans la NRF à propos de Sueur de sang ) aurait pu donner son titre au recueil, en remplaçant sur par avec.
Joë Bousquet s’y exprime souvent de manière très directe : « Il ne faut pas se fier à sa colère », « Celui qui comprend la poésie hait les hommes... » (pp. 67-68), « C’est très, très bien » (P. 10). C’est le ton général, passionné de cette « explication ».
Bousquet part d’un étonnement et d’une admiration : « Pierre Jean Jouve a écrit des livres de prose très nets, pleins d’âme et qui avaient une atmosphère bien à eux ; [...] il a recommencé et il est étourdissant qu’un poète réussisse à lier ce qui a été délié, à nous porter au contact d’une œuvre dure comme la mort. Et tout en indiquant ne « récapituler que de mémoire, sans avoir un texte sous les yeux » Bousquet va à l’essentiel : « le Jouve prosateur n’est pas le Jouve poète. Ils sont même ennemis l’un de l’autre ». Et d’achever par ce trait d’auto-ironie constant : « mettons que je me sois contenté encore de parler de moi , en lui faisant hommage de ces succinctes réflexions ».
Ce premier essai est la clé au sens musical de l’ensemble : la comparaison de deux poétiques, de la proximité-distance de deux hommes, sorte de danse de Jacob et de l’ange, mais quel est lequel ?
Ainsi parcourt-on La symphonie à Dieu , « une tentative inouïe pour faire du monde créé l’arc en ciel de notre esprit », avec cet aveu « J’ai besoin que Jouve me montre le trésor auquel j’ai renoncé (chapitre deux), puis A propos de Vagadu, « on dirait que l’esprit de Jouve, le poète, le cœur de Catherine Crachat remonte à ses sources qui sont les sources de toute vie. » et aussi : « Et si chemin faisant Pierre Jean Jouve avait incinéré le Carnaval du roman psychologique « (certainement !), ce qui arrive bien sûr quand on « a fait éclater au plein cœur de l’Idéalisme le témoignage irrécusable de la matière » ! (chapitre trois). L’homme de la tradition d’Oc a pour l’auteur d’Histoires sanglantes (chapitre quatre) ce conseil bienveillant : « Je n’ai pas assez d’espace pour lui résumer la tradition cathare : il lui appartient de la recréer sur ce mot, que je lui révèle, des Albigeois qui invoquaient : « Notre Dame le Saint Esprit ! » Qu’il veuille bien, aussi, lire dans un derniers numéros des Cahiers du Sud les « fragments d’une érotologie » de René Nelli. Il verra son expérience poétique corroborée par les idées d’un jeune héritier d’une tradition ésotérique à laquelle Goethe accordait du crédit et qui est appelée, peut-être à ressusciter l’esprit méditerranéen. Je ne sais si Jouve suivit ce conseil. En tous cas Bousquet comprenait cet avis : « Les mères veillent toujours sous la terre quand nous sommes avec les femmes ! »
Arrive l’Explication . Jean Ballard qui édite les cahiers du Sud et dont l’accompagnement des textes est remarquable et donne au débat une haute tenue, insère une protestation de Bousquet, une réponse de Raymond Schwab , enfin une sorte de résumé par Bousquet des idées suggérées par ce débat sous forme de lettre à Ballard. Belle occasion de voir se définir deux poétiques proches et cette affirmation de Bousquet : je ne suis pas poète, mais je soutiens comme les poètes que la sensation est l’unité de l’être et de la pensée. après avoir affirmé dans sa protestation « que le triple univers moral, matériel, intellectuel, n’est pour Jouve que le corps de Dieu auquel il serait bien d’enlever la paternité du mal. »
L’objet de « l’explication » tourne autour de l’avant-propos Inconscient, Spiritualité et Catastrophe ; Bousquet dénonce un contre-sens de lecture de Schwab, et une conception restreinte de l’acte poétique, et souligne que « dans Sueur de sang il y a des sensations intactes avec leur poil et leur sang, déshabillées d’une fausse idée de l’homme où elles étaient prisonnières et où brille si bien la rosée créatrice que, presque, on y déchiffrerait un message pour l’esprit sans le secours de la pensée. » Se reconnaît là l’auteur de l’Oeuvre de la nuit. On se plaît à imaginer le conciliabule dont il rêve, le réunissant avec Schwab, Jouve, Crémieux , Baruzi, Ballard et présidé par Paulhan et qui porterait sur l’unique question suivante : « Qu’entendez-vous par le mot « symbolique » employé par Raymond Schwab au sujet d’une prose de Pierre Jean Jouve ? (p. 64)
Le chapitre cinq donne au recueil son titre énigmatique : tout de Bousquet et tout de Jouve : Lumière, infranchissable pourriture. Il est dédié à Léon-Gabriel Gros (membre du comité de rédaction des Cahiers du Sud)
C’est l’essai le plus construit, un prologue et cinq sous-chapitres. A nouveau Sueur de sang, à l’occasion d’une nouvelle édition, sera l’objet de l’étude et de la réflexion attentives de Joë Bousquet, très concerné par le recueil de poèmes et par son avant-propos. Il revient d’ailleurs explicitement sur le débat avec Schwab : « m’étant récemment mis en peine de défendre un poète contre un de ses confrères, je me suis d’abord aperçu que j’avais trop pensé à ces hommes pour ne pas avoir perdu le contact avec leur œuvre. J’étais tombé dans le piège que la poésie nous tend [..] Nous croyons qu’elle se donne à nous, mais elle nous donne aux poètes ; et nous éloigne d’elle de toute l’épaisseur de notre humanité qui nous les fait aimer.
C’est passer de « l’explication » à l’explicitation. C’est avec lui-même que Joë Bousquet veut être au clair, Pierre Jean Jouve lui tend à cet égard le miroir désiré. Relevons pour inviter à la lecture de ce chapitre essentiel ce paragraphe :
Lumière, extase de ce qui fut un corps en étant l’amour, te voilà cadavre, infranchissable pourriture, un gouffre de réalité que l’amour seul, un instant, ou le crime à chaque minute d’une vie parviennent à combler.
Ne pourrait-on dire à cet endroit que Bousquet qui oppose au long de ce chapitre poètes apolliniens et poètes faustiens, s’est fait là poète jouvien ?
Quant aux deux derniers essais (chapitre sept et huit), l’un la Scène Capitale, complète les propos sur Sueur de sang p 102, l’autre est une courte note sur la traduction de Roméo et Juliette, dont on retiendra toutefois cette exclamation : « On a traduit Roméo et Juliette pour la première fois ! » et cette affirmation : « La poésie de Shakespeare est la clef du temps pour un homme comme Pierre Jean Jouve appelé à concevoir sa vie comme le sang de sa vérité. »
Au terme de ce parcours, ce rassemblement d’essais tient rétrospectivement sa cohérence de la place centrale de Sueur de sang, dans la réception de Bousquet. La poésie, le corps, l’éros, et la spiritualité pour l’auteur de Mystique le rendent proche de la conclusion de « Inconscient, spiritualité et catastrophe » :
La révolution comme l’acte religieux a besoin d’amour. La poésie est un véhicule intérieur de l’amour. Nous devons donc, poètes, produire cette « sueur de sang » qu’est l’élévation à des substances si profondes, ou si élevées, qui dérivent de la pauvre, de la belle puissance érotique humaine.
[1] Cette courte note, courte eu égard à la splendeur du recueil heureusement réalisé par Fata Morgana des articles de Bousquet (des exemplaires sont encore disponibles) est parue dans la revue NU(e) n° 30 : Relectures de Pierre Jean Jouve 2, numéro de mars 2005.