Toucher/écrire

26/09/03 — Dolorès Prato, Muriel Pic, Jean-Luc Nancy


A propos de Brûlures (Dolorès Prato), Noli me tangere (Jean-Luc Nancy)

Tenter de penser la pensée des mots, leur réel, dans l’exigence d’une recherche toujours recommencée, à travers la possibilité jamais garantie de l’autre, des autres, d’une communauté, comment parler, écrire, vivre, en essayant de tenir compte de la précarité qui est d’abord le risque même de penser : c’est aussi saisir que ce que les mots transmettent, ce qu’ils peuvent transmettre, c’est la joie.
Leslie Kaplan


Deux petits livres, l’un paru en 2000 : Brûlures de Dolorès Prato aux éditions Allia, l’autre en 2003 : Noli me tangere de Jean-Luc Nancy aux éditions Bayard attestent dans et par leur écriture de ce « risque même de penser ».

Jean-Luc Nancy l’exprimait en des termes voisins en conclusion de l’article « La déconstruction du christianisme » donné aux Études Philosophiques, n° 4, 1998 :

« Il s’agirait de penser la limite (c’est le sens grec de horizo : limiter, borner), le tracé singulier qui « boucle » exactement une existence, mais qui la boucle selon le graphe compliqué d’une ouverture, ne revenant pas sur soi (« soi » étant ce non-retour même), ou selon l’inscription d’un sens qu’aucune religion, aucune croyance, aucun savoir non plus - et bien sûr, aucune servilité ni aucun ascétisme - ne peut saturer ni assurer, qu’aucune Église ne peut prétendre rassembler et bénir. Pour cela, il ne nous reste ni culte, ni prière, mais l’exercice strict et sévère, sobre et pourtant aussi joyeux, de ce qu’on nomme la pensée. »

Brûlures

Brûlures, en italien Scottature, nouvelle publiée à compte d’auteure (née en 1892), a fait l’objet d’une réédition en 1996, puis de sa traduction par Monique Baccelli en 2000.

Ce récit de 47 pages, comporte une intrigue fort simple : comment Dolorès (18 ans) ses études achevées, quitte le collège des Visitandines où elle a été recueillie.

Quant aux brûlures, voici comment elles sont d’emblée évoquées :

« Dans ce couvent on parlait beaucoup de mystères : quand il s’agissait de mystères célestes, les propos étaient sereins, amples, détaillés ; quand il s’agissait de mystères terrestres, ils étaient nerveux, rapides, sous-entendus plutôt que développés : c’étaient des allusions si fuyantes qu’elles ressemblaient au geste de celui qui touche quelque chose de brûlant.
Et en effet, on évoquait souvent certaines "brûlures", sans plus de précisions, que le "monde" avait l’habitude d’infliger à ceux qui avaient trop de familiarités avec lui.
"Le monde", pour qui ne le saurait pas, c’était tout ce qui existait sur la terre en dehors des couvents, qui appartenaient déjà au Royaume des Cieux.
Je ne sais pas pourquoi, mais quand on parlait de ces brûlures, regards et paroles s’adressaient plus souvent à moi, comme si un sage et lumineux pressentiment avertissait que j’étais plus exposée que les autres à ce genre d’accidents. »

On peut lire, recevoir cette narration - si on le peut - à la manière dont Dolorès Prato décrit son héroïne, c’est à dire comme une « idiote » et témoigner à la manière dont le fait si bien Muriel Pic dans Critique (n° 670), d’une expérience qu’il est possible de qualifier de mystique.

Recevoir le texte, tel quel, avec ses images, ses personnages saisis sur le vif et souvent inénarrables, et en même temps percevoir comment la distance prise permet à l’écrivain de relire les temps forts, les rencontres qui entraîneront hors du « chemin tracé » et donner au lecteur de partager l’expérience qui fut vécue.

A cet égard la résonance qu’établit Muriel Pic avec Michel de Certeau s’avère des plus justes surtout si l’on se réfère à ce texte [1] venu de la tradition du IV° siècle et consigné dans La fable mystique ; ici la naïveté conduit au discernement le plus subtil sans qu’il soit expressément recherché, et l’écriture peut mêler ironie et profondeur.

Une note de Muriel Pic - celles-ci sont nombreuses et convoquent Bataille, Benjamin, Agamben, Klossowski... - renvoie heureusement à Paulina 1880 :

« Mais non cher papillon, prends garde à la flamme, en voilà encore un qui va mourir comme celui de l’autre soir, il va mourir tout de suite ! Il revient dans le feu malgré lui, il ne comprend pas le feu et la moitié d’une aile est déjà brûlée, il revient, il revient encore, mais c’est le feu, malheureux papillon, c’est le feu ! »

L’image du papillon étant expressément utilisée par Dolorès Prato (leggera come il volo d’una farfalla sotto il sole), on eût aimé en couverture du livre le tableau de Balthus ( La Phalène), davantage que la Thérèse du Bernin qui pourrait conduire sur le chemin d’une autre lecture (et ceci est une autre histoire).

Le commentaire de Muriel Pic s’avère presque aussi long que la nouvelle ; il ne s’agit pas toutefois de glose savante, il souligne en particulier avec beaucoup de justesse le travail d’écriture (voir le paragraphe l’informe à l’oeuvre [2] ), mais il convient de ne pas en dire davantage : brûlez-vous !

Noli me tangere

Noli me tangere ! Ne me retiens pas/ ne me touche pas ! s’inscrit dans le travail sur l’art et la déconstruction du christianisme entrepris par Jean-Luc Nancy, ainsi que le faisait par exemple Visitation (Galilée, 2001 -puisse l’extrémité d’une mèche de cheveux vous conduire au lieu de la réflexion du philosophe sur le tableau de Pontormo.

C’est donc une scène singulière de l’évangile de Jean (20, 11-18 ), et une parole emblématique pour des situations de violence ou de désir qui sera abordée.
Ici comment interpréter la scène et la « résurrection » qu’elle veut annoncer. Jean-Luc Nancy s’appuie sur la riche iconographie disponible et en particulier sur le tableau de Rembrandt au Palais de Buckingham, le Christ et Marie-Madeleine au tombeau. C’est aussi pour lui l’occasion de revenir (ce que fait son Prologue) au travers de l’analyse de la forme parabole sur les rapports qui se nouent entre un texte et son récepteur :

« Le message ne dit rien à l’oreille close, mais à l’oreille ouverte il dit plus qu’une leçon. Moins ou plus que du sens : rien du tout ou bien toute la vérité, d’un coup présente et chaque fois singulière.
Ainsi le texte - ou la parole - exige avant tout, avant son propre sens (ou bien infiniment au-delà de lui) son auditeur, celui qui déjà est entré dans l’écoute propre de ce texte, et par conséquent dans ce texte lui-même, dans son plus intime mouvement de sens ou d’outrepassement du sens et dans son désoeuvrement. Cette exigence signifie aussi bien que la parabole attend l’oreille qui sait l’entendre, et que c’est elle-même, la parabole, qui peut seule ouvrir l’oreille à sa propre capacité d’écoute. De même, aura-t-on dit bien plus tard, faut-il qu’un auteur trouve ses lecteurs propres, ou bien, et c’est la même chose, c’est l’auteur qui crée ses propres lecteurs. Toujours il s’agit du surgissement du sens ou de l’outre-sens : d’un écho singulier dans lequel je m’entends m’adresser et me répondre de la voix de l’autre a l’oreille de l’autre comme à ma plus propre oreille. »

Si brûlures et toucher ont bien à voir ensemble, l’écriture qui les réunit dans l’un comme l’autre texte témoigne de ce désoeuvrement (on aura reconnu, Nancy lecteur de Blanchot ; on pourra découvrir Derrida lecteur de Nancy pour un livre dont le titre est précisément Le toucher, Jean-Luc Nancy (Galilée, 2000, voir en particulier le chapitre Tendre pp 109-128)).

© Ronald Klapka _ 26 septembre 2003

[1L’idiote (IVe siècle) Michel de Certeau, La Fable mystique Gallimard, 1982, p.49-51

[2Brûlures est donc un texte composé à la fois d’une narration que l’ironie place habilement en miroir des « stéréotypes » du discours religieux - l’expérience mystique, la prière, la sentence - et d’une écriture poétique qui travaille l’éclosion des mots en images. Or, c’est grâce au récit que la poésie peut affirmer sa dissidence et son exil de toute autorité, car il a pour rôle de » tenir ce qui échappe au texte », de « prendre en charge le référentiel dont l’écriture se sait privée ». Dès lors les mots n’en finiront plus de « partir sans cesse », et ni Dolores ni Prato n’interpréteront tous les hasards du récit que nous sommes conviés à interpréter, en opérant des substitutions et des glissements de sens. Dans la coïncidence entre les signifiants comme dans la plasticité des images, Prato nous invite à extrapoler la signification de la brûlure, à multiplier les interprétations de l’image du papillon, à constater des décalages entre les contenus représentatifs (la mer) et les affects (la joie de Dolores). Les conversions brutales du sens figuré au sens propre achèvent de transformer les lecteurs en ces beaux papillons à attraper. Or, à force de traiter les choses concrètes de l’expérience de Dolores comme si elles étaient abstraites, de prendre les choses pour des mots, le récit de Prato ne devient-il pas « discours schizophrénique » ? :

Les mots sont condensés et transfèrent, sans reste, les uns aux autres, leurs investissements, par déplacement ; le processus peut aller si loin qu’un seul mot, apte à cela du fait de multiples relations, assume la fonction de toute une chaîne de pensée. [...]
C’est un récit-papillon qui opère ses métamorphoses grâce à l’écriture poétique et qui, dans la mesure où l’insecte figure notre condition, résume l’expérience (Erfahrung) qui nous est transmise malgré nous - expérience que nous commençons, achevons et recommençons tous par la force des choses, par la force des mots : [...]
Le récit est donc bien celui de l’expérience de Dolores Prato, mais également celui de l’expérience comme notion labile qui, en acquérant sa vocation poétique, épouse les mots en leurs multiples figurations de l’informe cicatrice. Marque indélébile et muette autant que trace lisible et en constante métamorphose, la brûlure devenue coeur et papillon découvre aux lecteurs des formes comme on en découvrait dans une page pliée, au début du siècle dernier, selon la méthode expérimentale d’Hermann Rorschach.