De la dessaisie

13/09/09 — Reiner Schürmann, Élisabeth Rigal, Pascal Quignard, Patrick Kéchichian (et René Char)


Ainsi, il y a un jour de pur dans l’année, un jour qui creuse sa galerie merveilleuse dans l’écume de la mer, un jour qui monte aux yeux pour couronner midi. [...]
O vous, arc-en-ciel de ce rivage polisseur, approchez le navire de son espérance. Faites que toute fin supposée soit une neuve innocence, un fiévreux en avant pour ceux qui trébuchent dans la matinale lourdeur.


Reiner Schürmann

“La topologie schürmanienne accrédite l’hypothèse heideggérienne de la clôture de la métaphysique, dont Le principe d’anarchie avait expliqué qu’elle est entièrement solidaire de l’anti-humanisme du dernier Heidegger. Elle montre que « la possibilité que nous vivons depuis plus d’un siècle » signifie la « kénose tout court des fantasmes hégémoniques » (HB, 750) — autrement dit la « dessaisie » de toute hégémonie, et non la simple « destitution » du fantasme hégémonique de conscience de soi.”

Le « métaphysicien naturel en nous » souscrira — s’il le veut — à ces propos d’Elisabeth Rigal, qui figurent dans l’introduction de son étude Des ultimes phénoménologiques incluse dans Autour de Reiner Schürmann [1]. Propos qui font allusion à l’opus magnum et posthume Des hégémonies brisées (HB), publié grâce à Trans-Europ-Repress, et Gérard Granel [2].
Pour qui n’aurait pas le temps d’explorer la note de bas de page qui précède, voilà, en très bref, de quoi il s’agit :

— les principes ultimes : la natalité et la mortalité dont la co-originarité fonde le différend tragique

— les hégémonies, les principes qui ont fonctionné comme des normes pour l’agir et le savoir ; les régimes qui ont articulé à la fois l’histoire de l’Occident et de la philosophie : l’Un grec, la Natura latine, la conscience de soi moderne (et son expression vernaculaire)

— la topologie qui s’emploie à en rendre compte outre qu’elle marque le dépérissement de la métaphysique, part de la conviction que les assombrissements qui ont marqué le terrible XX° siècle et ceux qui menacent (destruction de l’environnement) ne peuvent avoir que des "origines lointaines et profondes" (ce qui me semble rejoindre la méditation d’Imre Kertész).

Lectrice précise de Heidegger et de Wittgenstein, Elisabeth Rigal s’emploie à inquiéter les thèses de Schürmann [3]. Il ne m’est pas donné d’autres moyens que d’approcher un questionnement philosophique à l’oeuvre, dans toute sa vigueur et sa technicité, les spécialistes discuteront. En revanche m’apparaît très sensible l’intérêt de mettre en discussion la réflexion de Schürmann pour notre temps, sa configuration particulière, son hégémonie "mondialisée" tout particulièrement pour un « retour au sol raboteux » en vue d’un « dicible » partageable et d’une « habitation » lucide.

Les tensions de la pensée de Schürmann sont à mon sens perceptibles lorsque se trouvent en regard son Maître Eckhart ou la joie errante [4], les Sermons allemands qu’il traduisit alors qu’il accomplissait ses études théologiques et philosophiques — 1962-1969 — au Saulchoir (facultés dominicaines), et d’autre part, ce livre, très étonnant par sa facture littéraire [5] (Schürmann écrit directement en français), intitulé Les Origines.

Ce récit autobiographique a été entrepris et publié une première fois chez Fayard en 1976 lorsque Schürmann quitte la prêtrise et commence à enseigner à la New School for Social Research de New York [6] . Donné à nouveau par les soins des Presses Universitaires du Mirail en 2003 [7], le texte en est encadré par les préface de Françoise Dastur et postface de Gérard Granel qui le situent au regard du développement de l’oeuvre en son entier. Préface et postface sont riches de savoir et de sensibilité philosophiques, à recevoir comme des harmoniques du récit auquel l’auteur aura été, sensiblement, contraint. Sans doute est il préférable de recevoir préalablement la matière brute du récit, brute telle que le style s’emploie à la rendre.

Le huitième et ultime chapitre du livre : Comment de tout mon corps j’écrase le passé (chacun des intertitres est de cette eau), exprime, c’est certainement le mot, ce qu’il en est, concrètement :

“Ainsi, le jour du quatre-vingt cinquième anniversaire du Führer ai-je copulé avec le présent. Avec trois décennies de retard, j’ai reçu des bottes nazies dans le ventre. Un drôle de chemin qu’il m’a fallu prendre. J’ai dû allonger ma vie en arrière au lieu de la pousser en avant. J’ai dû l’étirer jusqu’à cette zone entourée de barbelés dont j’ai voulu précisément m’échapper. J’ai parcouru ma vie à rebours. J’arrive abruti, mais j’ai vu. J’ai détruit le passé, je n’ai plus rien à nommer. Maintenant, que ma vie me vive. J’ai vu l’origine par-delà les origines. Parvenu à destination. Le zénith. Je sais qu’un chemin de vie, même inacceptable, peut être accepté.” (p. 214 [8]).

Pour parvenir à cet endroit, les autres séquences du récit porteront sur quelques uns des épisodes de l’errance : au kibboutz, en Grèce, en France, et avant-dernier chapitre, drôle et cruel : la recherche d’un poste d’assistant à l’université aux Etats-Unis avec des scènes dignes de Bunuel.

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Pour Christian Delacampagne — v. note 2 — “certaines pages de [Des Hégémonies brisées], écrit à la vitesse d’une course contre la mort, peuvent donc susciter des réserves. [...] L’importance de l’ouvrage réside sans doute ailleurs : dans la radicalité de son projet ou, si l’on veut, dans le « courage de la pensée » qui anime, d’un bout à l’autre, la démarche de l’auteur.”

La lecture proposée par Elisabeth Rigal des Ultimes phénoménologiques met en lumière quelques unes des distorsions provenant de lectures passant les questions d’Heidegger ou de Wittgenstein au tamis de celles d’Eckhart et de Luther. Les “Quelques remarques sur Des Hégémonies brisées” par Gérard Granel données en postface à Les Origines — initialement, un texte de la revue Critique [9] — invitent l’étudiant en philosophie (réincarnation du kouros du Poème de Parménide écrit-il) au désir et au courage de grimper dans ce char (de l’aventure philosophique).

Le récit autobiographique de Schürmann y incite de façon très vive.

La dessaisie encore : Pascal Quignard, Patrick Kéchichian

D’excellentes critiques ayant été données de La barque silencieuse et spécialement par Patrick Kéchichian pour le journal La Croix et Isabelle Martin pour Le Temps de Genève, je m’abstiendrai d’en donner à mon tour une recension, ayant témoigné en d’autres endroits de mes plus vifs intérêt et admiration pour une oeuvre qu’il m’a été donné de suivre quasiment depuis ses débuts. Pour ce qui est du thème de la "dessaisie", un détail aura retenu mon attention, la mort « impétueuse » étant une des basses continues de l’ouvrage, avec la solitude, la liberté, l’athéisme, l’ensemble formant système de pensée. Dans l’un de ses fragments (chapitre XXX, p. 93) survenant ex abrupto, comme il en a le secret, Quignard inscrit pour titre : Jésus le Suicidé. Ce, à propos d’une partie du verset 18 du chapitre X de l’évangile selon Jean. On ne reprochera pas ici à l’auteur de ne pas faire de christologie [10], et de confondre reportage et kérygme ; le fragment cité s’insère dans une inclusion qui en change le sens : un don orienté vers la reprise de la vie. Mais celle-ci rétro-jetée sur l’interprétation de Pascal Quignard pourrait alors lui donner le sens qu’il cherche à exprimer et à faire partager, la mort volontaire comme don. C’est peut-être périlleux, mais il faut noter qu’il n’y a pas chez Quignard apologétique du suicide mais appel au respect, silence devant le secret d’une décision (très beau passage sur Bruno Bettelheim).

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Le respect figure dès l’explicitation du mot éloge, dans le Petit éloge du catholicisme de Patrick Kéchichian, le premier qui vienne dans ce petit essai (petit par le nombre de pages commandé par le format de la collection Folio Petit éloge) sous forme de courts chapitres (une quarantaine). Pierre Le Pillouër qui a recensé quelques uns des livres (dont certains avaient l’allure de carnets voire d’exercices spirituels) a réagi par son propre éloge de l’auteur [11], et en particulier sur le terrain littéraire où je le suis volontiers, par exemple au chapitre Littérature aux pp. 77 à 80. Dans ces pages, un compagnon littéraire et spirituel de l’auteur, François Cassingena-Trévedy, dont le nom survient à plusieurs reprises, et qui interroge : « Qu’est-ce que la pureté ? » Et de commencer par répondre : « Un regard qui ne se regarde pas. » Aussi Patrick Kéchichian de clore son chapitre commencé en invoquant Des princes et des principautés, par :

“La « pureté » dont parle François Cassingena-Trévedy, si elle reste concrètement, fiévreusement désirable, si elle définit rigoureusement l’idéal qui m’est fixé, n’est pas destinée à devenir un attribut, une propriété : elle doit demeurer aspiration, tension, avec toute la douleur attachée à l’état d’impossible satisfaction.”

Autrement dit, au chapitre Humilité, pp. 84-86 :

“Prendre la parole, écrire et publier, ce ne serait plus, alors, contredire cette « humilité », mais, en quelque manière, s’expliquer avec elle, se livrer à son mystère. Ce serait se convaincre que la liberté intérieure, de pensée et de parole, n’est pas d’abord une conquête dont on peut jouir selon sa fantaisie, mais un devoir — pour autant qu’on le rapporte à la source dont je parlais. Elle est aussi, cette liberté, une manière de miracle, une grâce.”

© Ronald Klapka _ 13 septembre 2009

[1Livre édité par les soins de Jean-Marie Vaysse chez Georg Olms Verlag, dont le sommaire dit tout l’intérêt pour le lecteur motivé.
La citation de René Char en exergue (Fureur et mystère), extraite de Le requin et la mouette (1946) ; ce poème fait l’objet d’un commentaire de Reiner Schürmann, dans « Situating René Char : Hölderlin, Heidegger, Char and the "There Is" » (1976), traduit par Martin Rueff : Situer René Char — Hölderlin, Heidegger, Char et le « Il y a », accessible dans le numéro 119 de la revue Po&sie.

[2Pour se faire une idée de l’ouvrage, voir la recension de Christian Delacampagne, dans le Monde des livres du 25/04/1997. Quant aux éditions T.E.R., leur site permet d’en mesurer l’« effronterie » par les temps qui courent ; on y trouvera la fiche de présentation de Des hégémonies brisées.

[3Lui reconnaissant avoir ausculté « l’inconditionné qui ne se démontre ni ne se discute » et de s’être attaché à montrer que la tâche première de la pensée est de retrouver un savoir de la quotidienneté, Elisabeth Rigal estime qu’en liant la question des ultimes à l’indicible, Schürmann enfreint alors la charte phénoménologique.

[4Reiner Schürmann, Maître Eckhart ou la joie errante, Rivages Poche/Petite Bibliothèque, 2005 Payot & Rivages (1972, Planète) sur la Gelassenheit comme dévoilement, pp. 293 et suivantes, cette pensée en dialogue avec Heidegger

[5Dans une recension de la revue Etvdes, Tome 400 2004/3, Guy Petitdemange, met en valeur le caractère littéraire du récit, le style qui en manifeste la dimension fiévreuse sinon hallucinée parfois.

[6Où l’introduisirent Hannah Arendt et Hans Jonas, et où il enseigna la philosophie jusqu’à sa mort en 1993.

[7Reiner Schürmann, Les origines, Presses universitaires du Mirail ; à l’époque de la publication, la collection Philosophica est dirigée par Eliane Escoubas ; à la présentation du livre sur le site des PUM, on peut préférer :
“Reiner Schürmann est allemand, il refuse d’épouser notre monde. Non pas pour l’oublier, mais précisément pour se souvenir. Se souvenir des événements, et de de leur horreur, bien sûr, mais surtout de cette part d’incompréhensible dans l’agencement ontologique de la modernité et qui menacera de faire retour si l’on n’entreprend pas de faire l’anamnèse de son origine. Récit autobiographique, Les origines sont donc aussi une interrogation sur le fondement de notre société et de notre culture occidentales” (quatrième de couverture).
Il est aussi précisé : « Nous dédions cet ouvrage à la mémoire de Dominique Janicaud, à qui cette nouvelle édition doit beaucoup. »

[8Ce moment « cathartique » — est-ce le mot approprié ? — est commenté avec vigueur par Gérard Granel, aux pp. 220-221 :
“Car enfin ces brutes hitlériennes sont des américains — révélation foudroyante, qui ne délivre du passé qu’en imposant soudain une évidence : les origines ont eu elles-mêmes une origine, et celle-ci est si profondément ancrée dans l’être occidental qu’elle est encore active, trente ans après la fin de la guerre, au sein même de la nation qui a vaincu l’Allemagne nazie.”

Le récit final des Origines narre en effet comment le jeune philosophe (RS) se délivre du poids symbolique de ses origines (voir le premier chapitre : Comment j’apprends à serrer les poings), saisies à bras le corps et écrasées sous les espèces de « ce machin rouge laqué », censé être le pupitre d’Hitler à Nüremberg, arboré par des néo-nazis en plein Washington.

Quelle résonance prend alors cette expression d’allure anodine : « Vous immigrez tout juste », lancée au bureau de poste par une femme ayant assisté à la scène !

[9Critique, n° 600, mai 1997, pp. 365-380.

[10Le lecteur motivé trouvera des éclaircissement dans le travail très fouillé de Xavier Léon-Dufour, sur le passage X,11-18, aux pages 367 à 378, du tome II, de Lecture de l’Évangile selon Jean, aux éditions du Seuil, 1990.

[11« Et ce grand écrivain étonne et subjugue, lorsqu’il écrit sur le milieu littéraire et sur l’art dans la dure et si pure tradition des Provinciales », écrit-il.