Un souvenir surgi dans la conversation entre Élisabeth de Fontenay et Stéphane Bou (Actes de naissance, Seuil, 2011), me semble à cet égard d’une force incomparable :
« J’ai souffert d’une crise d’allergie aux yeux entre l’écrit et l’oral de l’agrégation. Je n’arrivais plus à lire les textes grecs et latins en même temps que leur traduction. J’avais demandé à ma mère - qui avait un esprit scientifique et ne se préoccupait guère de philosophie - de me lire dans sa version française, pendant que je suivais sur le latin, le texte du Traité politique de Spinoza, qui figurait à l’oral. Elle ne cessait pas de dire son étonnement et son admiration pour cette pensée. Et moi, j’étais troublée par son émotion ». [2]
Patrick Kéchichian, Saint Paul, Le génie du christianisme [3]
Pour dire quelques mots de l’ouvrage de Patrick Kéchichian dans la collection de poche Points-Sagesses, j’évoque de suite cette mention de la bibliographie succincte donnée p. 145 : « Le caractère un peu particulier et le propos de cet ouvrage n’appellent pas l’établissement d’une bibliographie raisonnée. Je signalerai donc, dans un premier temps, quelques essais généraux qui m’ont aidé dans ce travail. On n’y trouvera pas les ouvrages récents d’Alain Badiou [4], de Giorgio Agamben [5] ou de Jean-Michel Rey [6], parce que je n’y ai pas eu recours. Puis j’indiquerai quelques œuvres qui m’ont accompagné. »
Qu’à cela ne tienne, qui souhaitera une lecture critique des deux premiers ouvrages, que Paul Ricœur complète par celle de Stanislas Breton [7], lira avec profit son grand article « Paul apôtre - Proclamation et argumentation - Lectures récentes » dans la revue Esprit, février 2003 [8]. On n’omettra pas de mentionner l’importance de Jacob Taubes [9], tant pour Agamben que pour Ricœur dans leurs parcours de lectures. Et pour le troisième ouvrage on renverra à l’article de Laurent Zimmermann dans Critique [10].
Ces précisions à la fois situeront la nature de l’ouvrage, une remarquable anthologie toute personnelle (v. l’adresse au lecteur [11]), assortie de commentaires, au miroir de laquelle s’inscrivent quelques traits du cheminement de l’écrivain [12] et critique que l’on connaît (au journal Le Monde durant des décennies, à La Croix, aujourd’hui).
Elle ne fait donc pas œuvre de philosophie, mais donne un point de vue - documenté par les écrits pauliniens, et rédigé avec une belle vivacité, rythme, voire feu - celui d’une admiration pour une figure hors-norme, et met en valeur dans ceux-ci les raisons d’un engagement tout autant existentiel que professionnel, et la force motrice qui le régit au plan éthique. Foucault affectionnait un mot pour cette manière : parrhèsia [13].
C’est donc une profession de foi, appelée qu’elle est par la liberté de son « modèle », qui invoquant « une écharde dans la chair », s’entend dire : « Ma grâce te suffit : car la puissance se déploie dans la faiblesse » (2 Corinthiens 12,7-10*), et qui livre ce commentaire pour ainsi dire prié :
« Paul est présent, de corps et d’esprit. Lisant ces lignes, je me rapproche de lui, autant qu’il m’est permis. Et il m’invite à cette proximité spirituelle. C’est à partir d’elle qu’il me parle, qu’il nous parle. À hauteur d’homme, mais le regard tourné vers l’unique et commun bien : Jésus-Christ. Ces lignes, cependant, ne dessinent en rien une confession. L’épaisseur humaine et la poussière biographique ne se mélangent pas forcément. Le culte du moi n’a pas encore été inventé. L’Apôtre, avec toute sa flamboyante personnalité, n’aspire pas à devenir un Auteur, un Grand Écrivain, un Autobiographe. Ce qu’il délivre, ce n’est donc pas un dédale intime, une psychologie, un abîme à son image, mais la Bonne Nouvelle du Salut. Autant que sa parole, c’est toute la personne de Paul qui est appelée à faire témoignage. Au-delà d’elle-même. » (90)
Ici l’auteur du Petit éloge du catholicisme [14], est sans aucun doute lui-même présent, non sans parfois la véhémence qui anime Des princes et des principautés [15]. Citant Kierkegaard : « Je ne dois pas écouter Paul parce qu’il est un grand, un incomparable esprit, mais je dois m’incliner devant lui parce qu’il est revêtu de l’autorité divine... » il déclare : « Je ne sais si cette idée est recevable, ou même audible, elle est pourtant centrale. On ne doit pas tout confondre. Ce qui est en jeu ici n’est pas de l’ordre et du désordre de la littérature. Saint Paul n’est pas un écrivain, au sens étroit et catastrophiquement narcissique du mot. Dans le monde qui était le sien au premier siècle, comme dans notre monde actuel et dans nos petites sociétés de reconnaissance mutuelle, il demeure un apôtre. » [16]
Relisant avec Patrick Kéchichian Hébreux 10, 32*, on aura une pensée, pour ceux qui aiment la poésie, et tel jour de marché pousseraient la porte de Saint-Sulpice :
« Ce « grand assaut » rappelle, bien sûr, la lutte au corps à corps que Jacob, une nuit entière, eut à mener contre un mystérieux et pugnace adversaire. Au terme de son difficile combat, il obtint, arracha, la bénédiction de l’ange, c’est-à-dire de Dieu. Dans cette scène, comme en « ces premiers jours » de notre illumination, il y a une part visible et une part invisible. Rembrandt ou Delacroix* ont donné figure à ce combat sans le soustraire à son mystère. On ne peut que recenser les éléments en présence : il y a le déchirement et l’endurance, la vaillance du lutteur et l’énormité de la tâche, la résistance pugnace de l’Adversaire et la bénédiction qu’il accorde, la noble présence de l’homme et le motif indicible d’une si haute lutte.
Tout le reste est divertissement. » (138)
Gilles Hanus, Échapper à la philosophie ? Lecture de Levinas [17]
Gilles Hanus reprendrait-il à son compte, cette déclaration de Catherine Chalier :
« Ces deux rencontres - philosophie/judaïsme - ont été complètement décisives, elles ont engagé ma vie personnelle et mon travail, l’une n’allant pas sans l’autre. Il me semble que j’ai voulu vivre au diapason de ce que j’étudiais parce que c’était pour moi l’unique façon d’entrevoir une clarté et un espoir, de trouver un chemin au milieu de méandres compliqués, ceux propres à chaque existence. En tout cas la parole philosophique s’est trouvée pour moi ré-orientée par la parole juive, si oubliée à l’Université, voir si suspectée d’affinité avec l’indicible d’une foi ou l’autorité d’une théologie. Or ce qui provient de la source juive continue d’irriguer la pensée si l’on se donne quelque peine pour étudier, interroger, réfléchir et transmettre ce qu’on découvre, par l’écriture et par l’enseignement. En retour la philosophie incite à poser aux textes étudiés des questions qui en font découvrir de nouvelles significations et qui, parfois, sont décisives pour soi et pour autrui. » [18] ?
On pourra le penser à lire l’argument (quatrième) de Échapper à la philosophie ? que publient les éditions Verdier : « Nous souhaitons faire crédit à Lévinas, lui accorder la puissance que l’Université lui refuse en le canonisant : celle d’échapper, dans l’exercice de la pensée, au moins ponctuellement, à la philosophie. C’est lui rendre justice tant il aspirait à une telle puissance qu’ il s’efforçait d’actualiser de livre en livre. C’est donc la question de l’actualité de Lévinas que nous soulevons, et nous la soulevons avec lui, dans sa trace. [...] Nous voudrions montrer comment Lévinas fut conduit au bord de la philosophie, dans les marges de l’histoire, comment sa pensée procéda avant tout d’une percée hors de l’histoire, avant d’examiner plusieurs des voies par lesquelles il accomplit un pas hors de la philosophie. »
Qui aura abordé l’œuvre de Lévinas par les lectures talmudiques [19] avant que de découvrir les grands thèmes de sa pensée philosophique en ce qu’ils apportent un point de vue propre sur les écrits de Husserl, et que s’inscrivent peu à peu dans la doxa les termes visage, Autrui, éthique n’ignore pas en effet leur apparition dans ce contexte précis. Ignorer celui-ci est très certainement se priver de lumières quant aux cheminements d’une pensée qui cherche en effet à dépasser le "philosophiquement pur", le canonisable (par l’université, cf. le chapitre VIII) selon les termes de Gilles Hanus, s’appuyant sur la soutenance de Lévinas même : « Nous voudrions étudier et exposer la philosophie de Husserl comme on étudie et et expose une philosophie vivante. » C’est sans doute d’ailleurs l’ambition des Cahiers d’études lévinassiennes [20] dirigés par Gilles Hanus.
Et ce que son livre entend, c’est non sans se réjouir de la multiplication des ouvrages universitaires ou de l’inscription de Lévinas au programme des terminales, c’est que ce soit une pensée vivante qui touche le lecteur, une pensée qui ne soit pas coupée de ses sources, en ce que le judaïsme a d’essentiel pour elle, à la fois pour être et être pleinement perçue, qui mette donc en valeur ce que Catherine Chalier appelle l’inspiration du philosophe [21]. Au chapitre III, Gilles Hanus met en lumière son intention en nous reportant en 1935 : Lévinas y recourt à « l’actualité de Maïmonide ». Il faut rappeler que l’année précédente, il a donné à la revue Esprit Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme [22]. Co-présence et non pas anachronisme, retour donc à la prophétie, au prophétisme, au moment même où toutes ses prédictions semblent contredites, confiance donc dans le fait que le monde tel qu’il est - y compris celui de 1935 - ne saurait constituer le dernier mot (44).
À cette aune sont relus quelques grands thèmes de la philosophie de Lévinas, par exemple L’universel, autrement ou encore Le mal entre facticité et théodicée, avec constamment l’appel à la lecture, et cette affirmation que le Talmud n’est pas un autre livre, il est « une deuxième couche de significations ». Les références à la littérature étant omniprésentes dans l’œuvre de Lévinas, le chapitre VII : L’ambiguïté de la littérature retiendra l’attention, et on retiendra cette citation de Lévinas répondant à François Poirié lui demandant ce qui l’a mené à la philosophie :
« [...] Pouchkine, Lermontov et Dostoïevski, surtout Dostoïevski. Le roman russe, le roman de Dostoïevski et de Tolstoï, me paraissait très préoccupé des choses fondamentales. Livres traversés par l’inquiétude, par l’essentiel, l’inquiétude religieuse, mais lisible comme quête du sens de la vie. » Plus loin, il ajoute : « L’amour-sentiment des livres, c’est certainement là mes premières tentations philosophiques. »
Frédérique Ildefonse, Il y a des dieux [23]
Avec Il y a des dieux, l’inflexion du discours est très sensible, dans la forme du livre qui n’a pas celle canonique de l’essai, mais propose récits d’expérience, pages de journal, aphorismes, éclats poétiques, et qui à l’image de la forme adoptée ne se manifeste pas comme la défense et illustration d’une thèse, la quatrième précise bien que des dieux la question de savoir s’ils existent ne se pose pas. De quoi s’agit-alors ? L’auteur, de formation philosophique, directrice de recherche au CNRS, a notamment publié La Naissance de la grammaire dans l’Antiquité grecque. Un cheminement personnel, comprenant la psychanalyse, des séjours à Salvador de Bahia (rencontre du polythéisme vivant, des rites du candomblé), l’a amenée à répondre à sa manière à la réflexion de Lacan proposée en épigraphe :
Et c’est indiquer un déplacement de la philosophie telle qu’elle se pratique, s’enseigne, se publie (d’un monde de textes faisant écho à d’autres textes) vers l’anthropologie, qui en retrouve les questions premières, l’étonnement, et les renouvelle à la lueur de l’expérience. Ajoutons (« Un 5 mars ») :
« La cure analytique m’a servi de critère pour départager pour moi-même dans la philosophie ce qui avait à voir avec quelque chose de ce qui n’avait à voir avec rien - ou plutôt n’avait à voir qu’avec un exercice stérile et complaisant de la pensée. En un sens, la philosophie ne fait qu’explorer les limites de sa propre conceptualité, qu’elle soit issue de la grammaire, de la théologie ou d’ailleurs. Probablement n’y a-t-il pour la pensée aucun autre objet que la vie. Nous avons trop tendance à présupposer des concepts. Qu’on soit entouré d’incompréhensible, voilà ce que le polythéisme ne dénie pas, et ce que la religion plus ou moins disparue et l’accroissement de la science cherchent à réduire ». (80)
Dégagement donc de la tyrannie du faire sens, donner sens, et possibilité de déposer la puissance à quoi un certain existentialisme selon Frédérique Ildefonse aura donné toute la place, alors que le travail sera devenu notre unique rituel — et ici ce n’est pas au même passage de la seconde lettre aux Thessaloniciens qu’il sera référé que dans le Saint Paul cité plus haut — et la consommation notre seule fête.
Est-ce de l’ego-philosophie, de l’observation participante, l’auteur s’impliquant en première personne ? c’est plutôt une invitation au travers de propos que l’on sent décantés, non sans références à de grandes lectures (Nietzsche, Freud, J.- P. Vernant, Claude Imbert, Jean-Christophe Bailly...) à bouger les représentations admises, en rendant sensibles ce que les expériences personnelles ont conduit à déplacer. Et cela peut se dire, dans les termes les plus accessibles qui soient :
« Il y a une part obscure. Dans le cours de l’analyse, des choses bougent, ces mouvements ont des effets, mais on ne connaît pas en détail les mouvements des plaques. On constate les effets. « Cela fait son chemin », sans accès à la conscience. C’est que la conscience ne règne pas en ce point. Il semblerait parfois qu’on change en dormant, comme pour la musique ou les échecs (je pense à la distinction qu’opèrent les stoïciens entre représentations techniques et non techniques - « combien de choses que nous ne voyons pas voient les peintres dans les creux et dans les reliefs ! Combien de détails nous échappent dans la musique, qui sont entendus par les artistes exercés ! »). Je crois qu’on change la plupart du temps en dormant. Je me rappelle comment Maman ouvrait la porte au printemps pour donner de l’air parce qu’elle faisait la cuisine - ces gestes simples : elle ouvrait la porte, elle la calait, et l’air frais du printemps entrait, le cadre de l’image changeait, les pivoines entraient dans le champ, le ciment de la petite cour devant la porte, il échappait au cadre de la porte, Maman se relevait, peut-être ses cheveux gris s’échappaient-ils de son chignon, rien ne ressemble plus à cela que Le miroir de Tarkovski. J’ai eu cette pensée, cette mémoire associées.)
J’ai maintenant en tête l’idée des modifications qu’entraîne le fait de vivre à l’étranger. S’il n’est pas possible de remonter le cours de ces changements, c’est que ces changements ont affecté notre faculté de percevoir : le développement de notre capacité dans une langue étrangère, en musique, aux échecs, notre changement intérieur dans le fil de notre vie, notre changement intérieur au fil d’une cure, ce sont des changements de notre faculté de sentir ou de percevoir » (207-8).
Un tel livre devrait avoir cet effet : donner de l’air, susciter des images, provoquer la réflexion, notamment en ce qui concerne le lien social, la donne politique, le couplage entre l’individualisme forcené et le capitalisme dans sa forme impériale (v. le chapitre « Souci de soi », 179-182).
François Jullien, L’écart et l’entre, Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité [25]
L’intitulé de cette "lettre", « Faire travailler l’écart », est aussi celui du troisième chapitre de l’ouvrage publié par les éditions Galilée, une leçon inaugurale, pour une chaire crée en 2011, celle de l’altérité, qui prolonge le vis-à-vis de la pensée chinoise et de la philosophie auquel nous a conviés François Jullien depuis de nombreuses années déjà, et dont il a fait part dans de nombreux livres, on ne citera que les derniers : Entrer dans une pensée ou Des possibles de l’esprit, et Cinq concepts proposés à la psychanalyse [26].
Je prends dans cette conférence un exemple qui intéresse les ouvrages recensés plus haut :
« Ce qui me conduit surtout à tenter de forger devant vous ce concept d’écart - de façon un peu laborieuse, je l’avoue - c’est que, au lieu de demeurer accroché à l’identité, comme le fait la différence qui à la fois la suppose et la vise, et ce stérilement, du moins en regard de la diversité des cultures, l’écart laisse paraître ce que je viens d’introduire, par opposition, comme une fécondité. Les cultures et les pensées ne s’y trouvent plus abordées, en effet, comme sous le rangement de la différence, selon une perspective identitaire, souvent peureuse parce que sur la défensive, et sélectionnant, parmi des traits dits caractéristiques, on sait avec quel arbitraire. Inutile d’aller bien loin pour le vérifier. Car quelles seraient, par exemple, demandons-nous, les caractéristiques différenciantes de la culture européenne ? Est-ce le christianisme ? Ou bien serait-ce, au contraire, l’athéisme et la laïcité ? Vous vous souvenez comme le préambule de la défunte Constitution européenne est resté en panne à ce sujet. Voie sans issue, effectivement. Or, on aurait pu répondre que, justement, ce qui peut caractériser l’Europe, ou mieux ce qui « fait Europe », donc aussi peut la mobiliser, est proprement cet écart du religieux et de l’athéisme et la tension, féconde, qui en est résultée : tension féconde parce que c’est de cette contradiction que l’« Europe » a tiré la force, au fil des siècles, de pousser plus loin l’exploration de ces possibles et de s’inventer. » (37)
et dans le même paragraphe de ce chapitre :
« De ce que l’écart éclaire, quel parti ou profit tirer ? Il en résultera notamment que l’on pourra (devra) considérer les cultures comme les pensées, non plus tant sous l’angle de la vérité, y compris en philosophie, que selon leur capacité de prise ou d’effet, ou même de ce que je ne craindrai pas d’appeler, en longeant toujours ce concept de fécondité, leur « rendement ». Elles sont des sillons ou des filons, selon que la pensée se représente comme forant ou faisant germer. Car la pensée grecque n’est pas plus « vraie » que la chinoise, ou l’inverse. Mais, en creusant l’écart entre elles, l’une et l’autre nous fournissent, aujourd’hui, autant de prises pour penser un commun de l’expérience - « prises » qui se rehaussent - se détachent - par leurs vis-à-vis. Ainsi suis-je conduit, dans mon chantier, à considérer comment la pensée grecque s’est rendue plus à l’aise, à partir de ses choix propres assimilés en partis-pris, pour penser par exemple la modélisation (mathématisation) sur laquelle s’est fondée la science classique ; mais aussi, par contrecoup (contre-coût) s’est trouvée comme handicapée, au regard de la chinoise, pour penser, par exemple, les phénomènes de transformation silencieuse et de transition, ou bien d’incitation à distance et d’influence. Ou bien à considérer quel a été le profit déployé par l’une, l’européenne, en s’attachant à penser la perception et la perspective ; aussi bien que le profit déployé par l’autre, la chinoise, s’attachant à penser la respiration ». (39)
Un ouvrage donc, pour s’ouvrir un chemin vers l’Autre, accompagner l’auteur sur la voie d’une « déconstruction du dehors » (1er chapitre).
Élisabeth de Fontenay, La leçon des oies sauvages [27]
« Mais je crois que la plus grande différence entre la migration des oies et celle des hommes tient aux rencontres, aux amitiés et aux mariages. [...] C’est parce qu’il n’existe pas plusieurs espèces d’hommes, même s’il y a des couleurs de peau, des manières de vivre, des langues, des religions différentes, c’est parce qu’il y a un seul genre humain que des hommes et des femmes de multiples origines peuvent inventer toutes sortes de manières de partir, de rester, de vivre avec des étrangers, de ne plus parler leur langue maternelle, de traduire des langues étrangères, de se fixer dans une nouvelle patrie, de faire de la politique, de se marier, d’avoir des enfants. Même si la nostalgie qui les habite les fait toujours un peu ressembler aux oies sauvages. »
Au-delà des enfants auxquels Élisabeth de Fontenay s’adresse ici (« petites conférences » au Théâtre de Montreuil [28]), chacun pourra entendre la leçon des oies sauvages, donnée en liaison, cela n’étonnera guère, avec « S’envoler... Conte boréal », une rêverie autour du merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède.
Aussi ce n’est pas seulement pour mémoire qu’on rappellera d’une part Le Silence des bêtes [29], et d’autre part Actes de naissance (entretiens avec Stéphane Bou), deux incontournables de la bibliothèque, pour une réflexion en profondeur sur ce que peut être "travailler l’écart", ce qui serait dire éducation, littérature, philosophie, psychanalyse, ainsi voit-on Élisabeth de Fontenay invoquer Elias Canetti, disputer avec Lyotard, célébrer Victor Hugo, alors que Geneviève Brisac salue Actes de naissance [30] sous l’intitulé « La force des vulnérables » et décrit « Elisabeth de Fontenay rev[enant] sur un engagement philosophique qui consiste à ne céder devant rien », et songeant aux références freudiennes de ces entretiens, pense à l’énergie de Nathalie Zaltzman [31].
[1] Frédérique Ildefonse, Il y a des dieux, p. 223.
[2] Je situe plus exactement ce passage, pp. 127-128 :
Je ne sais pas comment, en fin de compte, je me situe face à Spinoza. Jeune, j’ai eu une passion pour son œuvre, et j’ai fait mon mémoire de maîtrise sur son Traité de la Réforme de l’entendement. Un souvenir intime me revient en mémoire à ce sujet. J’ai souffert d’une crise d’allergie aux yeux entre l’écrit et l’oral de l’agrégation. Je n’arrivais plus à lire les textes grecs et latins en même temps que leur traduction. J’avais demandé à ma mère - qui avait un esprit scientifique et ne se préoccupait guère de philosophie - de me lire dans sa version française, pendant que je suivais sur le latin, le texte du Traité politique de Spinoza, qui figurait à l’oral. Elle ne cessait pas de dire son étonnement et son admiration pour cette pensée. Et moi, j’étais troublée par son émotion. Je n’ai du reste pas complètement abandonné Spinoza, puisque je m’exerce au matérialisme et que je tiens à maintenir mon ancrage dans les philosophies de la désillusion : Lucrèce, Spinoza et Nietzsche, lequel faisait du reste le plus grand cas de Lucrèce et de Spinoza...
Élisabeth de Fontenay, Actes de naissance, Entretiens avec Stéphane Bou, Seuil, 2011.
[3] Patrick Kéchichian, Saint Paul, Le génie du christianisme, Seuil, Points-Sagesses, 2012.
[4] Alain Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, PUF, 1997.
[5] Giorgio Agamben, Le Temps qui reste, Un commentaire de l’Épître aux Romains, traduit de l’italien par Judith Revel, Payot & Rivages, 2000.
[6] Jean-Michel Rey, Paul ou les ambiguïtés, L’Olivier, collection Penser/rêver, 2008) ; lire la recension de Jean Birnbaum (Le Monde), reprise sur le site Fabula.
[7] Stanislas Breton, Saint Paul, PUF, 1998.
[8] « L’événement saint Paul : juif, grec, romain, chrétien », dossier de la revue Esprit, février 2003. L’introduction au dossier répond, je résume, à la question « Pourquoi Paul ? » :
— Son importance interne, pour la naissance et l’histoire du christianisme, est sans équivalent même s’il a connu très tôt des éclipses et des controverses.
— Un autre est la pierre d’achoppement (en même temps que de rencontre) qu’il a représenté et représente toujours entre juifs et chrétiens.
— Mais l’une des surprises actuelles vient de ce que Paul est relu par des philosophes hors religion et se trouve donc, si l’on veut, déconfessionalisé, avec des auteurs comme Alain Badiou, Giorgio Agamben, Jean- François Lyotard, Jacob Taubes, en une figure de « passeur » incontournable sur des thèmes irritants et « aporétiques » de notre époque.
De l’intervention de Paul Ricœur, on indique l’introduction, qui donne l’économie d’un propos qui court sur une trentaine de pages :
« Quelle est ma place dans le concert de lectures convoqué par la revue Esprit ? Je dirai mes références et mes préférences.
Mes références. D’abord, une fréquentation ancienne et précoce de la Bible : « Longtemps je m’y suis penché de bonne heure. » Ensuite, le coup de tonnerre du commentaire de l’épître aux Romains par Karl Barth ; puis le déminage Bultmann ; puis la lecture des exégètes. Et surtout quelques lectures de penseurs de culture philosophique.
Maintenant, mes préférences. Qui suis-je ? Un homonyme de Paul ? Un « avorton » comme lui ? (1 Co XV, 8). Quoi qu’il en soit, je veux explorer le lien entre proclamation et argumentation dans la ligne de mes recherches en herméneutique (juridique et médicale) concernant le rapport entre interprétation et argumentation.
Dans une première partie, je mettrai en place les lignes de rupture qui traversent les épîtres concernées (Romains, Galates, Corinthiens ... ) sous le signe de la proclamation centrale du Christ ressuscité ; dans la deuxième partie, je chercherai dans le caractère aporétique du discours paulinien les raisons de la transition entre le moment déclaratif et les moments argumentatifs des épîtres. Dans la troisième partie, je tenterai de débrouiller les lignes multiples de réinterprétation en termes de stratégie argumentative (je dirai au fur et à mesure mes rencontres, recoupements, réserves, controverses, admiration aussi). Je terminerai par une esquisse de mise en place des épîtres dans le Canon du Nouveau Testament avec la question : un Canon dans le Canon ? »
Et cette conclusion, qui rejoindra, d’une certaine façon, le propos de Patrick Kéchichian :
« L’hymne, ici, prend la relève du jugement, en tous les sens du mot juger : « Ô abîme de la richesse, et de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et ses voies incompréhensibles » (Rm XI,33). Avec cet aveu chanté du mystère, Paul est-il sorti du « discours » chrétien, antagoniste de tout autre discours, grec ou juif ? Si ce n’est pas le non-discours du mystique, discours sans cesse côtoyé mais jamais allégué ou revendiqué, discours impossible, « ineffable » - est-ce celui de l’eschatologie ? Peut-être. Mais d’une eschatologie qui aurait remplacé l’annonce de la catastrophe par la Révélation pleine et entière, selon le génie même du mot Apocalypse. Avec ce mot, nous sortons du couplage entre proclamation et argumentation sur lequel j’ai construit à la fois mon esquisse de lecture de quelques épîtres pauliniennes et ma lecture des lectures alternatives de quelques contemporains. Il fallait bien que nous sortions vaincus de ce combat inégal avec le texte. »
On pourra sur le même sujet lire « La faute à Paul » d’Olivier Abel, qui recoupe les lectures de Ricœur, en introduisant les questions de Lyotard.
[9] Le livre de Giorgio Agamben donna à découvrir l’ultime ouvrage de Jacob Taubes, ainsi qu’un parcours atypique, avec La Théologie politique de Paul, Schmitt, Benjamin, Nietzsche et Freud, Seuil 1999 — en lire cette recension de J.-Baptiste Marongiu (Libération). Les éditions de l’Éclat ont publié Eschatologie occidentale en 2009.
[11] « Mon propos n’est pas de composer une anthologie équilibrée des écrits pauliniens, qui, d’ailleurs, sont assez brefs pour devoir être lus et relus dans leur intégralité. J’ai choisi, dans chacune des Épîtres, des phrases, des mots, des expressions qui, à mes yeux, se détachaient et prenaient sens. De même que l’on souligne des passages d’un livre pour mieux y réfléchir et y revenir, j’ai pris la liberté de découper, dans les écrits de l’Apôtre, des passages de différentes natures, pour les laisser s’installer dans ma conscience, et là les mieux méditer ; pour obéir, si j"ose dire, à leur impérieuse dictée ».
[12] On dissociera d’une manière on ne peut plus artificielle l’écrivain (livres), du critique (articles). Le terme lecteur, et quel ! pour unifier une manière, que l’on pourra par exemple apprécier dans une réponse à Marie Chaudey (La Vie) à propos de Michel Houellebecq :
« [...] Pas La Carte et le Territoire, qui est un roman d’une puissance rare, surprenante, d’une construction et d’une maîtrise parfaites. Roman noir assurément, d’un monde en détresse, épousant cette détresse, où chaque repère ancien est déplacé, fissuré ou détruit. Roman immergé dans la modernité (avec moins de complicité et de connivence qu’il n’y paraît), qui m’alerte plus efficacement que n’importe quel commandement vertueux sur ce qu’il convient de défendre, de retenir et de chérir de ce monde ancien. Il ne m’importe pas de connaître les options philosophiques, religieuses, de Houellebecq. Probablement, nous n’avons pas les mêmes – bien que cela ne soit pas avéré. Il faut évidemment repousser toute idée de jugement confessionnel sur la littérature. Ce qui importe, c’est la puissance propre, autonome, stylistique, du roman. Sa capacité à montrer ce que, obstinément, apeurés, nous ne voulions pas voir. En aucun cas n’est mise en question notre liberté de croire et de penser, d’aimer et d’espérer. » (09/09/2010)
[13] Foucault, comme Castoriadis ont remis en honneur le terme παρρησία, franchise, liberté de parole, assurance (v. Euripide, Aristote) ; le passage du mot par la Septante l’a enrichi d’une dimension théologique, et le terme revient à plusieurs reprises dans les épîtres de Paul, désignant le charisme du témoin.
[14] Patrick Kéchichian, Petit éloge du catholicisme, Gallimard, folio, 2009.
[15] Patrick Kéchichian, Des princes et des principautés, Seuil, 2006.
[16] Et d’ajouter :« Et parce qu’il est apôtre, chaque inflexion de sa voix est référence et révérence à Dieu. D’ailleurs, Kierkegaard poursuit : « Il ne doit pas se prévaloir de la finesse de son esprit, sinon il est un bouffon ; il ne doit pas se mêler de discussions d’ordre purement esthétique ou philosophique sur Je fond de sa prédication, sinon il est un distrait. Non ; il doit invoquer son autorité divine et, par elle, tandis qu’il sacrifie de bon gré sa vie et tous ses avantages, couper court à toute impertinente familiarité que l’esthétique ou la philosophie pourraient se permettre à l’égard de la forme et du fond de sa doctrine. » Œuvres complètes, Paris, L’Orante, 1970-1980, t. 6 (1979), Quatre discours édifiants (1844), « L’écharde dans la chair », p. 297-315.
[17] Gilles Hanus, Échapper à la philosophie ? Lecture de Levinas, éditions Verdier, 2012.
[18] « Ma découverte pleine d’enthousiasme de la philosophie, en classe terminale, s’est faite grâce à Elisabeth de Fontenay et je lui garde une grande gratitude pour le goût de la philosophie et pour les connaissances qu’elle m’a transmises. A la même époque, donc très jeune encore, je me suis mise à lire la Bible juive et j’ai aussi découvert, peu à peu, par la langue hébraïque, la tradition de ses commentaires et le bonheur qu’il y avait à les étudier parce qu’ils font vivre le texte de façon extraordinaire et suscitent le désir d’exister avec eux ».
Catherine Chalier, discours prononcé lors de la remise du prix Francine et Antoine Bernheim le 2 mars 2010.
[19] Voir aux éditions de Minuit : Quatre lectures talmudiques, 1968 ; Du sacré au saint, 1977 ; L’Au-delà du verset, 1982 ; À l’heure des nations, 1988 ; Nouvelles lectures talmudiques, 1996.
[20] Les Cahiers d’études lévinassiennes sont accessibles sur le site de l’Institut d’études lévinassiennes.
[21] Ainsi s’intitule son ouvrage aux éditions Albin Michel, paru en 1996, et sous-titré « L’amour de la sagesse et sa source prophétique » ; en voici l’introduction, on ne peut plus claire dans ses attendus :
« Les traits contradictoires d’un monde attaché à Athènes et à Jérusalem marquent durablement la pensée en Europe. La cause de la philosophie s’est prévalue du respect de la raison, de la liberté et du progrès dans l’ordre de la connaissance ; celle des prophètes, d’un bien qui les transcende et en oriente l’exercice. Tenter de résoudre cet antagonisme par la victoire du philosophe sur le prophète, ou l’inverse, s’avère cependant une entreprise vaine et violente. Consentir à ce déchirement comme au destin de la pensée ne constitue pas pour autant une compromission douteuse, de la part des philosophes, avec l’irrationnel et l’insensé, mais implique un bouleversement de l’idée que les hommes - et surtout les institutions - se font de l’essence supposée de la philosophie et de la prophétie. Dans cette perspective, qui oriente la réflexion proposée dans ce livre, la rencontre avec la pensée d’Emmanuel Levinas se révèle décisive. Son attention à la source hébraïque de la pensée fait en effet corps avec sa philosophie, c’est-à-dire avec son désir d’ébranler les assises d’un savoir rationnel, anxieux de se prononcer sur l’essence des choses, afin de réveiller l’esprit assoupi en lui.
Sa philosophie, tout entière sous le signe de ce réveil, fraie ainsi la voie à une pensée exigeante qui rompt avec la primauté de l’ontologie afin de raviver la mémoire et l’inquiétude d’une altérité incommensurable aux concepts, d’une altérité dont les prophètes ne cessent de parler dans un langage où le verbe poétique prévaut sur la rigueur conceptuelle. Cette altérité n’offusque pas la vie de l’esprit et le travail de la raison, mais elle les oblige à emprunter de nouvelles voies. Elle déloge le philosophe de ses positions de maîtrise, lui signifie que la rationalité ne détient pas l’ultime clé de l’intelligibilité de ce qui est, et oriente son attention vers la faiblesse, la vulnérabilité et la précarité, qui signifient, avant les concepts, par la parole des prophètes, un appel à la responsabilité. »
[22] Emmanuel Lévinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, réédition Payot-Rivages, avec une postface de 1990. Cet ouvrage est largement commenté par Miguel Abensour et Danielle Cohen-Lévinas, dans leur entretien paru récemment chez Hermann, et commenté ici.
[23] Frédérique Ildefonse, Il y a des dieux, PUF, 2012.
[24] Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Le séminaire, VII, Paris, Seuil, 1986, p. 301.
[25] François Jullien, L’écart et l’entre, Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, Galilée, 2012.
[26] Pour le dépaysement de la pensée, consulter le site de François Jullien.
[27] Élisabeth de Fontenay, La leçon des oies sauvages, Bayard, Les petites conférences, 2012.
[28] Donnons en l’argument : Entre 1929 et 1932, Walter Benjamin rédigea pour la radio allemande des émissions destinées à la jeunesse. Récits, causeries, conférences, elles ont été réunies plus tard sous le titre de Lumières pour enfants.
Gilberte Tsaï a décidé de reprendre ce titre pour désigner les « petites conférences » qu’elle organise chaque saison et qui s’adressent aux enfants (à partir de dix ans) comme à ceux qui les accompagnent. À chaque fois, il n’est question que d’éclairer, d’éveiller. Ulysse, la nuit étoilée, les dieux, les mots, les images, la guerre, Galilée... les thèmes n’ont pas de limites mais il y a une règle du jeu, qui est que les orateurs s’adressent effectivement aux enfants, et qu’ils le fassent hors des sentiers battus, dans un mouvement d’amitié traversant les générations.
L’idée, excellente (ont participé, Jean-Luc Nancy, Michel Deguy et combien d’autres...), les ouvrages quel dommage ! d’un prix incompréhensiblement déraisonnable.
[29] Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes, Fayard, 1998. À lire, cette recension de Benoît Goetz, Le Portique, 4 | 1999.
[30] Le Monde des livres du 25.03.11.
[31] Pour « tenir le pas gagné » recension de deux ouvrages pour introduire à sa pensée.