La littérature est le lieu de l’amour

06/08/06 — Camille Laurens, Benjamin Constant, Jacques Lacan, Paul Géraldy


« Pour certains la littérature est un divertissement. Ils se trompent seulement de mot : la littérature est un passe-temps. La mort est à l’oeuvre, bien sûr, il s’agit aussi d’un testament — d’ailleurs c’est le même mot : testimoniale, testamentaire, voilà ce qu’est l’oeuvre - la trace écrite d’une volonté de transmettre. Et vous voudriez que je refuse le legs ? Que je n’accuse pas réception ? Benjamin mourait en écrivant Adolphe, j’en suis sûre, il était plus mort que vif, et j’étais là, déjà, j’étais là, dans mes habits d’aujourd’hui ; à un moment il s’est levé de derrière le bureau où il était assis, il m’a souri, je lui revenais de loin, je lui revenais comme dans un miroir ancien, j’avais une tête qui lui revenait - il m’a dit (et tout de suite j’ai aimé sa voix), il m’a dit : « Je suis destiné à vous éclairer en me consumant. » Entre lui et moi, il n’y a pas une vitre épaisse de deux siècles, mais une fenêtre ouverte par laquelle il me laisse entrer, ou bien ce miroir où nous nous rencontrons, que sa lumière éclaire. Il me laisse pénétrer, lui qui se disait impénétrable. En ne m’aimant pas, il me tuait. En me confiant sa douleur de ne pas m’aimer, il me sauve, c’est de l’amour, soudain, cet aveu, c’est de l’amour pour moi qu’il laisse en partant. Je suis Ellénore, moi lectrice, je suis vivante, et, vivante, je le sauve aussi, lui, de cette faute, de ce défaut - ce défaut d’amour.

La littérature est le lieu de l’amour, c’est là que ça se passe quand ça n’arrive pas ailleurs - l’amour n’est peut-être rien d’autre que d’arriver à partager avec quelqu’un son impossibilité. »
Camille Laurens [1]


Ni toi ni moi : aux miroirs de Géraldy et de Lacan, une relecture de Benjamin Constant, par Camille Laurens

à Bertrand Leclair [2]

Et plus haut :

Alors, pourquoi Benjamin Constant me demandez-vous ? [...] Mais parce qu’il est le premier, non pas peut-être à l’avoir dit, mais à l’avoir analysé jusqu’à l’obsession, à en avoir souffert jusqu’au vertige, à l’avoir formulé jusqu’au ressassement : ce drame qu’est l’autre, cette folie qui est la notre -le décalage atroce, comme en langue étrangère, de la demande et de la réponse. (p. 270)

Mais aussi comme Benjamin Constant, Camille Laurens ne confond pas les événements et la vérité (Ellénore ne meurt que dans le roman).
Dans un entretien donné au Matricule des Anges [3], Camille Laurens relevait que Paul Otchakovsky-Laurens lui prédisait un succès fondé sur le malentendu. 
Cela est possible : l’apparente "autofiction", des thématiques d’époque : les sujets favoris des magazines dits féminins (l’amour, toujours), des revues de psychologie (le couple, inépuisable). 
Ces thématiques très "mode" pourraient constituer un frein à la lecture, au désir de lecture, voir la quatrième de couverture, ambiguë à souhait (du "Marie-Claire") [4], et pourtant (lettre volée ?) rien de plus évident une fois la lecture effectuée : la littérature est bien le lieu de l’amour (et réversiblement ?).

C’est dans un autre registre et avec d’autres moyens, que Camille Laurens se fait le "privé" d’elle-même. C’est ici citer Hocquard , par exemple : "Des feuillages, la grammaire & un amour" : toute grammaire ramenée à t’ (celui du double je t’aime) [5], oui celui qui cite Deleuze : « Ça, c’était mon rôle de professeur, les réconcilier avec leur solitude. »

Camille Laurens aime les mots, d’accord ? [6] les feuilletons Tissé par mille [7], ou Le Grain des mots [8], nous le disent à l’envi. Mais comme Hocquard, ou Sarraute, elle les entend, c’est à dire repère leur intonation , "elle avec son oreille qui entendait l’inouï, l’inaudible" (elle entendait la dislocation, elle voyait les loques) : après le "test de solitude", le "test de sincérité" : on en trouvera un écho aux pages 117 à 120. Je cite le début :

« (n’oubliez pas qu’elle est écrivain, c’est indispensable, il faut qu’elle soit écrivain, dans le film, sinon elle en mourra comme l’autre : l’écrivain est une espèce de boîte noire, il enregistre tout, il dispose d’une mémoire mortelle dont les annotations incessantes l’empêchent toutefois de mourir). Tout le langage d’un coup lui paraît faux. Les phrases relèvent d’un truquage dont personne ne se rend compte, qu’elle. Elle devient une sorte d’oreille absolue, elle entend tous les couacs qui passent inaperçus du monde entier - les formulations figées se délitent, « passer inaperçu », « monde entier », elle ne peut plus rien dire ni écrire ni lire ni entendre qui ne soit broyé dans sa machine paranoïaque. Elle reçoit certains livres chez elle, hommage de l’auteur momentanément absent de Paris, elle en feuillette d’autres dans les librairies, elle lit : « Un haut soleil de printemps inondait les banquettes et tamisait d’un halo brumeux l’horizon des champs à peine striés de vert sur lesquels planait un vol chahuté de mouettes », elle le repose aussitôt à cause de l’écœurement qu’elle sent monter, une angoisse brutale, comme si elle avait trouvé un rat mort en ouvrant un placard, c’est sûrement injuste, on lui a dit beaucoup de bien de ce roman, pourtant les mots lui semblent tous avoir été tirés d’un lieu extérieur à l’auteur, on les a sortis d’un dictionnaire, d’une caisse à outils, [...] »

Alors, n’oubliez pas qu’elle est écrivain ! [9]

© Ronald Klapka _ 6 août 2006

[1Camille Laurens, Ni toi ni moi, POL, 2006, pp. 272-273, je souligne.

[2« Paraissent sans doute cette année quelques beaux livres dans l’indifférence générale, mais aussi des livres qui bénéficient des feux de la rampe et n’en sont pas moins remarquables – je songe, pour n’en citer qu’un, au très âpre mais très beau, et parfois si drôle, Ni toi ni moi de Camille Laurens aux éditions POL. » B. L.

[3« La peau et le masque », in Matricule des Anges, numéro 43, mars-mai 2003.

[4Il est réalisateur, elle est romancière. Ils savent ou croient savoir quelque chose des histoires qu’on se raconte et du cinéma qu’on se fait. Et pourtant, comment enchaîner ces deux phrases qui les lient, puis les délient, ces deux plans fixes : Je t’aime - je ne t’aime plus ? Qu’est-ce qui se passe entre deux ? Qu’est-ce qui passe - ne fait que passer ? Comment dire ce qui ne s’entend pas, comment montrer ce qui ne peut pas se voir ?
C’est un roman d’amour ? Un roman de haine ? Peut-être un roman policier : on enquête sur la disparition de l’amour.

[5Un privé à Tanger, POL, 1987, ce privé qui comprend qu’il n’a jamais enquêté que sur lui-même - ainsi le lecteur
Hélène (moderne Ellénore) se "commanditera" (p. 179) elle-même pour son "enquête", comme l’héroïne de L’Occupation, d’Annie Ernaux.

[6D’accord ? était un texte publié en feuilleton, sur le site des éditions POL. Il a disparu depuis.

[7Même remarque que pour D’accord ?

[8Le Grain des mots - P.O.L, . V. cette recension (Matricule des anges)

[9Quant à "l’histoire", la narration, le "film", je n’en dirai rien, cela me regarde. Quant à Géraldy ? Toi et moi, of course ! Quant à Lacan ? pas parce que le psychanalyste ici s’appelle Jacques ! Mais Encore ! Il n’est pas interdit (!) non plus de regarder du côté de Jean-Luc Nancy : L’ "Il ya " du rapport sexuel, éditions Galilée.
Qui voudra littéralement — en privé — accorder Lacan et Hocquard, le fera en lisant la quatrième des Travaux d’Hercule.