Adonis, chevalier d’étranges paroles

texte du 12 avril 2002 en cours de révision


Comment transformer la vie en poésie ? Voilà la question.
Adonis


Le 1 novembre 2001, le poète Adonis confiait au journal Le Monde une réflexion : Une modernité malade, qu’il concluait par :

[...] la question de la modernité ne peut plus relever aujourd’hui de l’attitude critique. Il ne s’agit plus de restaurer et moins encore de reconduire un rapport de forces et de pressions dont nous vivons la faillite. S’il existe une issue à cet état de décomposition, seule nous y conduira une pensée neuve de l’homme et de la culture.

Pour expliciter cette dernière formule nous emprunterons au poète lui-même, ce qu’il développe dans un texte (Vers un sens à venir) publié par la revue mémoire du XXI° siècle :

La poésie a joué, magnifiquement, son rôle. Elle a créé des manières de voir l’univers en sa pleine fraîcheur - et l’existence en sa pleine beauté. La faille dans notre vie moderne est due à notre incompréhension de cette évidence.
Comment transformer la vie en poésie ? Voilà la question. Et ce n’est pas, ce n’est plus au poète d’assumer ce rôle, sauf dans le sens qu’il continue, par la force de la création, ce que les grands créateurs du passé ont fondé, à savoir : continuer à créer des rapports nouveaux entre langue et existence - ceux qui donneraient à notre vie une image plus belle et plus humaine.
C’est maintenant la société qui doit assumer la responsabilité de créer les moyens qui permettront de diffuser ces rapports, de les transformer en pain quotidien, de déployer et d’étendre la vision poétique aux autres visions qui dirigent le monde actuel, dans les domaines : politique, économique, scientifique et intellectuel. Il faut oeuvrer pour que la vie humaine, au-delà des races, langues et pays, puisse être vécue comme si elle était poésie.
Adonis s’incrit ainsi dans le manifeste pour la transdiciplinarité comme en témoigne cette contribution au bulletin n° 15 du CIRET sur l’urgence [...] de réaliser une connaissance de l’homme et de l’Être plus profonde et plus intégrale, [...] de poser de nouvelles questions cognitives [...] et, afin d’être initié à cette nouvelle connaissance, d’exercer une nouvelle approche [...] du monde et de ses phénomènes, de l’homme et de ses problèmes.

En appui au livre-manifeste du scientifique Basarab Nicolescu, Adonis, qu’a récemment fêté l’Institut du Monde Arabe pour ses soixante-dix ans, on relira à la lueur des événements que l’on sait, Tombeau pour New York écrit en 1971, monté avec d’autres textes par Philippe Chemin au Forum culturel du Blanc-Mesnil [1] .

Le début de ce poème (Je n’entends pas sa voix./Cet alphabet, que dit-il ?/Le poète doute des forêts qui s’étalent sur ses champs/et fait descendre sur lui ses foudres) peut provoquer la réminiscence de Au sein d’un alphabet second (in Po&sie 78, 4°trim. 1996), texte superbe dans la manière des Chants de Mihyar le damascène parus en 1983 aux éditions Sindbad [2] et heureusement réédités en 1999 et distribués par Actes Sud [3] .

Chants qui charrient une incroyable énergie et une beauté inouïe. De cela l’excellente revue l’Oeil de Boeuf donnait quelques échos au travers des propos de la traductrice Anne Wade Minkowski, un hommage de Guillevic, un entretien avec l’auteur et une prose somptueuse d’Olivier Bervialle.

De cette poésie n’est pas absente la réflexion comme en témoigne le recueil d’essais La prière et l’épée publié au Mercure de France [4] . De ces essais sur la culture arabe on pouvait trouver une discussion développée par Fathi TRIKI à l’Institut de Recherche sur le Maghreb contemporain.

Enfin, quand on sait qu’Adonis en appelle à une "Andalousie des profondeurs" , on ne s’étonnera guère de la publication dans la revue Autre Sud (sept. 1998, textes réunis par Daniel Leuwers) de Douze lanternes pour Grenade dont j’extrais cette cinquième :

Voici mon pôle, ô arabesque initiée,
Et les voûtes sont session et étapes vers la transcendance
Sous la coupole, un bruissement qu’envient les ailes.
L’extase est un lit porté par les gazelles du désir.
Ici l’infini revêt une tunique
Et l’horizon s’assied dans une niche.
Ecoutez les arcades : Le mariage de la nuit et du soleil
sont noces perpétuelles entre moi et moi-même.
Mon corps ne m’appartient pas -
Le désir et le plaisir me l’ont pris
Laissez moi alors
Transpercer les sens et créer mes passions.

© Ronald Klapka _ 12 avril 2002

[1L’Humanité a rapporté leur dialogue.

[2Avec une préface d’Hélène Cixous.

[3Désormais en Poésie/Gallimard.

[4Adonis, La Prière et l’épée, essais choisis par Anne Wade Minkowski, traduits par Anne Wade Minkowski et Leïla Khatib, édition établie par Jean-Yves Masson et suivie d’un entretien avec l’auteur, Mercure de France, 1993.