Jacques Derrida

24/08/2004 & 09/10/2004 — réunion de deux notes circonstanciées


Whacher,
Emily’s habituaI spelling of this word
As caused confusion.
 [1]



Jacques Derrida, mardi 24 août 2004

Jacques Derrida, dont le quotidien Le Monde, dans son édition datée du 19/08/04 nous donne un substantiel entretien, à lire, relire et conserver comme naguère La langue de l’étranger (discours de remise du prix Adorno) - Le Monde Diplomatique, ou Le siècle et le pardon - Le Monde des Débats.

Surenchère : survie, sursis et sursaut, ces trois mots en réponse à l’enquête publiée ce mois par La Quinzaine Littéraire : « Pour qui vous prenez-vous ? » se retrouvent dans cet entretien au seuil duquel Jean Birnbaum invite à faire retour sur Spectres de Marx (Galilée, 1993). Ouvrage crucial, livre-étape, tout entier consacré à la question d’une justice à venir, et qui s’ouvre par cet exorde énigmatique : « Quelqu’un, vous ou moi, s’avance et dit : je voudrais apprendre à vivre enfin. »

La fidélité à un éthos d’écriture et de pensée intransigeant amène Jacques Derrida à soutenir avec force :

« Renoncer, par exemple, à une difficulté de formulation, à un pli, à un paradoxe, à une contradiction supplémentaire, parce que ça ne va pas être compris, ou plutôt parce que tel journaliste qui ne sait pas la lire, pas lire le titre même d’un livre, croit comprendre que le lecteur ou l’auditeur ne comprendra pas davantage et que l’Audimat ou son gagne-pain en souffriront, c’est pour moi une obscénité inacceptable. C’est comme si on me demandait de m’incliner, de m’asservir - ou de mourir de bêtise. »

Convaincus avec lui que « chaque livre est une pédagogie destinée à former son lecteur ", nous le suivrons volontiers sur ce terrain. A l’heure où Google fait son entrée en bourse, on notera aussi : « Mais aujourd’hui l’accélération des modalités de l’archivation mais aussi l’usure et la destruction transforment la structure et la temporalité de l’héritage. Pour la pensée, la question de la survie prend désormais des formes absolument imprévisibles. »

De même on sera sensible à ce que l’auteur de Le monolinguisme de l’autre , Galilée, 1996 (« Je n’ai qu’une langue, ce n,est pas la mienne ») affirme : « On ne fait pas n’importe quoi avec la langue, elle nous préexiste, elle nous survit. Si l’on affecte la langue de quelque chose, il faut le faire de façon raffinée, en respectant dans /’irrespect sa loi secrète. »

Une longue parenthèse conjugale et laïque énonce une utopie pour laquelle le philosophe prend date : « une "union civile" contractuelle, une sorte de pacs généralisé, amélioré, raffiné, souple et ajusté entre des partenaires de sexe ou de nombre non imposé. »

A faire consonner avec la fin de l’entretien : « Je ne voudrais pas laisser cours à l’interprétation selon laquelle la survivance est plutôt du côté de la mort, du passé, que de la vie et de l’avenir. Non, tout le temps, la déconstruction est du côté du oui, de l’affirmation de la vie.
Tout ce que je dis - depuis Pas au moins (dans Parages, Galilée, 1986, nouvelle édition augmentée 2003) - de la survie comme complication de l’opposition vie-mort procède chez moi d’une affirmation inconditionnelle de la vie. La survivance, c’est la vie au-delà de la vie, la vie plus que la vie, et le discours que je tiens n’est pas mortifère, au contraire, c’est l’affirmation d’un vivant qui préfère le vivre et donc le survivre à la mort, car la survie, ce n’est pas simplement ce qui reste, c’est la vie la plus intense possible. »

Manière de conclure par ce avec quoi on avait commencé : « Quelqu’un, vous ou moi, s’avance et dit : je voudrais apprendre à vivre enfin. »
Sans omettre de mentionner le sous-titre de Béliers : Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème, de renvoyer aux numéros du Magazine littéraire (avril) et de la revue Europe, (mai) et de patienter pour lire les inédits promis (à l’automne) dans les prochains Cahiers de l’Herne.


Jacques Derrida, samedi 9 octobre 2004

Platon : « Car de la mort, nul n’a de savoir », et Paul Celan : « Nul ne témoigne pour le témoin. »
Et pourtant, toujours, nous nous choisissons un compagnon : non pour nous, mais pour quelque chose en nous, hors de nous, qui a besoin que nous manquions à nous-mêmes pour passer la ligne que nous n’atteindrons pas. Compagnon par avance perdu, la perte même qui est désormais à notre place.
Maurice Blanchot : Le dernier à parler, (repris en folio essais : « Une voix venue d’ailleurs », 2002)

Après la citation de Celan, Jacques Derrida ajoutait entre [ ] : « Ce qui semble impliquer, entre tant d’autres choses, qu’à la mort de quelqu’un, et surtout d’un ami ou d’un compagnon, nul n’a le droit de parler à la place du mort, pour le mort, à tous les sens du « pour », à sa place ou pour faire son éloge. »

Jacques Derrida est mort, qui effectuait la citation ci-dessus, dans sa conférence "Maurice Blanchot est mort" en clôture du colloque « Maurice Blanchot, Récits critiques » le 29 mars 2003, texte repris dans la réédition augmentée de Parages (Galilée, 2003).

L’entretien donné au journal Le Monde daté du 19 août (Je suis en guerre contre moi-même, remis en consultation libre) mentionnait tant le combat contre la maladie, que la parution de plusieurs numéros de revue en hommage. Avant d’évoquer ceux-ci , juste rappeler quelques moments : la fondation du GREPH, la création du Collège international de philosophie, les geôles tchécoslovaques, quelques livres : De la grammatologie qui secouait autant le monde des lettres que celui de la philosophie, Glas, la Carte postale, L’archéologie du frivole, le fabuleux numéro de la revue l’Arc, puis les très nombreux livres aux éditions Galilée, parmi lesquels Demeure, le Monolinguisme de l’autre (je n’ai qu’une seule langue et ce n’est pas la mienne !), tout récemment Béliers (Gadamer/Celan), et enfin comment ne pas évoquer Le toucher, Jean-Luc Nancy qui atteste s’il était nécessaire de la politique de l’amitié.


De celle-ci précisément, la revue Europe (mai 2004), et dans l’entretien liminaire Evelyne Grossmann, fait mention d’emblée de la manière suivante : « Il y a sans doute une « communauté » de vos lecteurs et pourtant ils ne se ressemblent pas, n’ont souvent guère à voir les uns avec les autres. Ce n’est ni un groupe ni une école et pourtant quelque chose dans la reconnaissance de votre pensée les lie, fait lien ». L’une des réponses étant : « Ce qui lie entre eux ceux qui me lisent, c’est une manière de poser la question du politique et de le faire dans une attitude qui est, malgré tout de dissidence ou de résistance. »

Dans le sommaire, on trouvera in extenso, la présentation « Une audace folle » , et je « relèverai » pour conduire à la contribution de Cristina de Peretti : « Dès qu’il est saisi par l’écriture, le concept est cuit », aussi peut-il avoir « encore plus le goût de son goût » !



Du Magazine Littéraire (avril 2004), nous avons retenu cet extrait d’un entretien avec Hélène Cixous (est-il besoin de rappeler leur compagnonnage intellectuel, les livres qui les rassemblent ?) car il nous a remis en mémoire les entretiens donnés en 1972, publiés aux éditions de Minuit (Positions), en particulier l’attachement de Jacques Derrida à La voix et le phénomène.

— Vous avez accepté un entretien oral où intervient le « dire », dont Hélène Cixous a écrit tout le danger par rapport au « penser ». La voix joue également ici un rôle : elle occupe une place importante dans vos textes à tous deux.


— Jacques Derrida : « Ceux qui ne lisent pas me reprochent parfois de jouer l’écriture contre la voix, comme pour la réduire au silence. En vérité, j’ai proposé une réélaboration et une généralisation du concept d’écriture, de texte ou de trace. L’oralité est aussi le frayage d’une trace. Mais le traitement sérieux de ces problèmes requiert le temps, la patience, le retrait, l’écriture au sens étroit. J’ai du mal à improviser sur les enjeux qui comptent le plus pour moi. Nos trois voix s’aventurent ici pour un exercice redoutable et singulier : nous passer la parole, nous la laisser pour frayer un chemin plutôt imprévisible. Nos propos devront marquer plus d’un angle, ils devront se trianguler, jouer de l’interruption tout en s’articulant entre eux. Oui, pour Hélène et pour moi, malgré une différence abyssale, l’écriture se règle sur de la voix. Intérieure ou non, elle se met ou se trouve toujours en scène. J’écris « à voix haute » ou à « voix basse ». Pour le séminaire comme pour les textes qui ne sont pas destinés à être proférés. Depuis plus de quarante ans, j’écris ce que j’enseigne du premier mot jusqu’au dernier, j’expérimente d’avance le rythme et la tonalité de ce que, feignant d’improviser, je « vocaliserai » dans l’amphithéâtre. Je n’écris jamais en silence, je m’écoute ou j’écoute la dictée d’une autre voix, de plus d’une voix : mise en scène, donc, danse, scénographie des vocables, du souffle et du « changement de ton ». La préparation d’un séminaire, c’est comme un chemin de la liberté : je peux alors me laisser parler, prendre tout le temps qui m’est donné en écrivant. Pour la publication, comme il s’agit de textes de genres très différents, chaque fois le registre de la voix change. »


Les Cahiers de l’Herne, annoncés dans le Monde du 19 août, viennent de paraître. On ne saurait en faire une recension pour le moment. Ce magnifique volume de 628 pages a été dirigé par Ginette Michaud et Marie-Louise Mallet.

Retenons de leur avant-propos :
« La composition de ce Cahier souligne quelques-unes des voies les plus importantes qui auront été frayées de manière si forte et inventive, dans les domaines les plus variés, par le travail de Derrida, tout particulièrement depuis une quinzaine d’années. Les principales arêtes retenues - « Déconstruction et traditions philosophiques », « Du politique », « Questions de religions », « Littérature et démocratie », « Lectures, traversées » - sont d’une lisibilité telle qu’elles se passent aisément de commentaires ou de justifications, mais peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que, tout comme pour les frontières et autres lignes de démarcation qui mettent en place un ordre, celles-ci n’ont rien d’autoritaire ni de définitif, elles restent poreuses, remuantes, ouvertes à toutes sortes de passages, de croisements, de partages.
 On y trouvera aussi un cahier de photos, des œuvres : peinture, dessin, partition (Camilla et Valerio Adami, Hantaï, Titus-Carmel, Michaël Levinas), des lettres (Levinas, Foucault, Blanchot, une lettre de Derrida à Genet, etc.) des inédits de Jacques Derrida , par exemple « Qu’est-ce qu’une traduction « relevante », et parmi de nombreuses études, les textes d’amis : le j.d. de Jean-Luc Nancy, le « Pour J.D." de Michel Deguy, « Les fichus et caleçons » d’Hélène Cixous en réponse à « La langue de l’étranger » (in Le Monde Diplomatique) discours de remise du prix Adorno, publié sous le titre de Fichus. »

Jacques Derrida disait à Jean Birnbaum (entretien du journal Le Monde) « d’un côté, pour le dire en souriant et immodestement, on n’a pas commencé à me lire, […] s’il y a, certes, beaucoup de très bons lecteurs (quelques dizaines au monde, peut-être), au fond, c’est plus tard que tout cela a une chance d’apparaître. »

Les revues recensées y contribueront sans doute, et les livres, la pensée de Jacques Derrida n’ont certainement pas fini de faire leur chemin, et la « communauté sans communauté » de ceux qui se reconnaissent en ses écrits continueront de les porter (portés par eux) plus loin.

© Ronald Klapka _ 9 octobre 2004

[1Whacher
L’orthographe habituelle d’Emily pour watcher
A créé confusion.
Anne Carson. Verre, ironie et Dieu ; Corti 2004 traduction Claire Malroux