Évelyne Grossman, en intelligence avec Antonin Artaud,

13/01/07 — Antonin Artaud, Évelyne Grossman, Jacques Derrida, Laurence Sterne, Roland Barthes


—— My father set out upon the strength of these two following axioms :

First, That an ounce of a man’s own wit, was worth a tun of other people’s ; and,
Secondly, (Which, by the bye, was the ground-work of the first axiom, —— tho’ it comes last) —— That every man’s wit must come from every man’s own soul, —— and no other body’s.
Laurence Sterne [1]

L’heure est grave, Pablo Picasso.
Les livres, les écrits, les toiles, l’art ne sont rien ; ce qui juge un homme c’est sa vie et non son oeuvre, et qu’est-elle sinon le cri de sa vie.
Antonin Artaud [2]


affaire de désidentifier les suppôts de la normopathie ...

Bien chère Magdelaine,

Que vient faire là me diras-tu, cette longue citation en anglais, je sais qu’au premier coup d’oeil les tirets longs t’auront fait reconnaître Tristram Shandy, que la traduction Jouvet a remis en vigueur, qu’ignore la traduction Mauron, mais pour ce passage du chapitre XIX du second volume, c’est à dire de la première mise en circulation du "feuilleton", où c’est bien évidemment Sterne qui énonce sa théorie du wit, aucune des deux [3] ne me satisfait.

Ce wit tout british, à ne pas confondre avec le Witz freudien, il me semble bien qu’Evelyne Grossman le sait à l’oeuvre chez Artaud et quelques autres dont Beckett ou Michaux et c’est ce qu’elle explore dans La Défiguration, livre paru aux éditions de Minuit et dont l’introduction (téléchargeable en pdf) dit bien l’enjeu face à la « knavery » du jour [4].

D’Evelyne Grossman, la notice des éditions de Minuit nous apprend :

Professeur de littérature moderne et contemporaine à Paris VII. Elle a établi et préfacé plusieurs éditions d’œuvres d’Antonin Artaud aux Éditions Gallimard : Van Gogh le suicidé de la société, (« L’Imaginaire » n°432, 2001), Pour en finir avec le jugement de Dieu (« Poésie », 2003), Œuvres (« Quarto », 2004 [5]), 50 dessins pour assassiner la magie (2004), Suppôts et supplications — sic — (2006).

Le Mômo a dû envoyer des sorts aux clavistes : c’est écrit supplications au lieu de suppliciations !

Pour ma part je te parlerai surtout du recueil d’articles paru chez Farrago : Artaud « l’aliéné authentique » et des entretiens qu’Evelyne Grossman a menés en vue du numéro de janvier février 2002 de la revue Europe [6]

Voici l’argument, succinctement repris de la "quatrième" du livre :

Se sentir animal, pierre, arbre, soleil… ou Dieu, comme l’éprouva Artaud, n’est en rien l’apanage des « primitifs », des enfants, des mystiques ou des fous. Pour quelques écrivains, philosophes et poètes, ce fut d’abord une expérience traversée dans l’écriture, une expérience extrême, bouleversante, de l’inhumain dans l’homme.

Comment lire ce geste sans mesure qui récuse toute notion d’Auteur pour s’affirmer Autre ? C’est cette mise en espace théâtrale, poétique et politique d’un devenir autre dans l’écriture qu’Artaud nomme, n’en doutons pas, aliénation.

Pour ce qui est de la mise en espace théâtrale, l’article Le corps-xylophène (qui est aussi la préface de Pour en finir avec le jugement de dieu) s’accorde bien à l’entretien. Il n’est que de le réécouter pour en être convaincu !

Mais j’ai aimé (mot si fort et si faible) tout particulièrement : Artaud et les modernes ... mélancoliques, une contribution à La revue des Lettres modernes (Paris-Caen, 2000), sous la direction d’Olivier Penot-Lacassagne, une contribution fouillée, convaincante, sans doute prémices de La défiguration.

Je schématise fort désagréablement, mais mieux vaut lire l’auteur :

–l’abord « analytique » : das Ding, la Chose est des plus convaincants

–la précise analyse littéraire (paragraphe sur le Pèse-Nerfs est un ravissement, idem pour Merleau-Ponty et la Chair)

Voilà deux clefs qui n’en font sans doute qu’une et qui m’évoquent irrésistiblement Barbe Bleue [7] : oui, il faut entrer dans la chambre interdite !

Pour être plus clair : retour à la présentation de La Défiguration, évoquant en sa conclusion la délicatesse de Barthes :

« À l’encontre des idées reçues qui assimilent éducation et repérage des formes, apprentissage des modèles et des rôles, adhésion aux moules et empreintes, la défiguration est tout à la fois dé-création et re-création permanente (« sempiternelle », aurait dit Artaud) des formes provisoires et fragiles de soi et de l’autre. Non pas donc, se conformer mais délier, déplacer, jouer, aimer. C’est ce que nous enseignent ces écritures modernes réputées difficiles : leur lecture, en ce sens, est un apprentissage de la déliaison amoureuse, de la déconstruction du narcissisme. »

A cet égard, et c’est bien théâtre de la cruauté, d’où aussi ma convocation de Sterne « le plus libre de tous les écrivains » comme l’écrira Cécile Guilbert après Nietzsche, mise en question de tous les modalités fusionnelles quelles que soient la dit-mension (en) jeu. Ce sont « bonnes questions » d’Evelyne Grossman à Jacques Derrida pour la revue Europe, et les réponses toutes empreintes de la délicatesse évoquée plus haut qui m’ont conduit à cette formulation.

En effet, Jacques Derrida qui s’est montré très tôt attentif à l’« oeuvre » d’Antonin Artaud : « forcener le subjectile », parole soufflée ou encore Artaud le Moma se voit ainsi interpellé :

Vous avez, toujours dans la même conférence, cette formule : Artaud est pour moi, dites-vous, « une sorte d’ennemi privilégié, un ennemi douloureux que je porte et préfère en moi, au plus près de toutes les limites sur lesquelles me jette le travail de ma vie et de la mort ».

Quod erat dicendum. Jacques Derrida dont on a pu lire le testamentaire « Je suis en guerre contre moi-même », entretien avec Jean Birnbaum pour le quotidien Le Monde, plus tard édité chez Galilée : « Apprendre à vivre enfin », souligne (et je le suis) :

Je crois qu’en effet il serait impossible, dérisoire et sans intérêt, de s’approcher d’Artaud sans engagement. Naturellement si on n’essaie pas de faire ce pas-là, cela n’a aucun intérêt, on ne lit pas Artaud ... on lit autre chose. S’il y a un intérêt à écrire sur Artaud, ce dont je ne suis pas sûr, mais en tout cas si on veut écrire sur Artaud, il faut faire ce pas. Il faut essayer de faire ce pas. Cela dit, ce pas étant risqué, et jusqu’à la folie, il faut mesurer. Il faut savoir que c’est un risque sans mesure, justement. On ne peut pas le mesurer. Et donc il faut prendre un risque sans mesure. Cela, ça ne se décide pas. Il y en a qui sont pris dans ce risque, d’autres qui ne sont pas pris, mais il faut être pris dans ce risque (non pas prendre ce risque, il faut être pris dans ce risque) pour avoir quelque chance d’approcher le texte d’Artaud, le corps d’Artaud. C’est la condition minimale et elle n’est jamais assurée. Cela dit, à supposer que cette condition soit donnée, ce qu’il faudrait écrire à ce moment-là, ne devrait surtout pas ressembler à du Artaud. Donc, s’il y a un danger, un risque et un ridicule à éviter, c’est de croire que l’on s’est approché.

© Ronald Klapka _ 13 janvier 2007

[1Tristram Shandy, This edition of "the most modern of eighteenth-century novels" reprints the text of the first edition of the volumes of Tristram Shandy as they appeared from December 1759 to January 1767, including the two illustrations by Hogarth.
La Norton critical edition p. 106

[2Lettre d’Antonin Artaud à Pablo Picasso du 3 janvier 1947. in Europe, janvier-février 2002, n° 873-874

[3Mon père le fondait sur les deux axiomes suivants : Premier axiome : une once d’un certain esprit peut valoir plusieurs tonnes de certains autres et :
Second axiome (lequel, soit dit en passant constitue le fondement du premier, bien qu’il soit énoncé ensuite) l’esprit de tout homme doit venir de son propre fonds et non pas du fonds d’autrui.

[traduction Mauron, GF Flammarion, p. 143]

L’argument de mon père tirait toute sa force de deux axiomes :
Le premier posait qu’une once d’idées personnelles valait facilement un quintal pesant de pensées empruntées, et le second (qui, soit dit par parenthèse, constituait le fondement du premier, — quoiqu’il soit énoncé en dernier) — que tout homme devait puiser la force de ses idées dans son propre fonds, autrement dit son âme propre, — et non dans celui d’autrui.

[traduction Jouvet, éds Tristram, p. 226]

[4La lecture des plus vives de Françoise Davoine, séminaire EHESS, de Tristram Shandy, un remède en vue s’opposer à la canaillerie. (V. Écrire, à la folie ...)

[5  Evelyne Grossman : « “Consacrer sa vie” , “sauver l’oeuvre d’Artaud”... : sans vouloir le moins du monde entrer dans une polémique (et surtout pas avec Jacques Derrida dont je sais l’amitié et la fidélité à l’égard de Paule Thévenin), je ne peux pas m’empêcher de trouver qu’il y a beaucoup trop de passion (au sens christique du terme ...), de sacrifice et de sacré dans cette histoire des relations de Paule Thévenin à l’ oeuvre d’ Artaud. Non que je récuse la nécessité de la passion. Je crois que vous avez raison : on ne peut pas avoir, dans un premier temps, une relation « dépassionnée » à l’oeuvre d’Artaud, d’abord parce que son écriture requiert un véritable engagement corporel et psychique de la part du lecteur, au même titre que son théâtre repose sur une abolition des frontières, une contagion entre la scène et la salle. Mais cela ne signifie nullement à mon sens que le lecteur doive s’en tenir à cette adhésion immédiate ou épidermique à l’oeuvre, à cette identification éblouie à Artaud. Cela ne signifie pas, surtout, qu’il faille ramener la passion, cette pulsion de vie* pour Artaud, à une passion sacrificielle. »

*C’est le sens que donne Antonin Artaud au mot cruauté

Entretien d’Evelyne Grossman avec Tiphaine Samoyault, dans la Quinzaine littéraire n° 886, 16/10/2004 où on lit également :

« Oui, la défiguration chez Artaud n’est pas une simple violence exercée contre l’image de même que dans la cruauté théâtrale, répète-t-il, il ne s’agit ni de sadisme ni de sang mais « d’appétit de vie », « de tourbillon de vie qui dévore les ténèbres ». Ce terme de cruauté, comme celui de défiguration, veut en effet éviter les oppositions binaires trop simples entre destruction et création, entre folie et raison ... Il y a chez Artaud, comme chez d’autres écrivains du XXe siècle comme Joyce, Beckett ou Michaux par exemple, un refus de « consentir aux formes », celles des figures reçues de l’art, de l’écriture, du sens, ou, de façon plus privée, de l’identité psychique. Leur résistance à la « normopathie » sociale (cette adhésion aux formes communautaires de la réalité) explique leur troublante proximité aux « fous », aux déviants, aux mystiques ... voire à chacun de nous, pour peu que nous nous risquions à explorer avec eux cette réinvention plastique d’un sujet vivant, cette passion, en effet, de l’interprétation, entendue comme inlassable interrogation des figures de la vérité et du sens. »

[6by the bye comme dirait Sterne, il est passionnant de mesurer la différence de réception et de ton du numéro de 1984 coordonné par Alain Virmaux ; pour les publics « motivés », les BU et le PEB leur permettront de se faire leur idée.

[7A cause sans doute, d’un fil rouge !