« Une amitié à vivre et la littérature à renverser »

lettre du 7 mars 2009


« Elle lui masque la réalité, et je ne sais s’il a peur de tomber au fond de l’imagination jusqu’à devenir soi-même, un être imaginaire, ou s’il craint de se choquer au réel. »


Emmanuelle Lambert, Mon grand écrivain

Emmanuelle Lambert qui vécut sept ans dans la proximité d’Alain Robbe-Grillet pour le classement de ses archives à l’IMEC, donne cette citation du Miracle de la rose en exergue à Mon grand écrivain, récit publié aux Impressions Nouvelles. Avec celle-ci forme inclusion, page 60, son évocation de la « cérémonie normande » :

Furtivement pourtant, quand sorties d’une scène récrite par lui pour l’éternité, les deux jeunes actrices de son dernier film se penchèrent sur son cercueil, dans la lumière crue du funérarium, au centre d’une salle nette et anonyme, la littérature reprit ses droits sur le réel, en digne hommage.

Phrases qui d’une part, créditent : « Oui, tu te souviens de choses advenues bien avant ta naissance, tu t’en souviens comme si tu les avais vécues, puisque tu les as lues ». Née en 1975, Emmanuelle Lambert, possède ce privilège. L’attestent, la présentation qu’elle fait du dossier de presse concernant Les Gommes et Le Voyeur, et la chronologie qu’elle établit à cette occasion.

D’autre part, citation et entrevision rappellent, soulignent le souci permanent de la confrontation à un réel dont Alain Robbe-Grillet formulait qu’il « commence juste au moment où le sens vacille ».

En écho du maître, précisant, « professeur de lui-même », à Benoît Peeters *, ce que « La Reprise » implique d’à-venir, contrairement à « La Répétition », Emmanuelle Lambert, en repassant les derniers temps d’une vie d’écrivain, en donne la teneur d’impossible, dans sa diffraction même. Ainsi fait-elle œuvre d’écrivain, non de mémorialiste ou d’essayiste ; toute la force du récit dans sa tenue, sa retenue.

« Ton grand écrivain n’est qu’un être imaginaire » [p. 55], commente la photo de couverture, le montrant enlaçant Emmanuelle Lambert dans l’exercice de ses fonctions : « il y a toi, payée pour t’entendre avec lui ». [p. 7])

Elle n’en élude pas les aspects problématiques ; ainsi, « le livre en trop », grand silence de leur échange ; elle n’omet pas ailleurs de rappeler qu’il « apprend par cœur les œuvres des autres » et qu’ « il est Kafka et Genet, Nabokov et Mallarmé dont il récite des pages entières… ». Des béances de l’inadéquation des morceaux recollés d’une vie, Emmanuelle Lambert sait nous convaincre, sait nous transmettre sa conviction que « seule la puissance de l’écrivain, dans sa lutte avec le réel, les tenait ensemble ». Aussi, à sa manière, c’est sa « reprise » qu’elle offre au lecteur. Elle en relancera d’autres à leur tour. Ceux d’entre eux qui liraient son livre, sans connaître « son grand écrivain », pourront alors vérifier cet aphorisme « la littérature, c’est l’homme ».

Ils pourraient l’éprouver en se saisissant (eux-mêmes saisis) de « Pourquoi j’aime Barthes », — y compris « penseur glissant » — recueil de quatre textes réunis par Bourgois dans la collection « Titres ». Quand bien même c’est vraisemblablement Blanchot (NRF 1 juillet 1955) qui aura saisi le plus exactement les enjeux proprement littéraires des premiers livres de Robbe-Grillet, cependant que Barthes à leur propos écrit du Barthes. « Nouvelle critique » et « Nouveau roman » (appellation reprise à ses détracteurs), surgissant de concert, dans une configuration — historique — bien particulière, dans laquelle les éditions de Minuit et Jérôme Lindon joueront le rôle que l’on sait : « une amitié à vivre et la littérature à renverser » (page 59).

Le livre de Susan Sontag, L’écriture même : à propos de Barthes en apporte d’ailleurs confirmation involontaire ou non consciente dans son exercice d’admiration, avec beaucoup d’empathie, voire de charme, et avec ses enjeux propres (esthétique camp). La question du « dernier mot », qui est d’ailleurs le dernier du livre d’Emmanuelle Lambert, s’y pose ingénument, dans sa réception du Degré zéro de l’écriture (ouvrage dont Robbe-Grillet récite l’incipit à Benoît Peeters) :

Pour Barthes, la littérature est déjà une affaire posthume. Son œuvre affirme une exigence de briller à toute force, qui est effectivement l’un des idéaux possibles d’un moment de la culture qui croit avoir, en plusieurs sens du terme, le dernier mot.
Où Robbe-Grillet et Sontag se contredisent et se complètent, c’est lorsque celle-ci relève le fantasme de l’auteur d’accéder, à « la vision sans reste du réel, au grand rêve clair, à l’amour prophétique », tandis que celui-là voyait « entre [s]on texte sur Les Gommes et le roman Les Gommes, […] des rapports de romancier à romancier et non plus de romancier à critique ».

L’existence dans ses aléas les plus rudes peut donner à certains auteurs de ne plus avoir à maîtriser une certaine image, celle qu’ils souhaiteraient dispenser d’eux-mêmes, celles que des proches, ou encore leur public, souhaiteraient garder intacte ou intouchée.

La définition qui suit n’appartient pas aux dictionnaires :

« Le mot crépuscule. Traversée, offerte toute. Jamais plus vivante en éveil attentive. Dressée. A guetter l’instant où sombrer dans le sombre. Et maintenir l’instant longtemps, répéter le geste des pouvoirs : faire de l’instant celui d’une éternité. Ardente posture. Lieu de l’instable par excellence. Celui où se fragilise l’épaisse carapace des hommes. Celui avec lequel vous êtes confronté au délétère du crépuscule, sans qu’il pollue l’air mauve de ses mots, celui-là, vous l’aimez » (page 130).

Elle aussi, Elisabeth Bing, « aimait » Roland Barthes, dont elle suivit les cours au collège de France, y apprenant « principe de délicatesse » et « fabuleuse passion de l’écriture » (page 99). Les mots ci-dessus en conclusion d’« Armor » une trentaine de pages faisant suite à « Les fragments du jour ». Ce titre en référence sans doute à l’exergue d’Armor : Le moindre fragment du ciel est possédé par un Dieu (Pasolini) tandis que le livre est ouvert avec les mots de Bataille sur la poésie : la simple évocation par les mots de possibilités inaccessibles.

Tandis qu’un vieil immeuble où réside l’écrivain est promis à une rénovation sans merci, celle-ci retarde, ou croit retarder l’inéluctable au moyen des mots, avec, parfois, des pages puissantes, comme celle où fait retour la mansarde Höller, « le phrasé lancinant et terrible d’une chute d’eau dans une chambre », « le fracas qui empêchait l’écrivain d’écrire » (page 48).

Mais « Au crépuscule » (page 43), il advient aussi que, de sa fenêtre, la reine de la nuit chante.

Elle vous invite.
Contre la pluie.
A l’amour fou au fond du lit.


Bibliographie, notes, liens

IMEC, présentation en ligne de l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine.

Emmanuelle Lambert, Mon grand écrivain, éditions Les Impressions nouvelles, février 2009

* « C’est un lecteur, ça s’entend aux questions qu’il pose, tu t’étonnes de rencontrer quelqu’un qui l’ait lu, le lise et le relise. »

Le double DVD, où Benoît Peeters s’entretient avec Alain Robbe-Grillet (6h15) a été réalisé pour le compte des éditions Les Impressions Nouvelles.

Emmanuelle Lambert, a réuni et présenté les textes du Dossier de presse (1953-1956) Les Gommes et Le Voyeur ; elle a également collaboré à Le Voyageur, Textes, causeries et entretiens (1947-2001) choisi et présentés par Olivier Corpet, chez Bourgois.

Alain Robbe-Grillet, Pourquoi j’aime Barthes, Titres (Bourgois), 2009, avec une préface d’Olivier Corpet, (première édition 2001).

Susan Sontag, L’écriture même : à propos de Roland Barthes, Bourgois, 2002 (1982).

Complémentairement :
La bio-bibliographie d’Alain Robbe-Grillet, aux éditions de Minuit. Le numéro 651-652 de la revue Critique.
Entre les lames. Lectures de Robbe-Grillet, de François MIgeot, aux Presses Universitaires de Franche-Comté
Sous la direction de François Migeot, aux PUFC, Ambiguïté et glissements progressifs du sens chez Alain Robbe-Grillet

Elisabeth Bing, Les fragments du jour, suivi de Armor, aux éditions Le Préau des collines, 2008.

Pour ce qui est de la mansarde Höller, on aura reconnu Thomas Bernhard, et Corrections (Gallimard, 1978, et L’Imaginaire/Gallimard 2005).

© Ronald Klapka _ 7 mars 2009