texte du 18 juillet 2006
–Che cercate ?
–Emozioni, Lisa disse.
–Siete arrivati un po’ tardi.
–Qualcosa faremo.
Il silenzio : 29 feuillets, une splendeur
Des commentaires, dont : « il faut pourtant, afin d’écrire, alléger ... » [1]
–J’ai navigué quarante ans, pour mon malheur.
–Pourquoi pour votre malheur ?
–On ne fait que différer... et on reste toujours avec une faim de terre. On vieillit mal.
[...]
–Il n’y a plus besoin de mots, disait-elle.
–De quoi y a-t-il besoin ?
–De mettre quelque chose de séduisant, de fort, sur les blessures, de manière à les rendre indolores et invisibles.
–On peut essayer.
Et sous forme narrative :
Sur fond de paysage franco-ligure, plein de « choses détruites, et d’autres en voie d’extinction », se dessine un rapprochement (im)possible entre deux êtres :
Edoardo, qui a passé sa vie en mer en rêvant de la terre ferme, et Lisa, une femme très belle et ambiguë, qui a perdu son mari terroriste à l’âge de vingt ans et s’occupe d’une amie malade, Hélène.
Les deux destins d’Edoardo et de Lisa se croisent et s’entremêlent (vers quelle fin ? nous ne saurons jamais), jusqu’à cette soirée « transgressive », qui nous laisse sur le mystère du sexe et de l’amour.
Indications certes utiles ... Mais l’écriture de Biamonti : sobriété, beauté, et néanmoins réflexion infinie ... l’essentiel, la poésie ...
Carole Walter a traduit pour Verdier. Lire dans les deux langues est suprême jouissance. Les entretiens en annexe (Bernard Simeone en particulier) n’en défigurent pas la magie.
François Maspero, traducteur de Attente sur la mer (Attesa sul mare), roman, Seuil, Paris, 1996 et de
Les Paroles la nuit (Le parole, la notte), roman, Seuil, Paris, 1999, relève dans Le Monde du 20/09/96 :
Sur ses terrasses, Francesco Biamonti cueille un citron doux rescapé de l’hiver, choisit les prunes et les pêches les plus mûres, commente les différentes espèces de mimosas, loue le vin des « terres blanches ». Conversation anodine ? Elle se prolonge dans les silences, comme chez ses personnages : « Edoardo ne répondit pas : il regardait un fragile amalgame : un papillon sur une fleur ondoyante. » Il parle de la musique d’Olivier Messiaen dont il accompagne ses nuits, qui divinise les oiseaux, les bruits de la nature : le violon ténu et lointain et le pas lourd de l’homme. Il parle aussi de l’impossible tâche de l’écrivain qui voudrait traduire le chant des sirènes.
Ce chant que l’on ne peut entendre sous peine de mort et que pourtant, parfois, dans quelques mots très simples, on croit parvenir à capter. Constant et fragile défi à la mort.
« Faulkner disait que chaque page est un désastre, et que plus belle est la page, plus grand est le désastre... Pour moi, écrire est un désastre lumineux. »
–L’artista ha ancora un ruolo ?
–« Se non è un lacchè dei politici, un lacchè della televisione, uno da avanspettacolo, ce l’ha sí, un ruolo. Se scrive in modo onesto una prosa onesta sugli esseri umani, come dice Hemingway, che in fondo resta ancora un maestro di stile. Ce l’ha sí questo ruolo : restituire l’emozione che dà il mondo, la vita, la contemplazione della rovina, la contemplazione del sorgere della vita ».
–Emozione formale, e poi ?
–« Ma no, emozione che diventa forma. Intanto parte da un’emozione, poi, se non diventa forma, certo rimane un grido, un gemito ».
– L’artiste a-t-il encore un rôle à jouer ?
–S’il n’est pas un laquais des hommes politiques, un laquais de la télévision, s’il n’est pas un homme de spectacle de variétés alors oui, il a un rôle à jouer. S’il écrit de manière honnête une prose honnête sur les êtres humains, comme le dit Hemingway, qui au fond reste un maître de style. Oui, il a un rôle à jouer : restituer l’émotion que donnent le monde, la vie, la contemplation des ruines, la contemplation du surgissement de la vie.
–Emotion formelle, et puis ?
–Mais non, émotion qui devient forme. Parfois ça part d’une émotion, et puis, si elle ne devient pas forme, ça reste assurément un cri, un gémissement.
La Brume et les ruines ; interviews menées par Antonella Viale ; Il Secolo XIX, 5 septembre 1998 et 21 septembre 1999.
Le tableau Portrait de femme, huile sur toile, Paris,1937 de Marie Laurencin, fait la couverture de l’édition de Il Silenzio chez Einaudi (2003)
[1] Bernard SIMEONE : Quelle est, dans tes livres, la part proprement politique, au sens plein du terme ? Y a-t-il, dans les rapports entre tes personnages, une leçon implicite, voire la trace d’une utopie ?
Je ne crois pas qu’il y ait dans mes romans une tentative d’explication politique. Il y a toujours une quête intérieure, une raison de vivre encore au sein d’une civilisation venue de la Grèce et liée symboliquement à l’olivier, une civilisation déjà pourrie par les trafics. Il y a cet affrontement entre deux mondes, ancien et nouveau, mais mes livres sont plutôt faits de réflexion morale. La littérature ligure se caractérise par une compénétration de la réflexion éthique sur le paysage et des élans métaphysiques que ce paysage procure à qui le regarde. Habiter un monde, en habiter un autre, c’est là le lot des destinées humaines. Tout roman se passe entre ces deux mondes, entre réalité brutale et réalité rêvée. Bien sûr, les événements politiques et sociaux, les bouleversements de la société, influencent l’écriture, car celle-ci naît toujours d’une méditation sur les choses qui nous entourent. Et ces choses qui nous entourent portent déjà le signe d’une grande destruction. Ces choses qui pour nous, en Ligurie, s’inscrivent dans le contraste entre l’infini de la mer et la dureté d’un paysage rocheux, presque vertical. D’où le sentiment de l’abîme, du précipice, d’un risque continuel pour la vie de l’homme. Je crois que la politique participe à la destruction des choses. On trouve chez Benjamin, dans le neuvième fragment de ses Thèses sur la philosophie de l’histoire, la figure, inspirée d’un tableau de Klee, de l’Angelus Novus, l’ange qui voit les ruines s’accumuler à ses pieds tandis qu’une tempête l’emporte au loin. Il voudrait s’arrêter, ressusciter les morts et recomposer ce qui fut brisé, mais cette tempête inexorable l’emporte toujours.
C’est ce que Benjamin appelle la conception tragique du progrès, la métamorphose des choses à travers le temps. Ce sentiment avait déjà suscité un des plus beaux poèmes de Baudelaire : « Andromaque, je pense à vous ! » où le cygne cherche dans Paris son lac natal et ne trouve qu’un ruisseau à sec. Dans ce poème se trouvent les deux vers célèbres : « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville/Change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel). » Je crois qu’un tel sentiment est répandu dans toute l’Europe, la conscience de la destruction d’une civilisation qui fut noble et douce, non dépourvue certes de tragédie, mais qui maintenait fermement une certaine conception de la vie, faite d’intériorité et de silence. Ce que cherchent mes personnages, c’est la limite de cet affrontement entre antiquité et modernité. Je serais tenté de dire, comme Apollinaire : « Je sais l’ancien et le nouveau comme de deux choses peut un homme seul savoir... », mais ce serait prétention. Il faut pourtant, afin d’écrire, alléger le navire de la mémoire. « Mon beau navire, ô ma mémoire... " : c’est toujours Apollinaire. Il faut alléger ce navire pour regarder avec douceur la tragédie qui se déroule, la barbarie qui monte. La réponse de l’écriture doit être musicalité et souplesse. Feindre, peut-être, de croire qu’une vie est encore possible, que notre civilisation n’est pas morte, que la part la plus profonde de la civilisation passée va se maintenir. Mais on se sent toujours étranger sur la terre, comme si notre vie à jamais blessée s’en allait seule en une dérive inconnue. Michaux disait : « Tu t’en vas sans moi, ma vie, tu me désertes ainsi, je ne t’ai jamais suivie. » La grande aventure, c’est ce décalage entre la vie et moi, dans la projection de l’ombre sur le mur du désir. L’ombre devient l’être des lointains, d’où ma quête sur une mer conçue comme un infini, comme un éternel travail du temps. J’ai eu la chance de naître sur un arc qui va du golfe de Marseille à celui de Gênes, et qui a vu naître deux très grands écrivains de notre siècle, Paul Valéry et Eugenio Montale, tous deux obsédés par la mer, par le sentiment de l’infini et de la destruction, de la recomposition de la vie dans une pureté nouvelle. L’un et l’autre se consacrant à la métaphysique des choses. Je crois qu’on doit fonder tout roman sur le songe dont parle Valéry dans le Cimetière marin : comme si la réalité brutale avait été rêvée par un homme seul cherchant à circonscrire le silence. La parole doit être laconique et poétique en même temps. C’est cette parole-là qui est aujourd’hui nécessaire en Europe, l’Europe née du symbolisme français, qui a vu dans le paysage un corrélatif objectif de l’âme, et dans la symbolique des choses la correspondance secrète entre les éléments de la création. Je ne sais si la politique peut faire partie de telles choses, mais si c’est le cas, elle doit se fonder sur la justesse de ce que voit l’homme, Regarder les choses c’est déjà les voir mourir, et voir surtout de quelle mort elles meurent. Je crois qu’à ce niveau l’histoire a sa part.