Dans « La Marmite »

25/04/1983 — conférence de Pierre Bourdieu au théâtre de Saint Amand Les Eaux (Nord)


Ci-après, le texte d’une conférence (suivie d’échanges) de Pierre Bourdieu donnée en 1983 au théâtre de Saint-Amand-Les-Eaux (Nord) en 1983, à mon invitation [1] aux instituteurs de la circonscription de ce chef-lieu. Un questionnaire très nourri lui avait été transmis en vue de la rencontre entre ceux que j’appelle intellectuels du premier rang, et celui qui parvenait alors au faîte de la carrière intellectuelle : élection récente au Collège de France.
Pierre Bourdieu avait bien voulu relire le texte de cette intervention dont on devine la passion, la chaleur, les rires, la conviction. « La Marmite » est le nom du journal de circonscription (ah Gestetner, stencils et Cie, noria pour ajointer les pages et agrafer...).


Je vais essayer de procéder de la façon suivante : j’ai reçu les questions qui avaient été préparées à mon intention et j’ai essayé de les organiser selon un ordre qui m’a paru cohérent et économique parce qu’il me permettait de répondre plus globalement en évitant les répétitions. Ce que je voudrais d’abord dire, c’est que j’ai conscience de ce que peut avoir d’un peu artificiel, la relation dans laquelle nous sommes. Je souhaiterais qu’elle le soit moins en finissant qu’en commençant : la structure théâtrale dans laquelle nous sommes placés, les rangs vides que vous avez laissés devant moi, tout cela manifeste une distance à l’égard de la parole que je vais vous proposer et non vous imposer, et j’aimerais bien que cette distance disparaisse. Pour faire cela, si j’osais, j’analyserais la situation dans laquelle nous sommes, ce qui est une des propriétés de la sociologie : très souvent les sociologues « amateurs », ceux qui se servent en amateur du peu de sociologie qu’ils savent, utilisent la sociologie pour cataloguer, catégoriser, classer ou en un mot épingler, pour dire : « tu n’es qu’un... ». Dans ma vision, la sociologie n’est pas du tout destinée à cela, elle est plutôt un instrument par lequel on cherche à comprendre ce que l’on est, un instrument parmi d’autres bien sûr ; avec la psychanalyse, la psychologie, l’épistémologie, etc. Toutes ces sciences que l’on appelle : « sciences de l’homme » ont à nos yeux la même fonction : permettre de savoir un petit peu mieux ce que l’on fait, ce que l’on est : et c’est déjà une réponse à un certain nombre de questions.

Je pense que derrière la plupart des questions, il y avait une sorte de mise en question du sociologue : vous avez dit de manière plus ou moins euphémisée : " A quoi servez-vous ? Est-ce que vraiment vous avez une fonction dans l’existence ? ". Je vous avouerai qu’il m’arrive d’en douter et une des raisons pour lesquelles je suis ici, c’est un peu pour me sentir justifié d’exister en tant que sociologue. Alors il faut que vous m’y aidiez, ne serait-ce que par gentillesse, en m’aidant à faire ce que je vais essayer de faire. Je vais essayer de répondre assez vite aux questions qui m’ont été posées de telle manière que cet écran de questions que vous avez interposé entre vous et moi laisse la place, peut-être, à des questions plus réelles, qui se posent vraiment à vous, ou plus exactement, que ce que je vais essayer de dire vous permettra peut-être de poser.

Je reviens sur la situation : le poème final dit assez bien ce que vous devez penser ; il exprime l’expérience de ce fait social que nous sommes en train de vivre, la conférence pédagogique - l’un de vous dit " est-ce que vous n’allez pas participer à la messe ? "- : on se réjouit, on retrouve les copains, mais on sait qu’il faut subir un certain nombre de rituels et je fais partie de ce rituel. Il me semble que la sociologie mérite un peu mieux qu’un accueil obligé et rituel. Vous demandez : "Qu’est-ce qui vous a incité à accepter l’invitation de Monsieur KLAPKA ? ". Effectivement, c’est une question qui se pose. Si je commence par là, c’est parce que ma présence est une réponse à beaucoup de questions que vous posez. Chez beaucoup d’entre vous, il y a une vision relativement pessimiste de la sociologie. La sociologie serait une science théorique (je pense que ce n’est pas très laudatif sous la plume de ceux qui emploient ce mot), une science lointaine, pratiquée par des gens qui n’ont vraisemblablement pas pratiqué eux-mêmes la pédagogie et qui, s’ils la pratiquaient, ne tiendraient pas le genre de discours qu’ils tiennent. Cette image de la sociologie est, me semble-t-il, tout à fait fausse et, au fond, une des choses que je voudrais démontrer par ma présence c’est cela : malheureusement, je ne peut pas faire ce que je fais aujourd’hui tous les jours mais si j’avais plusieurs vies, je le ferais aussi.

Cela dit, en tant que chercheur, mon travail est d’essayer de faire progresser la conscience et la connaissance ; le travail du sociologue consiste à rendre à tout le monde, au premier venu, la possession de cette chose tout à fait bizarre qu’est le monde social. Autrement dit, de même que les sciences de la nature - je vais dire des choses qui vont paraître très triviales et très générales mais qui me semblent importantes -, de même que les sciences de la nature nous ont rendu, comme disait Descartes, maîtres et possesseurs de la nature, je pense que la sociologie se donne pour but - elle est évidemment très loin de l’atteindre - de nous rendre maîtres et possesseurs de la nature sociale. Il s’agit de connaître les lois du monde social, de savoir pourquoi nous faisons ce que nous faisons, pourquoi nous pensons ce que nous pensons et du même coup, plus la sociologie est avancée, plus elle tend à donner une impression de déterminisme. Et ceci conduit à un certain nombre de questions qui m’ont été posées et qui revenaient à dire : " Est-ce qu’il y a quelque chose à faire ? La sociologie peut-elle servir à quelque chose ? Est-ce que nous, nous pouvons faire quelque chose de la sociologie et, est-ce que vous, sociologue, pouvez faire quelque chose pour nous ou plus exactement est-ce que dans notre pratique la sociologie peut avoir des effets ? ". Contre la vision de la sociologie comme une sorte d’instrument de connaissance abstrait, relativement lointain, être ici c’est supposer qu’il y a un effet pratique de la diffusion de la connaissance du monde social. La sociologie s’efforce d’établir des lois (historiques) du fonctionnement social, celle par exemple qui fait que le capital culturel va au capital culturel, la loi selon laquelle plus les gens possèdent de compétence culturelle par leur famille ou par leur éducation, ou par leur éducation redoublant les effets de la famille, etc., plus ils acquièrent facilement le capital culturel et les profits procurés par ce capital. Voilà l’exemple de lois dont on peut tirer apparemment des conclusions pessimistes et un certain nombre des questions qui me sont posées vont en ce sens : en tant que membres de ce corps enseignant dont l’effet est de contribuer à reproduire des inégalités sociales préexistantes, en tant que membres de ce corps enseignant qui contribue à un effet de conservation, sommes-nous en quelque sorte responsables de la conservation ? Est-ce que la sociologie n’est là que pour nous désespérer, autrement dit la sociologie n’est-elle là que pour nous épingler comme contribuant à conserver ? C’est une représentation que, je le répète, ma présence même démentit. Je pense que la connaissance des lois sociales est la condition de toute transformation du monde social. Personne n’a jamais eu l’idée de reprocher à Galilée de détruire le rêve de vol ; c’est au contraire parce que Galilée a découvert la loi de la pesanteur que l’on a pu voler. C’est en tout cas dans la mesure où nous connaissons les lois selon lesquelles le capital culturel se transmet d’une génération à une autre, que nous avons quelque chance de suspendre partiellement les effets de ces mécanismes.
Je prolonge un peu sur ce point parce que beaucoup de questions posées se situent sur le terrain du normatif : " Faut-il... devons-nous... doit-on ? ". Normalement un sociologue n’a pas pour métier de dire " Vous devez enseigner la langue parlée ou vous devez l’enseigner comme ceci plutôt que comme cela, ou vous devez enseigner la langue ordinaire ou la langue savante ". Un sociologue dit : Si vous voulez enseigner la langue parlée, vous avez toutes chances de vous heurter à telle ou telle difficulté, de rencontrer tel obstacle et, ce faisant, il ne vous condamne pas à l’échec, au contraire, il vous offre le peu de chances de réussite que vous avez. Aussi longtemps qu’on ne connaissait pas la loi de la pesanteur, il arrivait à des gens qui voulaient voler ce qui est arrivé à Icare ; et je pense que beaucoup de réformes pédagogiques, beaucoup de fausses révolutions pédagogiques échouent parce que les réformateurs ou les transformateurs sont ce que l’on appelle " utopistes ", c’est-à-dire ignorants des contraintes sociales ; ils les défient et ces contraintes sociales ont raison contre eux. C’est là un autre principe pratique que l’on peut tirer de la connaissance de la sociologie, une réforme, une innovation lancée dans de mauvaises conditions est extrêmement dangereuse : Elle se condamne à l’échec et elle diminue les chances d’une réussite ultérieure puisqu’on pourra se servir de cet échec pour dénoncer à l’avance toute tentative de transformation qui se donnerait les conditions minimales de réussite. Autrement dit, les sociologues raisonnent absolument comme les autres scientifiques avec la différence que, évidemment, notre connaissance est beaucoup moins avancée. Cela dit, par exemple, s’agissant du monde scolaire, il est vrai que nous avons une capacité de prévision considérable. Avec 3 ou 4 variables, 3 ou 4 propriétés de chaque élève, la profession de son père, de sa mère, c’est-à-dire le temps libre de sa mère, la résidence, la distance à une ville, le sexe, avec 3 ou 4 variables, on peut se donner, avec une précision très forte les chances de réussite dans telle ou telle carrière, dans telle ou telle filière scolaire, etc. Cette prévision évidemment n’est pas un destin, elle peut avoir pour fonction de s’auto-démentir. La loi de la pesanteur vous dit, si vous sautez du 4e étage, vous arriverez au sol avec telle vitesse et la fonction de cette loi peut être de vous inviter à chercher les moyens de la rendre inopérante. Pour les lois qu’établit le sociologue concernant la transmission des avantages sociaux, c’est la même chose.

Cela dit, il appartient au politique et à l’ensemble des agents sociaux de définir les fins. Mais, il y a aussi une science des conditions dans lesquelles se définissent les fins. Le sociologue ne vous dira donc pas ce qu’il faut faire, il vous dira, par exemple, les fins de l’action pédagogique sont un enjeu de lutte entre toutes sortes d’agents parmi lesquels il y a les enseignants, mais aussi les parents d’élèves, etc. Il suffit de réfléchir à ce qu’est une réforme de l’Université pour voir que les fins du système scolaire se débattent exactement comme les fins de la politique monétaire de la France et qu’il y a des enjeux sociaux, des luttes, des rapports de force. Ce que le sociologue pourra faire, c’est dire : si vous voulez poser telle fin - que personnellement il peut trouver légitime ou illégitime -, vous avez telle ou telle chance de réussite étant donné les rapports de force entre les gens qui, actuellement, ont des chances de se mobiliser pour poser ou combattre cette fin. Là encore, je pense que le rôle du sociologue est de fournir les moyens d’une politique rationnelle, - si tant est qu’une politique puisse être rationnelle -, les moyens d’une action rationnelle visant à poser telle ou telle fin. C’est, je crois, un premier point et j’ai évoqué un certain nombre des problèmes que vous aviez posés. La sociologie cherche à établir des lois à partir de l’observation de relation régulière entre des événements et elle s’efforce de donner une formulation rigoureuse de ces relations régulières mais la connaissance même de ces relations peut, sous certaines conditions, dans certaines limites, être utilisée comme un instrument pour transformer ces relations.
La question très générale sur les fonctions de la sociologie se spécifiait pour s’appliquer au cas particulier des instituteurs. On me demandait souvent : Que peut apporter la sociologie à l’instituteur et le sociologue peut-il aider l’instituteur ? Quelle est la place que peut recevoir la sociologie dans la formation de l’instituteur ? La pédagogie devrait-elle prendre en compte les efforts de la sociologie ? Quels sont les rapports entre la pédagogie et la sociologie ? J’ai déjà répondu un peu mais je voudrais prolonger un instant. J’ai dit tout à l’heure que j’aurais pu analyser la situation dans laquelle nous sommes ; je n’ai pas tous les éléments, il faudrait que je connaisse très bien la structure sociale du public, la structure hiérarchique dans laquelle se situe cet événement, etc. Je pense que si je faisais cette analyse, je donnerais un exemple d’un usage possible et capital de la sociologie en particulier dans la situation pédagogique. Quand je fais de la sociologie, je suis comme tous les chercheurs : Je cherche à savoir pour savoir, je cherche à comprendre pour comprendre. Par exemple, lorsque je travaille, c’est un problème qui en fait surgir un autre et il est vrai que bien que je me sois trouvé souvent sur des terrains où des problèmes politiques brûlants se posaient, en Algérie, etc. - en fait, ce sont souvent des interrogations théoriques qui m’ont amené à me poser des problèmes politiques et souvent j’ai été étonné des applications politiques qu’on pouvait faire de mes " découvertes " théoriques. Autrement dit, chez le chercheur, il y a, et je pense qu’il faut lui accorder cela, une espèce de goût du savoir pour le savoir qui peut d’ailleurs s’accompagner d’une nostalgie de l’utilisation sociale de son savoir. Dans la pratique, la sociologie peut avoir une fonction tout à fait éminente, outre celle que j’ai évoquée tout à l’heure, celle qui consiste à permettre de penser l’action dans laquelle on est engagé et surtout les contraintes qui pèsent sur cette action, de manière à les accepter librement lorsque l’on ne peut pas faire autrement ou à les transformer dans les limites du possible sociologiquement. Ceci peut vous paraître très abstrait, mais un instituteur dans sa classe que peut-il faire de la sociologie ? Très souvent, vous donnez au sociologue, tout en le lui refusant, un rôle messianique. En fait, je pense que la sociologie peut aider à faire mieux ce que tout bon instituteur fait en pratique sans savoir comment il le fait et même sans savoir qu’il le fait. Quand un instituteur dit - beaucoup de vos questions disent cela - au fond, est-ce que vous avez de l’expérience pratique, est-ce que vous avez enseigné, etc., et veut dire : " Nous, pédagogues, nous avons une compétence spécifique acquise dans la pratique qui ne peut être possédée que par quelqu’un qui a fait vingt an de métier, etc. et c’est quelque chose d’irremplaçable ; avec toutes vos théories, vous n’en saurez jamais le millième ". Bien sûr, c’est un système de défense, mais qui contient une forme de vérité. Un des paradoxes des sciences sociales, c’est que très souvent, elles dépensent beaucoup d’énergie pour savoir des choses que tout le monde sait mais autrement, sur un mode tel que les gens ne savent pas ce qu’ils savent. Je pense qu’une expérience pédagogique accomplie, - quelqu’un dont on dit : ça, c’est vraiment un bon instit - contient une maîtrise tout à fait ordinaire d’une situation sociale de différenciation. Un bon instituteur est quelqu’un qui a une sociologie spontanée, une sociologie " pifométrique " de sa classe. Nous vivons tous, dans les _ de nos actions, sur la base de cette connaissance qui est aveugle à elle-même. Nicolas de Cuse appelait cela la " docte ignorance ". Nous ne savons pas ce que nous faisons et pourtant c’est comme si nous savions. L’exemple le plus simple, c’est la pratique sportive. Un bon sportif, c’est quelqu’un dont on dit qu’il a le sens du placement : il est toujours à l’endroit où la balle va tomber, il n’a pas l’air de courir et il est toujours là avant les autres, etc. Dans la plupart des milieux sociaux, ceux qui réussissent ce sont ceux qui ont le sens du placement, le sens de l’investissement bien placé, au bon endroit. Cette connaissance pratique est ce qui fait qu’un écrivain va donner son livre à tel éditeur plutôt que tel autre ; que, dans le système scolaire, on va choisir telle filière plutôt que telle autre, qu’on va quitter les filières en déclin pour prendre des filières apparemment risquées qui vont devenir brusquement intéressantes. Cette espèce de sens du placement est une forme de maîtrise sociologique. Le travail du sociologue s’appuie sur la connaissance pratique que détiennent les gens eux-mêmes. Chaque fois que je commence à travailler sur un milieu nouveau, je suis comme un petit débutant - d’ailleurs, les informateurs traitent à juste titre le sociologue ou l’ethnologue comme un petit enfant à qui on explique les choses -. Le travail du sociologue consiste pour un part à accoucher les gens d’une connaissance qu’ils ont et qu’en même temps ils n’ont pas complètement, parce que ce qu’ils en disent n’a rien à voir avec ce qu’ils font. Si vous prenez un joueur de rugby et que vous lui dites : " Tu as fais une feinte de passe, comment as-tu fait ? " il vous dit des choses tout à fait triviales, ce qu’on entend à la radio quand, à la fin d’un match, on va interviewer les joueurs (les sportifs disent ce qu’ils ont lu dans l’Equipe). Donc, pour leur faire dire vraiment ce qu’est une feinte de passe, il faut avoir beaucoup d’humilité. Le travail du sociologue consiste pour une part à assister quelqu’un dans le travail qu’il faut faire pour savoir ce que l’on fait.

Je reviens à la question que je posais tout à l’heure : " Qu’est-ce que l’instituteur peut faire de la sociologie ? Il peut s’en servir pour savoir un petit peu mieux faire ce qu’il fait de toute façon au pifomètre. Par exemple, tous les enseignants de France et de Navarre font remplir des fiches à leurs élèves - c’est un rituel de début d’année -, puis on le range et on n’en parle plus alors qu’en fait les contiennent des renseignements de 1re importance, à condition non d’en faire une analyse statistique, mais de les lire intelligemment, de prendre en compte la profession du père mais aussi celle de la mère, de réfléchir un peu sur la forme de capital culturel et linguistique, mais aussi de temps libre que cela implique, etc. Autrement dit, une forme à peine améliorée des fiches de renseignements que l’on fait remplir de façon rituelle et une lecture intelligente de ces fiches peuvent permettre une perception différentielle fine d’une partie des différences qui sont présentes dans une classe. Le fait de rendre visibles ces différences, de les rendre visibles en tant que sociales et non sous leur forme retraduite soit dans le langage scolaire (les bons et les mauvais), soit en langage psychologique ce qui, j’allais dire, est pire, est très important. Il y a beaucoup de choses qui sont purement sociales et qu’on retraduit en différences caractérielles (étant entendu évidemment que cette vérité sociale n’épuise pas la totalité d’une personne).
J’en viens naturellement à une question posée deux fois et qui me paraît très importante : " Quelle est l’influence de l’origine sociale d’un instituteur dans les rapports élèves-maître ? " C’est une question de fait (on ne dit pas faut-il ? Ne faut-il pas ?), donc sur laquelle il y a un discours scientifique possible. Je peux seulement vous fournir un certain nombre d’indications - malheureusement, il n’y a pas assez de travaux sur cette question -, en m’appuyant sur quelques travaux américains et d’autre part sur une connaissance des lois générales des communications entre gens et milieux différents. Un certain nombre de travaux américains ont établi qu’il y avait des liens sociaux inconscients qui affectaient les rapports entre élèves et maîtres. Ceci est évident, la sociologie enfonce parfois des portes ouvertes, mais ces évidences ne sont évidentes qu’une fois qu’elles sont dites. Donc les maîtres et les maîtresses de " classes moyennes " (j’emploie la taxinomie des auteurs américains) sont inconsciemment portés à trouver préférables les enfants issus des mêmes milieux et, au contraire, ils ont des réactions de répulsion à base éthique inconsciente à l’égard des enfants de milieux différents, inférieurs. C’est une chose que la sociologie atteste de mille façons. Un des exemples les plus forts de cet effet d’affinités à base de propriétés sociales inconscientes, c’est ce que les sociologues appellent l’homogamie, c’est-à-dire le fait que des gens se marient entre eux, que les gens dotés des mêmes propriétés sociales ont des chances beaucoup plus grandes de se marier entre eux que les gens dotés de propriétés sociales différentes. On peut se demander comment cela se fait. Dans la plupart des sociétés anciennes, le mariage était régulé de façon consciente par les adultes, par les parents ; jusqu’à Molière les parents mariaient les enfants et l’homogamie était assurée explicitement par des interventions consciences de la famille obéissant soit à des règles de parenté, soit à des règles économiques (il ne faut pas déroger, il faut épouser des gens à peu près du même niveau comme dans la plupart des sociétés paysannes) . Dans ces cas là, l’ajustement des conjoints apparaît comme normal puisqu’il est le produit d’une volonté, d’une finalité. Or, dans nos sociétés, le " choix " du conjoint (" choix " entre guillemets " est laissé à la liberté entière des deux partenaires : ils se rencontrent au bal et aux conférences pédagogiques, il ont le coup de foudre, ils se marient... Pourtant, ce " choix ", quand le sociologue l’étudie statistiquement, apparaît sinon totalement déterminé, du moins comme non aléatoire. Ce qui a été vécu comme un jeu de l’amour et du hasard, comme une sorte de rencontre absolument imprévisible - c’est ce qui en fait le charme -, est en réalité grandement déterminé, ou du moins se situe dans des limites négatives. Si donc il n’y a pas de volonté, comment peut-on observer quelque chose qui se laisserait facilement décrire dans la logique de la volonté ? C’est un des problèmes centraux de la science sociale : beaucoup de choses sont telles que ça a l’air " fait pour ". Une des grosses difficultés c’est de neutraliser cette sorte de réflexe que nous avons tous et qui, quand un phénomène apparaît, nous porte à transformer le constat de processus en description finaliste et à chercher derrière toute action dotée de sens soit une finalité individuelle (" c’est le chef de l’état qui l’a voulu), soit une finalité collective (" c’est la classe dominante). J’insiste beaucoup sur ce point parce que c’est un des gros obstacles à la transmission de la sociologie et à l’utilisation saine de l’acquis sociologique. Dans la réalité, cela ne se passe ainsi : il y a des foules d’actions qui ont l’air finalistes. Tout se passe comme si une série d’occasions, sociales, variables selon les milieux, dans la bourgeoisie, les rallyes, les réceptions, les clubs, ailleurs les conférences pédagogiques, et, plus généralement, la division en disciplines comme en groupes socialement homogènes (quand on va par exemple dans les facultés, de la philosophie à la géographie, l’origine sociale des étudiants diminue) avaient pour but de produire des groupes aussi homogènes que possible sous le rapport de l’origine sociale, avec les conséquences que l’on sait en matière d’homogamie. Dans le cas des grandes écoles, tout se passe comme si on avait un petit démon de Maxwell qui serait chargé de trier les candidats de manière à ce que l’on ait dans la même école le plus de gens possibles ayant le plus de choses possibles en commun. Les polytechniciens vont être beaucoup plus catholiques que les normaliens et ces gens vont être rassemblés pour un contact durable à un âge où se font les amitiés. On créé ainsi des liens durables qui peuvent être sanctionnés par les mariages ou par des amitiés qui sont au principe de la cooptation dans la direction des grandes entreprises, etc. On a ainsi des foules de phénomènes qui donnent l’apparence de la finalité et qui, en fait, sont des mécanismes sociaux sans sujet, que personne n’a voulus. Personne n’a fait un plan du système des grandes écoles et l’une a été créée à la Révolution, l’autre en 1880, etc. ; pourtant quand on l’étudie aujourd’hui, on a l’impression qu’il y a une logique qui fait que à HEC on va trouver beaucoup de fils de commerçants, à l’Ecole Normale , beaucoup de fils d’instituteurs et de professeurs et à l’ENA beaucoup de fils de hauts fonctionnaires parisiens. Pour en revenir au mariage, les groupes homogènes d’étudiants sont un des mécanismes à travers lesquels se réalise l’homogamie de façon presque aussi parfaite que par l’intervention des familles. Pourquoi ? Parce que ces groupes d’étudiants sont aussi homogènes que possible socialement. J’ai fait un long détour mais je voulais vous raconter les choses de manière aussi concrète et aussi complexe que possible.

Dans la pratique à quoi peut servir la sociologie ? La sociologie peut permettre de faire, en toute connaissance de cause, des opérations que l’on fait confusément dans la pratique. Par exemple, quand on fait un sociogramme - la psychologie se diffuse plus facilement sur le système de l’enseignement que la sociologie pour des raisons sociologiques - on regarde Paul, combien de choix ? Est-ce une étoile ou pas ? Mais on ignore les propriétés sociales de Paul. Si on mettait, Paul, fils de cadre moyen, peut-être comprendrait-on pourquoi, parce qu’il y a des choix dont le principe peut-être une affinité de manière d’être. De même la préférence qu’ont les professeurs des classes moyennes pour les élèves du même milieu, cette préférence a pour principe (tant pis, il faut que je lâche un grand mot) un habitus, un acquis qui va fonctionner comme une nature, une propriété acquise dans la famille par l’apprentissage, par toutes les actions de socialisation, d’éducation, une sorte de système de dispositions, de manière d’être permanentes, de goûts, de préférences, etc. qui oriente à la fois notre perception des autres, notre perception des nourritures, nos choix en matière de partenaires sexuels, d’amis, etc. Ce système de dispositions, ces lunettes sociales que nous avons sont donc ce qui, là où nous croyons aller à l’aveugle ou à la liberté, oriente des choix comme le choix du conjoint, d’une discipline, etc.
On voit mieux, il me semble, ce que la sociologie peut faire. Un instituteur peut utiliser la sociologie pour essayer de se comprendre et de mieux comprendre ses pratiques : le fait d’être instituteur n’a pas du tout le même sens pour celui qui est fils de mineur de 50 ans que pour celle qui est femme, fille de cadre moyen de 30 ans. Ces différences qu’il ne faut pas penser comme un fatum, comme un destin, vont orienter, à travers ce que j’appelle l’habitus, la perception des élèves. C’est l’habitus qui sera au principe des préférences complètement inconscientes, qui n’ont rien à voir avec le favoritisme, qui sont en un sens pires que le favoritisme conscient ; qui sera au principe de la pédagogie, ou du rapport à la pédagogie, du rapport au métier, ascétique, puritain ou au contraire " relax ", nouveau style ; du rapport aux syndicats et aux partis, etc. On peut faire de la sociologie un instrument de connaissance de ce que l’on est, de ce " caractère " socialement constitué qu’est l’habitus, et en même temps des situations sociales dans lesquelles ce caractère va intervenir, étant entendu que chaque fois, cette espèce de caractère social va produire des effets différents selon l’espace social dans lequel il va fonctionner. Il y a un usage clinique de la sociologie : on peut appliquer l’analyse sociologique à un individu dans sa singularité et comprendre une bonne partie de ce que d’ordinaire on laisse, à tort, à la psychologie. Je pense que le travail de la sociologie, c’est d’élaborer la connaissance de l’individu de telle manière que la psychologie puisse ensuite faire vraiment son travail (il n’y a rien de pire à mes yeux, que d’expliquer psychologiquement ce qui n’est pas psychologique).

Mais je crains d’être trop long. Si j’étais sûr que la discussion s’ouvre maintenant, je m’interromprais tout de suite, mais j’ai très peur de ces rangs vides, de cette distance dont je parlais tout à l’heure et je continue encore un moment. Je pense que la pédagogie ferait un progrès considérable si d’une part les principes sociologiques de la pédagogie pratique devenaient plus conscients et si d’autre part cette pédagogie pratique, se fondant davantage sur la sociologie, accueillait à sa juste place tous les apports de la psychologie, à ce moment là beaucoup plus puissants. Je pense qu’il est important de réintroduire le social dans la perception et que souvent, en omettant de percevoir le social, on se prive d’une possibilité réelle d’action parce que dans une certaine mesure, ce que le social a fait, le social peut le défaire ; alors que le naturel, on n’y peut rien. Mon travail initial a consisté à détruire ce que j’appelle l’idéologie du don. Cette idéologie du don est tout à fait funeste parce que réellement fataliste. Alors que s’il apparaît, ces que différences, que nous naturalisons, que nous constituons comme naturelles en les pensant comme des dons, sont liées à des propriétés sociales, ce que le social a fait, le social peut le défaire, ce qui est historique peut être transformé par l’histoire (évidemment il y a parfois de l’irréversible, il y a des handicaps sociaux très puissants, cumulatifs). Réintroduire une dimension sociale dans la perception que le maître a de ses élèves, c’est lui donner une liberté de plus. Je pense que la sociologie en dévoilant des nécessités donne un peu de liberté. La pédagogie rationnelle, par opposition à une pédagogie sauvage ou utopiste, essaie de tirer parti au maximum des espaces de liberté en sachant éventuellement se servir d’une nécessité contre une autre.

© Ronald Klapka _ 25 avril 1983 , © Pierre Bourdieu _ 25 avril 1983

[1Inspecteur stagiaire —1978-1980 —, j’étais « tombé », dans mes investigations sur le langage, la culture, la transmission sur une conférence toute récente portant pour titre « Ce que parler veut dire », Congrès de l’AFEF, Limoges, en 1977. Phrase des plus entendues dans l’univers d’origine. La projection dans des espaces, où il faudrait réapprendre à m’orienter, géographique : Paris versus le coron, et social : upper middle-class radieuse de l’être, aux codes déroutants, et la lecture de La Distinction, qui déchiffrait les verdicts inscrits à même la peau, et au surplus la conquête à la fois de nouveaux outils de perception de l’univers social et scolaire, qu’il s’agisse des premiers numéros d’Actes de la recherche en Sciences sociales, ou ce maître-livre : Le Sens pratique, donnaient sens à un engagement professionnel, dont c’est très peu de dire qu’aujourd’hui, à l’ère manageuse, la signification semble passer pour une incongruité.