08/09/2007 — Paul Celan, Yves Bonnefoy, Jasmine Getz
« le fil tendu entre l’étoile et la houle des mots en voyage »
Jean-Pierre Lefebvre [1]
Le poète n’écrit pas pour avoir un public ou à cause des rentes que lui vaudra peut-être son livre. Il lutte et il joue avec les mots par nécessité, parce qu’il ne peut pas faire autrement. [...]
Il a découvert « quelque chose » qui ouvre en lui l’impossibilité de vivre sans cela.
Michel de Certeau [2]
Car la poésie moderne ne dit pas le sens du monde, mais la précarité de tout sens, son hiatus profond. Elle ne dit au fond ni le réel, ni l’évidence, mais les figures de leur perpétuelle transmutation : nos images. C’est sa perte et c’est son salut, de changer pour nous la « réalité objective » - dont la science contemporaine mesure plus que jamais l’énigme - en expérience intérieure qui est au mieux accord, réunion. Saisie magique du monde, elle nous fait paradoxalement être au monde. A celui-ci. Hic et nunc.
Christian Hubin [3]
Ce qui alarma Paul Celan, d’Yves Bonnefoy & Denk dir, de Paul Celan, par Jasmine Getz
Simultanément, l’un aux éditions Galilée [4] , l’autre dans la revue Les Temps Modernes [5], Yves Bonnefoy et Jasmine Getz relaient la voix de Paul Celan jusqu’à nous.
Le premier précise « Ce qui alarma le poète », la seconde en redit la circonstance, datée, précise et toutefois présente et toujours à venir. Tous deux nous disent le drame de l’oubli de la poésie.
De façon concomitante, l’initiale du texte d’Yves Bonnefoy comme celle de l’article de Jasmine Getz évoquent l’affaire déclenchée par Claire Goll une première fois en 1953, ravivée par la presse en 1960.
Jasmine Getz donne, p. 85, la lettre non envoyée en 1962 à Sartre en qui Celan espérait trouver compréhension, mais aussi en note les mots d’un brouillon de lettre à Marthe Robert, ce qu’il disait être « son abolition pure et simple comme personne et comme auteur ».
Yves Bonnefoy souscrit à cette assertion dans l’élaboration de son point de vue sur ce qui aura dès lors empoisonné l’existence de Celan. Il revient en particulier sur un épisode qu’il a déjà lui-même relaté (La Vérité de parole, pp. 545-552, coll. folio-essais, 1995), où chaleureusement reçu par Boris de Schloezer, Paul Celan au sortir de cette soirée s’effondrera en sanglots : l’accueil confiant n’ayant fait que rendre plus douloureuse la blessure restée ouverte.
Je relèverais deux points qui me paraissent essentiels dans cette quarantaine de pages qui sont un chemin de discernement pour leur auteur tout autant que pour le lecteur quant à ce qu’il en est de la poésie, et du « rapport de Paul Celan à sa pensée de ce qu’est la poésie. »
Le premier, pages 20 et 21, qui mériteraient d’être citées in extenso, inscrit clairement qu’en poésie la question du plagiat ne se pose pas.
Donnons toutefois :
« La poésie, c’est de constater que beaucoup de ce qui est signification dans la parole ordinaire est empiégé par sa formulation conceptuelle, laquelle implique l’oubli du temps vécu et du caractère absolu des situations de hasard que toute personne a à vivre. Et d’entrée de jeu elle cherche donc à transgresser cette sorte de signifiance, s’ouvrant pour ce faire à des notations qui montent des profondeurs de la personne : ce qui est vivre l’écriture comme une poussée du dedans aussi continuelle qu’irrésistible, et assure au tour qu’elle prend dans le poème quelque chose d’irréductiblement singulier, encore qu’à être telle elle n’en sera que plus riche d’universel. »
Le « caractère absolu des situations de hasard », nous le retrouverons à propos de Denk dir, et de sa double circonstance : la date d’une part (la « guerre des Six jours ») , la seconde que c’est Paul Celan qui tire de son fonds ce Denk dir qui s’adresse à nous encore aujourd’hui. [6]
Second point : est-celui d’un avertisseur d’incendie ? Ecoutons-le :
« Et que la poésie, brusquement, paraisse elle aussi, elle déjà, en danger ; qu’en des occasions, hélas bien probantes, elle se révèle la capacité de bien peu d’êtres, derniers même peut-être de leur espèce ; que par-dessous la vague de néant jetée sur le siècle par le nazisme une autre vague se lève, dont cette fois la cause serait si dispersée dans l’existence moderne qu’elle n’en serait même plus repérable ni réparable ; que l’antisémitisme ne soit, en bref, qu’un signe d’un mal plus vaste, la peur de la finitude, qui va écraser de façon moins voyante que dans les camps mais tout aussi efficace la liberté de l’esprit, voilà bien de quoi inquiéter ou même désespérer celui qui savait [7], au profond de soi, ce qu’est la poésie, ce qu’elle pourrait offrir à la société malheureuse.
Venons-en, avec ce que j’ai souligné par des italiques dans le texte de Bonnefoy : irréductiblement singulier, et signe d’un mal plus vaste, au poème de Paul Celan : Denk dir, dont Jasmine Getz nous expose « la double circonstance ». Et d’évoquer en passant la formule du maître de Maria Zambrano, José Ortega y Gasset, « Je suis moi et ma circonstance ».
Voici pour la circonstance :
Ce poème fut inspiré par des circonstances historiques, des circonstances situées pour nous dans le passé, en juin 1967, date de sa création - celles de la guerre des Six-Jours ; mais « Denk dir », s’il a pu être à l’époque, en raison de son thème, un poème « de circonstance », est de ceux qui devaient aussitôt - autant dire dès l’instant de sa création - dépasser ce temps, le moment historique auquel il fait écho, sa vocation étant de s’adresser à tous ceux qui, un jour, le liront. Autrement dit, c’est dès sa création que ce poème nous parle, nous qui ne lui sommes pas historiquement contemporains, mais spirituellement contemporains. [8] C’est à nous, dans notre présent qu’il s’adresse et, comme son titre l’indique, ce qu’il nous dit avant toute chose, c’est : « Penses-y, songes-y, toi ».
Et de songer en ce point à l’accord total d’un Christian Hubin : non pas extrapolation, mais interpolation, la poésie est radioactive.
Et voici pour le Toi « invocable », cet autre « moi » [9] :
On dira donc de ce poème expressément né de la circonstance que, s’il peut nous être « parlant », c’est parce qu’il est, encore et toujours, « de circonstance ». Il demeure de circonstance, même quand celle-ci appartient au passé. La circonstance est en fait sa demeure. Elle est sa demeure parce qu’elle est elle-même ce qui demeure. Elle est en effet la vérité de tout présent, qui est d’être « de circonstance ». C’est précisément ce que dit le poème : que la circonstance n’est pas ordonnée au passé, qu’elle est l’autre nom du présent. Ce Présent est toujours l’arche à l’abri duquel le poète peut adresser [10] son oeuvre au lecteur. Ce présent est celui de l’adresse. C’est par l’adresse, vocation du poème - raison de sa création, mais aussi celle de sa réception, de son écoute, de son intelligibilité par l’Autre -, c’est par l’adresse, ou pour mieux dire par la réussite de l’adresse, que la circonstance marquée au sceau d’une date peut échapper à cette date ».
A l’adresse de l’un de ces "toi", les deux derniers paragraphes de Denk dir, dans la traduction de Jasmine Getz :
Penses-y, Songes-y, Imagine : ta
propre main
a tenu
ce morceau de terre habitable
ramené à la vie, ressuscité, soulevé de nouveau
à la vie
par la souffrance.
Imagine :
Penses-y, Songes-y
cela vint à moi, voilà ce que j’ai eu à faire, quelle a été ma
mission,
garder le nom éveillé, la main éveillée
pour toujours
vint
de l’inensevelissable, provient de ce qui ne peut être
inhumé.
Et sur ce point de l’adresse ne contrediront pas celle très réussie de Jasmine Getz [11] : ni Le Méridien, ses « 20 janvier », et son fameux « Elargissez l’art ! », ni la résonance apportée par Schibboleth pour Paul Celan de Jacques Derrida, pour mémoire, car si le « guerrier juif » , ainsi qu’il s’appelait lui-même, savait évoquer Massada (premier § de Denk dir), il savait aussi périlleux le passage des frontières, appelant le plus subtil du discernement, l’ouïe du poète :
[ …]
Herz :
gib dich auch hier zu erkennen,
hier, in der Mitte des Marktes.
Ruf’s, das Schibboleth, hinaus
in die Fremde der Heimat :
Februar. No pasaràn.
[ …]
[ …]
Coeur :
donne-toi ici aussi à connaître
ici, au milieu du marché.
Appelle-le, le Schibboleth,
à l’étranger de la patrie :
Février. No pasaràn .
[ …]
No pasaràn. Le lecteur motivé pourra lire Celan devant Benjamin en soixante huit une étude précise par Jean Bollack d’un poème de 1968 (19 juillet) « Port-Bou — Deutsch ? » non inclus dans Schneepart.
Revue Lignes, n° 35, octobre 1998, pp. 79-93
On y retrouvera les questions de la circonstance [12], la lecture de Benjamin en 1968, mais à cette date Celan annote un compte-rendu écrit par Benjamin en 1930 sur un livre-phare du conservatisme littéraire : « Le poète comme guide (führer) du classicisme allemand » par Max Kommerell. Avec une violence certaine Celan en débusque les ambiguïtés, en particulier une manière toute dialectique de conserver une tradition, apologie masquée, qui efface les responsabilités des poètes. Dans ce poème Celan s’en prend également au Bauhaus : une exposition "Cinquante ans de Bauhaus" se tenait alors, et Celan y percevait également la rémanence d’une "Allemagne secrète".
On sait le destin tragique de Benjamin à Port-Bou, à la frontière espagnole. Le titre du poème, d’une violence extrême, indexe la douleur de Celan au regard de l’histoire telle chacun la connait ; il pointe aussi les falsifications renaissantes, néanmoins cette finale du poème :
Pas de trop-tard
Une secrète
ouverture.
Voilà qui rejoint la conclusion de l’ouvrage d’Yves Bonnefoy :
Et voilà aussi qui explique que ce soit dans des actes de l’exister quotidien et dans sa relation à des êtres proches que se manifesta si souvent chez Paul Celan, après « l’affaire Goll », cette alarme ; portant atteinte à ce qu’il aimait le plus. N’était-ce pas cela même, la vie confiante, qui risquait de n’être plus, demain, et partout dans le monde, qu’un mode d’être persécuté, sur la défensive comme les juifs l’avaient été dans ce siècle ? Cette grande réserve de vérité, de salut, il ne pouvait désormais que craindre pour elle aussi intensément qu’il avait désiré s’y retremper, c’est à ses formes les plus naïves qu’il ne cessait de penser : et comment vivre une relation aussi angoissante sinon en y déchirant ce qui en fait le prix et en détient le possible, avec l’espoir que ces moments désastreux se transmuteront, se feront leur contraire, réveilleront l’esprit de son mauvais rêve, révéleront qu’en dépit de toutes les évidences, il y avait sens à croire au miracle ?
Dieses
schmal zwischen Mauern geschriebene
unwegsam-wabre
Hinauf und Zurück
in die herzhelle Zukunft.
Dort [13]
[1] Cf. Comprendre, c’est donc se départir de l’habitude, accepter que l’intuition et la représentation, bref, les images, aient le souffle coupé par la parole sobre, sans arabesques et cependant ouverte sur tous ses horizons, que la poésie ne soit pas d’expression, mais de recherche : entrer dans le travail d’apparentement du cosmos verbal au cosmos naturel, être soi-même, comme le poème, le « fil tendu entre l’étoile et la houle des mots en voyage », accepter certains retours dans la tradition de cet effort, les mystiques, le hassidisme, la kabbale, comme autant de voies utiles aux passages si terrestres, si immatériels, des méridiens. Ce contrat de voyage est respecté dans l’anthologie orange qui, du coup, loin de proposer un minimum suffisant, exhibe au contraire - positivement, - la nécessité de s’informer, au sens fort du verbe, du tout.
Jean-Pierre Lefebvre, introduction à l’anthologie Poésie/Gallimard, Paul Celan, Choix de poèmes réunis par l’auteur, 1998
[2] La faiblesse de croire, Seuil, 1987
Texte rédigé par de Certeau à l’occasion des grands voeux d’un membre de la « noble compagnie ». Le « nicht Ohne » (pas sans) heideggerien, avait fortement et durablement marqué [le « marcheur blessé »].
[3] La forêt en fragments, p. 143, José Corti, 1987
Voir aussi cet autre fragment de Christian Hubin (op. cit. p. 38-39) :
« Fondamentalement, la poésie ne sert à rien. Elle ne sert à rien parce qu’elle est l’expression même du rien, et comme sa jubilation. Affirmation, interrogation, oraison, célébration, elle ne peut rien étayer : elle déçoit - et doit décevoir - ceux qui veulent l’utiliser. Il faut avoir longtemps éprouvé, humblement, sa parfaite nullité devant le monde pour être poète ; il faut avoir longtemps mesuré son vide pour, dans la conscience du vide, tenter de dire le tout. Les idéologies, l’école, les sciences du langage s’efforcent de faire de la poésie leur fief. Mais elle ne peut jamais servir : elle est le témoignage qui nous confond et nous perd, elle est l’assomption chantante de notre rien. »
[4] Yves Bonnefoy, Ce qui alarma Paul Celan, Editions Galilée (6 septembre 2007)
Collection : Lignes fictives
[5] Jasmine Getz, La double circonstance du poème de Celan : « Denk dir » pp. 84-104
LES TEMPS MODERNES [2007]. No 643, Avril - juillet 2007, 368 pages,
[6] Ecoutons par exemple les éditeurs Bertrand Badiou et Maurice Olender nous parler de la correspondance de Paul Celan avec Ilana Shmueli, dédicataire du poème deux jours après sa parution en Allemagne, alors que celle-ci originaire comme l’auteur de Czernowitz vit désormais en Israël, songeons-y.
[7] Celui qui, ainsi que le rappellent tant Yves Bonnefoy que Jasmine Getz, trouve ici énoncée son angoisse telle que la perçoit son compagnon de L’Ephémère :
Et n’y avait-il pas là de quoi inquiéter très en profondeur ce survivant d’un désastre, et qui savait ce que celui-ci avait risqué de détruire ? Car cette difficulté dans l’appréhension de la poésie, c’était peut-être l’indice que le combat qui pour l’instant tenait en échec les forces dévastatrices était en passe d’être perdu.
Ce qui est en jeu, dans ce combat, ce n’est rien de moins que le sens qu’on peut conférer à la vie afin qu’elle vaille d’être vécue ; et ce sens ne va pas de soi, ou plutôt il est masqué, constamment, par des entreprises presque aussi originelles que lui dans le rapport de l’être parlant et du monde. Ce qui fait accéder au sens, c’est de savoir que l’on est mortel : mortel, c’est-à-dire unique. Et de par ce sentiment de la finitude - laquelle fait corps avec ses hasards, sachant que ce sont eux le réel -, c’est de pouvoir rencontrer à même niveau d’autres êtres, et de les tenir pour un absolu eux aussi : un absolu, ce que l’on ne peut régenter. Le sens, c’est de fonder l’échange social sur l’adhésion à la liberté de l’Autre. Mais la pensée qui doit suivre cette intuition pour que la communauté s’organise est de nature conceptuelle, elle ne retient de la réalité empirique que des aspects, abstractions qui substituent leur intemporel au sentiment de la finitude. C’est pourquoi le sens est constamment en péril. » [ pp. 35-36 ]
[8] Et l’exergue :
Car le poème n’est pas hors du temps ; certes il prétend à l’infini, il cherche à passer à travers le temps - à travers, non par-dessus . (Paul Celan) est parfait.
[9] cf. Discours de Brême : Le poème, en tant qu’il est, oui, une forme d’apparition du langage, et par là, d’essence dialogique, le poème peut être une bouteille jetée à la mer, abandonnée à l’espoir -certes souvent fragile- qu’elle pourra un jour, quelque part, être recueillie sur une plage, sur la plage du coeur peut-être. Les poèmes, en ce sens également, sont en chemin : ils font route vers quelque chose. Vers quoi ? Vers quelque lieu ouvert, à occuper, vers un toi invocable, vers une réalité à invoquer.
[10] Avec ce terme d’adresse consonne particulièrement l’introduction de Jean-Pierre Lefebvre à l’anthologie Poésie/Gallimard, Choix de poèmes réunis par l’auteur :
« Or, si la poésie de Celan s’autorise dans le poème individuel une certaine résistance à la compréhension immédiate, c’est dans le cadre d’une convention supérieure avec le lecteur, invité à lire et relire (à « travailler », à être « travaillé » par) la totalité des cycles, à percevoir les articulations, à reconnaître dans leurs retours les périphéries sémantiques de certains mots, à s’initier aux prosodies et aux syntaxes : à se familiariser avec toutes les « négations » celaniennes.
« Comprendre » ici est toujours à prendre au sens de capter dans un dialogue avec l’auteur le sens qu’il a donné à sa parole en n’oubliant pas de lui donner aussi son ombre ; c’est-à-dire de cheminer avec lui, de l’accompagner dans ce que Kafka nomme « une expédition vers le vrai », avec suffisamment de confiance pour que les paradoxes rencontrés ne soient pas des moments de flottement stagnant du sens, mais autant d’aventures du souci de la précision.
[11] Ces vingt pages sont à lire, pour la perspective très convaincante qu’elles offrent sur la poétique de Celan, son esthétique et son éthique
[12] Jean-Pierre Lefebvre précise dans son introduction à l’anthologie Poésie/Gallimard, Choix de poèmes réunis par l’auteur :
[…] il suivit de très près les événements de mai 1968, passant des jours et des nuits à observer l’agitation générale, collectionnant les tracts, chantant, rechantant les vieux airs de la Révolution d’octobre. Mais très vite il adopta une attitude critique à l’égard du mouvement et de ses diverses dérives.
[13] Anabasis, extrait, p. 199, traduction de Jean-Pierre Lefebvre , Poésie /Gallimard, Choix de poèmes réunis par l’auteur, édition bilingue avec notes,1998
Cet
aller en haut et retour dans
l’avenir clair-coeur
mal praticable et vrai,
écrit étroit entre des murs,
Là-bas.