11/01/2009 &emdash; Maryline Desbiolles, Maurice Dayan, Élisabeth Cardonne-Arlyck, Jacques Roubaud
Dans tout parcours, l’instant ne prend son sens que de ce qu’il anticipe. Car un instant n’est pas un « maintenant », mais selon une théorie du temps que j’affectionne, « ce qui aura été un ‘maintenant’. »
Jacques Roubaud [1]
L’Arbre des styles de Maurice Dayan — Aubier-Montaigne, 1980, Collection La psychanalyse prise au mot — comporte en quatrième de couverture :
« Dans la foison des discours que susclte l’analyse, chercher les marques de ces écrits plus rares où se réplique et se fomente à la fois le travail psychique produit dans des expériences de parole qui défient toute transcription ; parmi ces textes qui tolèrent l’inconscient et en élaborent l’impulsion, faire une place particulière (mais non toujours plus éminente) à ceux au travers desquels se dessine l’arbre des styles sortis du discours fondateur : c’est introduire les éléments d’une réflexion inaugurale sur la correspondance tendue entre la pratique de l’interprétation et celle de la discussion argumentée, qui l’une de l’autre se rendent tributaires. C’est aussi commencer l’histoire au présent de ces pratiques où se recueille et se protège, sous une forme déplacée, la figure de l’individu humain érigée à l’origine des sociétés occidentales modernes. »
Si cet ouvrage peut toujours susciter autant d’intérêt aujourd’hui pour tous ceux que la psychanalyse ne laisse pas indifférents à quelque titre que ce soit [2], la question des styles qu’il pose dans son ordre propre me paraît des plus transférables dans l’ordre du littéraire, il suffit de songer aux places prises par exemple par l’autofiction, les récits de filiation, « où se recueille, sous une forme qui s’est déplacée, la figure de l’individu contemporain ». Avec des styles propres, dont l’enjeu n’est rien moins, selon l’expression de Jacques Roubaud, qu’une « forme de vie ». [3]
Maryline Desbiolles, La Scène
Les détours introductifs, ce qui de l’analyse peut se retenir dans l’écriture, et de « la manière dont nous voyons les choses » s’inscrivant dans une arborescence, traduisant elle-même une forme de vie, me sont inspirés par l’ensemble des scènes, les multiples manières dont Maryline Desbiolles nous montre les choses, les réunissant dans cette forme (appelée ici roman) qui les rassemble toutes et les résume en une seule Scène [4]. Tout uniment, celle de l’existence (tissée d’histoires, de vies, de morts, d’événements), celle de l’écriture qui les représente.
Les lecteurs de Maryline Desbiolles, en particulier ceux de La Seiche et de Primo retrouveront - avec plaisir - des thèmes qui leurs sont devenus familiers, la nourriture et la façon dont elle s’apprête, l’histoire familiale, voire scolaire de l’auteur, d’autres une réflexion sur l’écriture [5], son sens, ses ressources et l’entrelacement qui les réunit en une forme, comme dans Vous, ou Les Draps du peintre. Pour ce qui est de la forme présente, l’agencement des scènes, leur mise en Scène, le lecteur semble soumis à une attention flottante, et repris par des récurrences, se dessinant petit à petit comme un "la table, mode d’emploi", cette table s’avérant, et cela nous est signifié d’entrée de "jeu", parfaitement "mathématique", à l’image peut-être du "mathématicien et compositeur de poésie" cité plus haut.
D’entrée de jeu, oui, avec l’évocation d’une découverte, à l’âge des émotions cognitives, les yeux brillants du professeur signifiant aussi une promesse, celle de la Mathématique, version Cantor, avec patates, intersections, inclusions, appartenances etc. tout un monde, un univers...
Mais ce n’est pas dans le premier ensemble intitulé : Intersections, ni dans le dernier : Unions et inclusions, mais entre eux celui baptisé Chute, que sera ravivée la démonstration. Lisez :
« le pain bénit des comptines, des formulettes, des ritournelles et des refrains, [...] notre amour des répétitions, notre amour fou des scènes répétées, à l’envi, sur tous les tons, ce qui les empêche, croyons-nous, d’être jamais figées, gelées, et contrairement au marché, contrairement aux affaires, d’être jamais conclues. Sur la route j’allume la radio de ma voiture, et le premier mot qui en sort est : répétition, mot dans lequel, comme il m’est venu par surprise, j’entends le piston qui entraîne toute la machine au langage, et la déploie, pas comme l’affreux crincrin de notre hôtesse destiné à clôturer la soirée, à nous fermer le clapet, non, le piston qui développe le vivant à l’infini. L’infini, il me semble que nous pressentions que la théorie des ensembles nous le faisait entrevoir, nous, les petits collégiens, les petits sixièmes, et si quelques-uns d’entre nous étaient exaltés par la Mathématique, il me semble que c’était à cause de cette intuition ». (p. 92)
Et d’ainsi conclure que Cantor avait « voué sa vie à l’infini », que son travail mené avec la notion de cardinal et les différents types d’ensembles infinis, si difficile soit-il à comprendre, « nous concerne de près. »
Il est temps alors de mettre « la nappe sur le monde auquel nous sommes attablés ». Table placée sous le chiffre du onze ; très vite le souvenir de onze hommes réunis dans une trattoria — ainsi débute le récit — se verra superposer celui de la Cène (de tableaux de la Cène), et tel participant aura les traits de Pierre, tel autre celui de Jean. D’un drôle de festin - qui annonce mort et trahison - l’autre, puis un autre, censés célébrer les grands moments de la vie, et nous rappelant à chaque fois un peu plus, [...] notre fin prochaine. Mais l’enfance de s’en échapper, par exemple avec des petites filles d’honneur, habillées en « rose saucisse », et ainsi à croquer (une mention ogresque resurgira quelques cinquante pages plus loin avec l’évocation du Déjeuner de Monet, et la cuisson d’un succulent cochon de lait). Et comme en une boucle qui ne saurait être bouclée, le registre de ces tables ainsi dépeintes (avec quelques tableaux [6] qui les dépeignent, tavola disant table autant que tableau, oscille entre scènes heureuses, triviales ou tragiques comme celle où il n’est plus question de banquet de la vie pour deux jeunes fauchés à scooter, dont l’image, violente, viendra hanter irruptivement le fil de la narration. Fort contraste aussi entre la scène que fait une amante évincée, et le marié n’est pas à la noce et nous partageons la stupeur de la narratrice, et une scène de marivaudage avec un beau prince semblant sorti des mille et une nuits, la table étant aussi celle des promesses de l’amour...
Le format du livre (112 pages) ne l’indique pas, mais nous en sortons (faire deux pas sur la plage, la mer n’est pas loin) particulièrement riches d’images, de sensations, d’émotions, de pensées, de réflexions profondes, d’une promesse aussi, celle qu’a tenue ici l’écriture, de nous donner en partage un monde à vivre ou à revivre, et dont le récit, surtout lorsqu’il atteint cette densité livre quelques provisions pour la route, quand bien même la table est périlleuse, puisqu’elle donne lieu à l’un des plus beaux poèmes d’amour qui soit. Je n’en extrais que ces quelques lignes :
« Lorsque tu t’assieds en face de moi, mon amour, la table est une plage et un écueil, nous nous blessons les mains, nous nous écorchons, mais nous ne craignons rien, le naufrage est derrière nous, nous le connaissons dans les grandes lignes, nous savons bien que ce bout de planche est une aubaine, et nos mains abîmées trouvent consolation, nous sommes à nous-mêmes l’arme et le fourreau, tour à tour, la douleur et le doux c’est tout un. Le sel se répand sur la nappe mais nous ne disons pas qu’il est perdu, nous avons déjà tout perdu, nous agitons la nappe au-dessus de l’eau et la poussière blanche est une neige sur la mer qui est comme. C’est beau. Et ma langue sous ton palais chavire des mots crus, pas du tout ceux que tu crois, des mots que tu n’entendras pas mais qui craqueront sous tes dents. » [7]
[1] Jacques Roubaud, La Boucle, Seuil 1993, cité par Élisabeth Cardonne-Arlyck, in Véracités, Belin, L’extrême contemporain, 200 9, p. 173. Sur ce livre, la lettre du 23 décembre 2009.
[2] Rappelons-en brièvement l’économie ; l’ouvrage se donne selon deux temps : le premier, Éléments pour une sylistique de la psychanalyse, se déplie en trois parties : De la cure au texte, Le style et l’allégation du discours fondateur, Entre analyse et histoire ; le second temps consiste en trois Études : Mélanie Klein, Serge Leclaire, Piera Aulagnier en font l’objet.
[3] Cf. Véracités, op. cit., p. 171 :
« [La] recherche [de nouvelles réponses à la « question du vers »] est pour Roubaud une éthique de la forme, laquelle est, suivant le modèle du trobar infléchi par la pensée de Wittgenstein, une forme de vie. Si, selon la proposition de ce dernier, « se représenter un langage, signifie se représenter une forme de vie » - une « activité », dit encore Wittgenstein, « notre forme de représentation, la manière dont nous voyons les choses » -, adopter le trobar pour guide, tout lointain qu’il fût, implique un entremêlement [entrebescar] étroit entre une pratique particulière de la « forme-poésie », l’amour (de l’autre et de la langue) qui l’anime et qu’elle façonne, et la vie, telle qu’on la mène et la conçoit :
Il apparaît alors qu’en soutenant le grand chant, donc à la fois la poésie et l’amour, d’un jeu de langage très particulier qu’est le jeu des mètres et des rimes, les troubadours inventèrent une figure du poète et de son engagement dans la poésie. Le poète est « trouveur ». Il trouve les mots, et sons, et rimes pour dire l’amour ; le dire pour ceux qui aiment et pensent et vivent l’amour en même temps que le chant de poésie. Il parle pour eux, il est un d’eux. La poésie est une forme de vie. »
[4] Maryline Desbiolles, La Scène, Seuil, collection Fiction & Cie, janvier 2010.
[5] Aux inoubliables "mathématiques sévères" s’oppose ici la Mathématique joyeuse, celle de l’écriture :
« Et comme je renouais devant mon voisin de table avec ces bribes qu’on m’avait autrefois enseignées, il me semblait que je mettais joyeusement à jour un vocabulaire et une grammaire qui accompagnaient une manière de penser, une manière de vouloir à toute force composer des ensembles avec des éléments qui à première vue n’auraient rien eu à faire entre eux, mais qui, mettons, par leurs noms, par la grâce d’une assonance commune à leurs noms, seraient réunis, enserrés dans des accolades rêvées ; je mettais joyeusement à jour le désir forcené de composer des ensembles, de les réunir, de leur trouver des intersections en auscultant leurs propriétés, en les tirant au besoin par les cheveux, désir qui n’est autre au fond que celui de l’écriture. » (p. 11)
[6] Auxquels s’ajoutent nombre de portraits, cf. celui-ci :
« Pour Jean je miserais plutôt cependant sur le jeune homme aux cheveux frisés, mi-longs, très maigre, ses joues sont creuses, son visage paraît mobile et son regard brillant, mais en vérité il n’est pas si jeune que j’avais cru d’abord, et quand il rit je vois qu’il a perdu prématurément nombre de ses dents, ce qui explique le creux de ses joues. Son visage ne tient pas en place, on ne sait pas ce qui gagne en lui, de l’enfant ou du vieux, si ses dents tombées sont des chicots ou des dents de lait. »
[7] Ce passage clôt les pages 104 à 108, magnifiques.