15/06/09 — Sandrine Willems, Christian Prigent, Paul Audi, Michel Henry, Joël Vernet, Gérard Pfister, Jacques Goorma, François Rannou, Olivier Apert
« Je n’ai pas trop le souci de l’effet que tout ça peut faire sur l’hypothétique « lecteur » (dont je ne sais rien). Mais il est certain que l’activité stylistique d’Éros n’est pas qu’une métaphore. Il y a des livres qui se lisent d’une main, il y a des textes écrits pareillement. Mais il faut distinguer des types d’écrits. » (Christian Prigent, quatre temps)
Quid alors d’« Éros en son absence » ? Le dernier livre de Sandrine Willems, aux Impressions Nouvelles s’inscrit, commande de l’éditeur, dans la catégorie des ouvrages dont Bénédicte Gorrillot presse Christian Prigent de dire que « le thème sexuel dans son œuvre ne s’identifie pas entièrement à une allégorie métapoétique de la puissance d’écrire. »
Le début de la réponse a été donné d’entrée. La suite ici :
« Sans doute écrit-on beaucoup pour se faire jouir. Et pour émouvoir l’autre, à qui l’on s’adresse, éventuellement qu’on veut séduire (ce lecteur-là on le connaît — pour moi c’est une lectrice). »
Ceci posé, et quand bien même Prigent a donné un magnifique « Le violoncelle », un inédit, dans l’ouvrage cité et quoique Sandrine Willems soit une lectrice de Bataille (thèse), le défi qu’elle a accepté de relever, en s’emparant de l’archet, l’inscrirait plutôt du côté de la suite des documentaires réalisés avec Philippe Herreweghe et Paul Van Nevel (Huelgas ensemble) et dont le premier a pour titre Et le verbe s’est fait chant (en surimpression aujourd’hui la formule johannique), soit davantage que de celui du Carnet de C. — pour distinguer des types d’écrits.
Comment s’y prend-elle ? Elle compose un trio : la narratrice, auditrice passionnée, un violoniste, une critique musicale, experte, qui « suit » l’artiste. Comment les fait-elle se rencontrer ? Tout à l’évidence, moyennant un brin de perversité pour parvenir à la jouissance pure et parfaite, les y destinait — il convient qu’un roman soit crédible : une cantate de Bach qui déclenche la pulsion de correspondance, à l’heure de l’e-mail et du TGV : la rencontre, puis la déception ; s’ensuit la reprise en main par l’égérie du musicien, une femme mûre, une gambiste — avec une corde de plus à son instrument, comme Monsieur de Sainte-Colombe - qui sait jouer à merveille de son corps, jusqu’au moment où l’élève dépasse la maîtresse ; je ne dévoilerai pas la fin.
Le lecteur — l’hypothétique lecteur auquel s’adresse l’auteure par delà la narratrice et le tissage ingénieux de monologues intérieurs, malgré les conventions stylistiques (ton style, disent-elles, « ce rien qui fait tout »), une belle tension d’écriture que ne rompent pas quelques mots crus (le boudoir sadien pastiché), le ressort dramatique et sa résolution (solution et absolution) peut-être en contradiction avec le parti-pris résolu d’amoralité, se trouve donc en face d’un livre qui pour le prendre dans ses filets passe par le récit (protagonistes juste évoqués par leur initiale, omniprésence du dialogue), plutôt que de recourir à l’essai pour donner à entendre l’éros féminin, ou le féminin dans l’éros, dans leurs thèmes, variations et fugues.
Non sans talent. Sandrine Willems, à l’évidence, a du métier — côté littérature, elle a un certain nombre d’ouvrages à juste titre remarqués, et un point de vue sur l’écriture affirmé, — côté psychologie des personnages, les compétences liées à sa profession, psychologue clinicienne, ce qui fait que pourra se poser chemin faisant la question qui instrumente qui, à quelles fins, résonnant de celle, fameuse du père fondateur, en effet il s’agit essentiellement du désir au féminin, la variante homosexuelle valant ici initiation au désir de l’autre. Donc, que veut une femme ? Dans ce livre : de la musique, avant toute chose ! — l’auteure risque même un « Kama Sutra verlainien » — mais aussi les mots, les gestes, pour la dire, les temps et les lieux pour la ressentir, et qu’ils évoquent le fond sans fond et le ohne Warum ! A ce nom d’Eckhart dûment cité – le lecteur, sagace, trouvera - avec Jacques André à l’article Bisexualité (Les 100 mots de la psychanalyse, PUF), qu’on peut dire avec Freud : « Je m’habitue à concevoir chaque acte sexuel comme un événement impliquant quatre personnes ».
« Ich habe genug », dit la cantate du livre : je suis comblé(e) ou, c’est arrivé aussi dans ce récit : c’est assez. Donnons alors les compléments bibliographiques à cette première partie.
L’épigraphe de Baudelaire (Fusées, 8), est donnée par Christian Prigent, à son poème : Le violoncelle, in Christian Prigent quatre temps (entretiens menés avec science et pugnacité par Bénédicte Gorrillot) p. 206, aux éditions Argol. La question et sa réponse concernent le passage Sexe (p. 203 et sq.) de la quatrième partie : De quoi ça parle. Le lecteur motivé ne se privera pas de compléter cette approche par le quatrième entretien avec Hervé Castanet, Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas chez Cadex, ce qui le renverra d’une part à L’Âme (POL), et à Le Professeur, chez Al Dante, récit bataillien, s’il en fût. Dans un style plus fluide, mais non moins indexé par Bataille, Le Carnet de C. aux pp. 221-225 de Prigent, quatre temps, donne à voir autant qu’à entendre l’érotisme selon Prigent.
Sandrine Willems, a publié Eros en son absence, aux éditions Les Impressions Nouvelles. Sa bibliographie (& filmographie) y figure, ainsi que le lien avec un entretien très intéressant donné en 2002 à Jean-Didier Wagneur (Libération) suite à la parution de la série Les petits dieux.
Un entretien audio à propos du dernier livre est en ligne (site : demandez le programme )
Les 100 mots de la psychanalyse de Jacques André aux PUF (collection Que sais-je) est un régal d’intelligence et d’humour : voir la recension du journal Libération. L’auteur, universitaire (Paris VII) son ouvrage principal : "Aux origines féminines de la sexualité" (1995) a été réédité en Quadrige, PUF, 2004. Il dirige la collection La petite bibliothèque de psychanalyse aux PUF. Il précise ici notamment à propos de la cure : « Parmi les risques que l’on court, il y a celui de devenir un peu plus libre qu’auparavant ».
Le livre de Sandrine Willems, pourrait aussi, me semble-t-il, être lu à l’aune de Logique des passions de Roland Gori (Champs Flammarion). La revue Penser/rêver s’est attardée en son numéro 12 sur la question : Que veut une femme ? avec de beaux textes d’écrivains dont Pierre Bergounioux, et Geneviève Brisac pour Marion Milner la téméraire, ou la révolution lente des petites quantités.
II
Les Impressions Nouvelles, que d’aucuns des destinataires de cette lettre connaissent sans doute pour les livres de Jan Baetens ou Benoît Peeters, ont un catalogue, un projet éditorial qui gagnent à être connus. Leur nom, délibérément ou non, renvoie au terme d’impressionnabilité qui pour Michel Henry a supplanté celui d’intentionnalité au registre de la phénoménologie. A cet égard, avec le recul apporté par quelques années, signaler La phénoménologie dans tous ses états de Dominique Janicaud, qui réunit en collection de poche les essais naguère publiés aux éditions de l’Eclat, ne manque pas d’intérêt en ce qui concerne la confrontation des vues philosophiques, et au détour d’une argumentation de recourir au poème :
Un mot — éclat, vol, feu,
jet de flammes, rayure d’étoiles —
et l’ombre de nouveau, immense,
dans le vide espace autour du monde et de moi.
En quoi Gottfried Benn pourrait inspirer une phénoménologie de l’inapparent (p. 267).
Un mot peut aussi témoigner de « la magnificence de la vie » (quoi que celle-ci « ait de trouble et d’ennui ». A l’instar de Gabrielle Dufour-Kowalska, Paul Audi a repris les étapes du parcours de Michel Henry, ainsi s’intitule simplement son livre aux Belles-Lettres, qui plus qu’un parcours bio-bibliographique est un essai engagé. Je ne sais pas comment Michel Henry qui fut aussi romancier aurait apprécié le « se faire chair » du verbe des personnages d’Éros en son absence ; les pages d’Incarnation (Seuil, 2000) relatives à l’érotisme supposent une thématique du péché à laquelle ils sont étrangers.
Après avoir donné en poche un passionnant Nietzsche ou l’ivresse de l’art, l’auteur de Créer, récidive sur cette thématique de la création avec Jubilations : si « créer, c’est jouir », de quelle nature est le désir qui préside à la naissance comme à l’amour des œuvres ? Pas celui du kitsch, manifestement.
Seconde tranche bibliographique
Les Impressions Nouvelles, cette maison d’édition, sise à Bruxelles, bientôt un quart de siècle d’existence, le site en manifeste la vitalité et la cohérence du projet éditorial.
La phénoménologie dans tous ses états, Dominique Janicaud, folio-essais ; dans les yeux chamailleurs de Madame de Sorquainville, celui-ci avait trouvé trace d’une « érotique de l’intelligence », in Aristote aux Champs Elysées, encre marine, 2002.
Paul Audi : Michel Henry éditions Les Belles Lettres et Jubilations collection Titres (Bourgois) :
« Son mot d’ordre, Audi l’emprunte à Nietzsche : « La culture ne peut naître, croître et s’épanouir que dans la vie. » Car on crée uniquement, en art comme en philosophie, à partir de son expérience la plus intime. De là quelques règles pour la direction de l’esprit [...] : éviter à tout prix le « tout culturel », combattre l’omniprésence du kitsch, résister à ce qui valorise la destruction, et donc fuir le nihilisme. » (Roger-Pol Droit, Le Monde, 24/04/09), Cf. Créer, éditions encre marine
Michel Henry, Romans, éditions encre marine
Gabrielle Dufour-Kowalska Michel Henry, passion et magnificence de la vie, éditions Beauchesne
III
Pas de fabrique du m’as-tu vu, dans le passage en revue qui suit, de quelques livres discrets, qui s’inscrivent dans des œuvres dûment repérées, et qui refusent, elles aussi, de vouloir troquer l’instant de la création contre l’innovation, cet « autre mode du déjà dit » (italiques : Paul Audi, guillemets : Jean-François Lyotard)
ð Joël Vernet, offre, Le regard du cœur ouvert, des carnets qui s’étendent de 1978 à 2002, le choix rigoureux d’un qui aura lancé à l’aventure plusieurs livres-pirogues. De celui qui écrit à 25 ans : « Georges Perros est un écrivain qui s’est opposé à le devenir. Voilà pourquoi ses livres me paraissent importants », le compagnonnage est sûr.
ð Je cite volontiers le poème de quatrième de couverture qui donne son titre au dernier recueil de Gérard Pfister :
Cette nuit /// est comme un trou / sans fond /// ce pays / derrière tes yeux /// que sais-tu de lui /// tu ne fais / que rêver /// ses chemins
En filigrane de ces 19 poèmes qui s’enchaînent thématiquement en variations très simples, sans effets, avec les mots les plus ordinaires, une rythmique douce et grave, l’écho de « aunque es de noche ». Du directeur des éditions Arfuyen paraît aujourd’hui un portrait par Jean-Luc Maxence ; le catalogue et le soin apporté à la moindre notice donnent une idée précise de l’homme, et de son projet indissociablement spirituel et poétique.
ð Parmi les compagnons de cette entreprise éditoriale et humaine, Jacques Goorma vient de publier Le Séjour. Voici son secret :
Le secret c’est l’ombre. Et le secret de ce secret, c’est la lumière. Le vrai miracle est ce qui est. L’accomplissement du séjour. Ne pas se fier à son apparente immobilité. La vie jaillit de toute part. Le séjour est avant et rien n’est après lui. [...] p. 49.
Plus loin, l’ultime séquence du recueil confie : Le jour sait.
ð Jean-Yves Masson dans un numéro « Poésies narratives » de la revue Polyphonies, puis avec la traduction du Voyage de Midi a fait connaître au public français Roberto Mussapi. Aujourd’hui avec la traduction de deux poèmes : La Vénitienne (qui évoque un amour de Marco Polo) et Paroles du plongeur de Paestum, à qui Yves Bonnefoy donne l’éclairage de sa propre poétique, les éditions Virgile, offrent à leur lecteur comme une méditation bachelardienne : l’eau et les rêves envahiront son champ de conscience pour faire revivre, éterniser l’évidence de la rencontre d’amour, lui communiquer son énergie par-delà le temps qui passe. De mémoire, le brin d’herbe, dans Le Cimetière des partisans (in Le Voyage de Midi) manifestait ainsi la ténacité de la vie qui pousse.
ð François Rannou est éditeur (La Rivière échappée), poète, de fortes rencontres : André Du Bouchet (v. la revue l’étrangère 18/19), Esther Tellermann, Pierre-Yves Soucy jalonnent son parcours. Il vient de publier contretemps paradist, recueil auquel Jean-Patrice Courtois donne en quatrième de couverture une postface raffinée qui invite à la « pollinisation de la poésie ».
ð C’est aux éditions Apogée que François Rannou m’avait donné à connaître Infinisterre (suivi de Crash) d’Olivier Apert. Choc de lecture. Daniel Pozner écrivait alors : « Compagnon de plume de Baudelaire, mazouté, Apert semble avoir écrit, sous couvert d’une simple citation, un nouvel Albatros, paradoxal, écorché réversible. »
Aujourd’hui, Olivier Apert relève, avec panache, le défi d’une collection : illico, dont la propos est de saisir pleinement un essentiel dans un petit format, ici il s’agit de vital avec ce Baudelaire, et son sous-titre programme : Être un grand homme et un saint pour soi-même. Le sommaire donne aussi le ton d’une lecture neuve, il s’agit successivement de Baudelaire, et le dandysme, et la peinture, et la politique. Cette traversée renouvelée de l’œuvre est d’une belle exigence, prenante, parfaitement stimulante.
Avec cette troisième et dernière tranche bibliographique, lectrice, lecteurs, je prends congé pour aujourd’hui, en espérant que sur la table du libraire, munificente, quelques uns de ces titres et de ces noms seront pour vous invitation au voyage.
Joël Vernet : en ligne, portrait et bibliographie ; le dernier ouvrage Le regard du cœur ouvert est édité à La Part commune.
Gérard PfisterLe Pays derrière les yeux.
Le site des éditions Arfuyen ; une monographie de Jean-Luc Maxence, aux éditions du Nouvel Athanor.
Jacques Goorma Le séjour, sur le site Arfuyen ; le site personnel du responsable des Poétiques de Strasbourg.
Roberto Mussapi, La Vénitienne aux éditions Virgile ; pour la manière du poète, en ligne traductions de quelques poèmes par Jean-Yves Masson sur le site de la revue Prétexte
François Rannou, site : La rivière échappée.
Olivier Apert, Baudelaire, aux éditions infolio collection illico, le numéro 21.
La recension de Daniel Pozner est donnée sur sitaudis.