Claude Louis-Combet, rue de la Madeleine

entretien, le 19 mars 2004


Claude Louis-Combet a donné cet entretien le 19 mars 2004 à la Maison de Franche Comté (rue de la Madeleine à Paris).

Récrit par l’« homme du texte » cet entretien conserve le ton de connivence attentive de cette très belle soirée, où l’auteur lut Oô, tandis que Basarab Nicolescu et Anne Longuet-Marx lui rendaient hommage. Leurs contributions et cet entretien ont été publiés dans Verrières, la revue du CRL de Franche Comté ; je remercie son directeur Dominique Bondu, d’avoir autorisé la mise en ligne de l’entretien.


1°) Ronald KLAPKA : Après les brillantes contributions de Basarab Nicolescu et Anne Longuet-Marx, je vais commencer par vous poser une question d’apparence frivole pour ne pas dire saugrenue. II semble décidément que vous affectionnez le rose, qu’il s’agisse de la couleur, de l’adjectif, du nom propre ou commun. Dans le dernier ouvrage, c’est Terpsichore aux doigts de rose, il y eut L’Âge de Rose - de Lima - , Rose pour quand elle sera grande, et ce rose dont, dans la Madeleine au sang de Transfigurations, vous dites : "Toutefois, comme elle avait besoin d’offrir un peu de beauté, elle éteignit sa lampe et il n’y eut que la blancheur toute rose du matin, à travers la fenêtre, pour éclairer la scène et le rite"...

Claude LOUIS-COMBET : Au commencement et à la fin, il faudrait poser la blancheur. Blancheur d’absence, de silence, d’inexistence. Avec le rose de l’aurore - l’aurore aux doigts de rose, selon la superbe métaphore d’Homère - commence la vie, sa promesse en tout cas. Le sang circule déjà. La chair s’annonce, mais dans la légèreté, dans la fraîcheur. Si le blanc symbolise la virginité, l’intégrité et l’intégralité de ce qui veut rester intact, le rose signale l’avancée de la sensualité, de la sexualité, mais dans les lointains seulement, comme un bouton de fleur que rien ne presse de s’ouvrir. Le rose m’apparaît comme une teinte pleine de charme et d’incertitude, au confluent du blanc et du rouge, c’est-à-dire de l’innocence et de l’expérience (au sens poétique que William Blake donnait à ces termes). Le rouge évoque le sang, la blessure, la douleur, la violence, la déchirure, l’arrachement. Le rose apporte paix et tendresse pour envelopper et tempérer tout ce qui serait drames et convulsions de la vie. Quant à la fleur, la rose, son symbolisme est plus complexe, et dépend de la couleur qu’on associe à la forme. La plus étrange et fascinante de toutes les roses ne peut être que la noire qui n’existe que dans l’imaginaire du désir, et dit bien ce qu’elle veut dire.

2°) R.K. : Dans Terpsichore et autres riveraines, c’est "celle qui aime la danse" qui est dite "aux doigts de rose". D’ordinaire c’est de l’Aurore que l’on dit cela...

C.L.-C. : Terpsichore est la muse de la danse. Cette figure, remontée de la mythologie classique, s’est imposée à moi lorsque la chorégraphe Francesca Lattuada m’a suggéré d’écrire un texte sur la naissance de la danse, dans la perspective d’un spectacle qu’elle voulait créer . En même temps, j’ai songé à Malkovsky, disciple d’Isadora Duncan, et père fondateur de la danse libre. Sur une plage déserte, en Corse à quatre-vingt-dix ans, dans la nudité de son corps, chaque matin, il saluait en dansant le lever du soleil. Le poème que j’ai écrit à l’intention de Francesca Lattuada cherche à dire cette approximation infinie de l’unité, que la danse nous laisse percevoir lorsqu’elle associe, par la grâce du rythme, l’homme et le cosmos, le corps et l’infini, le temps du désir et l’éternité de l’esprit. Les mains de Terpsichore tendent vers la première lumière leurs doigts
de rose comme pour cueillir l’éternelle beauté que la femme apportera à la terre. II y a peut-être un peu de Keats, là-dedans, et de préraphaélisme. Mon romantisme personnel ne cherche pas à dissimuler ses génies tutélaires.

3°) R.K. : Cette femme est aussi fleur, elle dont vous écrivez : "et comme elle se souvient d’avoir été corolle avant d’être femme, elle s’aperçoit qu’elle est nue et son plaisir empourpre son visage." Ceci nous amène à Flora, "la belle Romaine"...

C.L.-C : La figure de Flora est évoquée pour dire mon goût nostalgique des floraisons et de la végétalité. II y a là, je crois, une charge d’émotions très archaïques, en tout cas très infantiles, et le fondement d’une rêverie inépuisable - une rêverie cyclique accordée à la suite des saisons, et tout un répertoire de métaphores pour traduire en images de croissance végétale les âges de la vie, les transformations du corps, la beauté des femmes. La plante avec sa fleur à bout de tige, c’est l’archétype de la nudité en ce qu’elle cèle et recèle d’éternellement adorable. II faudrait évoquer ici le tableau du jeune Rembrandt qui représente la bien-aimée Saskia déguisée en déesse Flore, image de toutes les promesses de vitalité - et à l’autre bout de l’histoire, oeuvre du vieux Rembrandt, la bien-aimée Hendrijke dont la nudité rayonne de tous les accomplissements achevés. Printemps de la femme, automne de l’amour, c’est toujours Flora, dans toutes les directions du temps, qui chante et qui enchante.

4°) R.K. : Vous déclarez aussi in fine : "Tenons-nous dans l’ombre au plus près, frère Villon, les trois roses de l’amante, noire, rouge, blanche, valent tous les poèmes, même si elles ne les remplacent pas."

C.L.-C Les trois roses de l’amante, au-delà de la métaphore, nous savons bien ce qu’elles désignent : sexe, cœur, esprit. C’est la triade de l’anthropologie platonicienne. Mais dans le poème que vous évoquez, l’adresse à François Villon, le poète des "Dames du temps jadis" est à prendre comme une proposition quelque peu hasardeuse, mais pour moi très assurée. Elle veut dire ceci : l’expérience - expérience concrète, celle qui s’inscrit physiquement dans l’épaisseur de la vie - est plus importante, dans le cœur de l’homme, que tout ce que celui-ci pourrait en dire. Le poème qui s’enracine dans l’expérience et qui l’exprime en une sorte de transcendance de beauté, et si parfaitement beau soit-il, n’épuise aucunement la valeur irremplaçable de ce qui fut vécu. C’est en ce sens que le poète s’apparente au mystique. L’un et l’autre s’efforcent de traduire ce qui fut et demeure une expérience ineffable. En traduisant, ils trahissent immanquablement. C’est seulement au regard des autres, des lecteurs, des profanes, que le poème resplendit dans toute sa suffisance. Mais pour l’homme d’écriture qui l’a composé sur le fond de ses émotions et intuitions, il n’est que l’ombre de la lumière et quasiment rien. Toutefois, c’est en ce quasiment que le poème, à son tour, avère sa valeur irremplaçable. II est tout ce qui demeure après que la voix s’est éteinte et que la mémoire s’est effacée.

5°) R.K. : La dernière de vos riveraines, Mala Lucina, ne laisse pas d’inquiéter, vous lui prêtez aussi des propos qui laissent pensif :

"Je ne suis pas un fléau, songe Lucine.
Je ne tue que ceux que j’aime - et pour les protéger.
Je n’accouche des monstres que pour me distraire - comme d’autres écrivent des livres.
Et je ne produis des fous qu’afin de connaître la vérité."

C.L.-C : Lucine était chez les Romains la puissance céleste qui présidait aux accouchements - une déesse lunaire. Un accouchement réussi était l’œuvre de Bona Lucina, la bonne mère Lucine. Si les choses tournaient au pire, il fallait y voir l’intervention de la mauvaise mère, Mala Lucina, dont on retrouve la mention dans les spéculations étymologiques autour du nom de Mélusine laquelle, créature démoniaque, n’enfanta que des fils monstrueux. Dans mon enfance, à Lyon, j’ai été profondément et durablement impressionné par les exhibitions de moifnstres dans les fêtes foraines. Leur spectacle me donnait des cauchemars. Je cristallisais autour des monstres réels qu’il m’arrivait de voir des pensées bizarres en rapport, me semble-t-il, avec le développement de mes propres sentiments de culpabilité. Je raisonnais, sans le savoir, comme les gens du Moyen Âge ou comme les primitifs qui associaient la monstruosité et la laideur insoutenable aux opérations des démons et au péché. Les monstres étaient, à mes yeux, la vivante rançon du péché. Lorsque je suis, moi-même, en bon petit chrétien, entré dans la voie du mal, j’éprouvais la très grande angoisse de voir mon corps porter, en quelque façon, les stigmates du péché - déformation physique, altération fonctionnelle, maladie. Les images d’avortons que je découvrais dans des livres de médecine me fascinaient. Quelque chose de cet intérêt morbide est resté en moi. C’est pourquoi les monstres sont très présents dans mes récits. Ils sont donnés comme l’engeance avariée de la mauvaise Lucine. Je les ai salués avec reconnaissance et commisération dans la peinture de Dado, pour ne parler que d’un contemporain que je connais bien. J’ajouterai, pour en finir avec cette question, qu’il m’est arrivé une fois de rêver - un vrai rêve nocturne - que j’étais enceint et que j’accouchais d’un monstre. C’était exactement à l’époque où j’écrivais Do, l’enfant-pot, qui est une histoire de monstre ( dans le recueil Des mères).

6°) R. K. : J’ai retenu, pour la suite de cet entretien la quatrième de couverture que vous avez signée et la préface de la réédition de Vendanges de Charles-Ferdinand Ramuz.
Cette convocation de l’enfance, avec ce paysage (L’enfance du paysage, dites-vous), ces femmes et ces hommes, et jusqu’à la scène d’initiation à l’ivresse qui anticipe pour vous les ivresses d’esprit qui seront celles de l’homme, artiste, penseur, créateur de beauté dans la singularité et l’universalité de son langage, voilà qui vous retient tout particulièrement...

C.L.-C : Je suis loin d’être un lecteur averti de l’oeuvre de Ramuz. Le peu que j’en connaissais me retenait par un certain accent de terroir, savamment esthétisé. Mais je n’avais pas eu l’occasion de pousser plus loin mon enquête. En 2002, le président de l’association des Amis de Ramuz, Jean-Louis Pierre, s’est adressé à moi pour obtenir une préface à Vendanges. II reconnaissait, me disait-il, entre ce petit texte de Ramuz et certaines pages que j’avais écrites, sur mon enfance à la campagne, sur quelques paysages de prédilection de ma jeunesse, une certaine proximité d’expérience et de sentiment. Effectivement, la lecture de Vendanges a ravivé en moi de nombreux souvenirs, tout particulièrement la cueillette du raisin, dans une région pas très éloignée du pays vaudois, le Dauphiné dans sa partie proche du Bugey. Je retrouvais dans la mémoire de jeunesse de Ramuz un ensemble d’émotions et une image du monde tout à fait comparable à ce que j’avais connu. II y a dans les vendanges et dans les rites du pressoir (d’autrefois) une sorte de frisson dionysiaque qui doit remonter à la nuit des temps. Une ivresse diffuse se propage chez tous les acteurs de la scène. Les femmes sont très présentes, très agissantes, et bien près de franchir les tabous. Pour moi comme pour le jeune Ramuz, les vendanges, qui se déroulaient juste avant la rentrée des classes (le fameux 1e’ octobre), avaient une dimension essentiellement festive qui entraînait une surexcitation de tous les sens - et c’était, je crois, à l’insu des acteurs, une certaine survivance du sacré.
II y a aussi, dans le livre de Ramuz, le rappel d’une expérience qui me touche encore beaucoup aujourd’hui lorsque je la lis, car elle me remémore un espace qui a compté pour moi de façon essentielle dans mon enfance et dont j’ai fait un lieu fantasmatique en de nombreux récits, je veux parler des marais, de la désolation des terres envahies par les eaux dormantes, de la solitude de l’être dans un tel paysage. Ramuz a bien connu cela et il évoque très subtilement les émotions qui le saisissaient lorsque tournant le dos à la fête vendémiaire, il s’enfonçait tout seul dans les franges marécageuses des bords du Rhône, avec, je crois, comme chez moi, un certain poids de culpabilité, mais à peine le laisse-t-il entendre. Ramuz est un auteur pudique et sain.

7°) R. K : Dans une institution - révolue - dans laquelle nous avons exercé des responsabilités : l’École normale d’Instituteurs, nous avons été, me disiez-vous, d’ "honnêtes suppôts de la laïcité". C’est "en ce temps-là" que j’ai découvert, dans un ouvrage intitulé Variations johanniques sous votre signature, une contribution inattendue mais pas pour autant - en ce qui me concerne - hétérodoxe : "Celui qui aime connaît Dieu" (première lettre de Jean, chapitre IV, verset 7). Passé les préalables disant que ce n’est pas en théologien (mais vous citez les meilleurs !) que vous vous situez, commencent des pages étonnantes et toujours parlantes au cœur, je dois le dire, pour les partager avec d’autres lecteurs et lectrices encore aujourd’hui qui ont pu les découvrir dans "Proses pour saluer l’absence", je n’en dis pas davantage, sauf que dans ce texte aux allures priées (l’antienne de "Celui qui aime" bel intransitif), vous y évoquez outre l’Amour comme aurait pu le faire un Rousseau d’aujourd’hui, vos dix-sept ans...
C.L.-C : Lorsque j’ai écrit ma contribution aux Variations johanniques (1989), j’avais renoué depuis une douzaine d’années avec une certaine culture littéraire-spirituelle-chrétienne, avec les récits hagiographiques, les écrits des mystiques et des maîtres de la spiritualité antique et classique. Mon souci n’était pas de faire oeuvre de novateur ni de jouer les gourous en marge de l’orthodoxie. Je ne pouvais même pas me considérer honnêtement comme croyant. Mais, en rêveur invétéré - et c’est là que votre allusion à Rousseau me paraît très juste - je cherchais à exprimer un désir démesuré et irréalisable : celui de justifier, par l’éclairage d’un doctrine parfaitement chrétienne, l’aventure de l’amour-passion au sein de mon histoire. Saint Jean a bien écrit "Celui qui aime connaît Dieu". Mais ses commentateurs ont relativisé la portée de cette affirmation en insistant sur son horizon de pure spiritualité. Ils nous ont appris que l’amour selon saint Jean excluait toute adhésion charnelle, tout investissement du corps et du sexe dans son procès - amour plus platonique que chez Platon, et parfaitement désincarné. Cela, je le savais. Dans mon commentaire sans prétention de la parole de Jean, je ne cherchais pas à éclairer la pensée de l’apôtre, mais seulement à exprimer ma propre aspiration à l’impossible unité de la chair et de l’esprit. J’écrivais dans le prolongement d’un saint Jean qui n’appartenait qu’à moi, comme si sa phrase que j’avais retenue était destinée à moi seul.
Quant à la référence à ma dix-septième année, que vous avez retenue, elle a surtout une valeur symbolique dans l’incessante reconstruction de mon histoire à laquelle je me suis livré dans mes textes d’inspiration autobiographique. Dix-sept, dix-huit ans, c’est ma période de préparation à mon entrée dans la vie religieuse : un âge où je fais le bilan de mon enfance et des premières années de mon adolescence. À dix-huit ans, je me suis retiré du cours ordinaire de la vie, je me suis engagé dans une autre voie. Ce ne pouvait être qu’au prix d’une rupture radicale avec toutes les adhérences du cœur et des sens - jusqu’au moment où, trois ans plus tard, cette superstructure fortement idéaliste s’est effondrée.

8°) R.K. : La revue NU(e), que dirige à Nice Béatrice Bonhomme, vous a consacré un numéro (le 27) qui associe à votre nom celui du photographe Henri Maccheroni. Vous y affirmez : "En notre temps de barbarie montante où nos démocraties récoltent l’ivraie qu’elles ont inconsidérément semée, je regarde comme un réel bonheur et comme le don d’une espérance à la mesure de l’individu, de pouvoir observer avec toute la proximité que dispense l’amitié, le travail d’un artiste engagé, depuis un demi-siècle, dans une démarche hautement humaniste." Henri Maccheroni est l’auteur de Deux mille photographies du sexe d’une femme"...

C.L.-C : Mon propos, à travers la citation que vous donnez, implique quelques allusions politiques que je n’ai pas cherché à développer par ailleurs et que je n’aborderai pas ici. Je me contenterai de dire que c’était là ma réaction face à la montée en puissance de la censure et de tous les intégrismes, y compris l’intégrisme laïque.
Devant l’emprise grandissante du politiquement correct et du moralisme d’état, je tenais, dans mon article de la revue Nu(e), à exonérer le travail photographique d’Henri Maccheroni du reproche de représentation pornographique qui lui est couramment adressé et qui fait que l’artiste est pratiquement exclu du système des expositions officielles. J’ai voulu témoigner de l’importance de ces Deux mille photographies du sexe d’une femme comme espace de rencontre entre l’approche maccheronienne de l’objet du désir et mon approche d’écrivain engagé dans l’expression de la dimension érotique de l’existence. Avant l’article de Nu(e), j’avais écrit un livre, Le Chemin des Vanités d’Henri Maccheroni, dans lequel je situais ma découverte du travail de ce photographe à un moment essentiel de mon questionnement sur le sens de l’éros. Je n’ai pas fini de m’interroger sur cet aspect considérable de l’expérience et Maccheroni, de son côté, n’en a pas fini avec son entreprise de figuration, de réinterprétation et de recréation du sexe de la femme.

9°) R.K. : La psychanalyste Gérard Bonnet s’est, à plusieurs reprises, intéressé de près à votre oeuvre (Marinus et Marina pour la question du narcissisme, L’Âge de Rose pour certains aspects cliniques, vous m’avez confié qu’il y reviendrait bientôt de manière ample). Dans son ouvrage Défi à la pudeur, il revient également sur ce dont nous venons de nous entretenir. Le traducteur d’Otto Rank que vous êtes ne doit pas être indifférent à la psychanalyse, même si vous devez éprouvez - peut-être - quelques réticences vis-à-vis d’interprétations par trop "rationalisantes" voire desséchantes...

C.L.-C. : Je suis loin de voir parfaitement clair dans mon rapport à la psychanalyse. II a évolué au cours de ma propre histoire intellectuelle et aussi avec l’approfondissement de mon expérience de l’écriture. II est marqué aussi par mon intérêt éclectique ou oecuménique, comme l’on voudra, qui m’a toujours porté, comme à des amours parallèles mais nécessaires, à m’attacher à l’œuvre de Freud, à celle de Jung et à celle de Rank. Cela sur le terrain des théories ou plutôt de la rêverie sur les théories, sans que j’aie été amené à choisir l’une à l’exclusion des autres ! La lecture de Freud m’a permis de comprendre l’importance essentielle des expériences de la petite enfance dans l’histoire de l’être individuel. Jung m’a ouvert aux sources de l’imaginaire par l’approche de l’inconscient collectif et des mythes. Rank m’a éclairé sur la dialectique de la névrose et de la création. Mon intérêt pour la psychanalyse est resté constamment d’ordre théorique, intellectuel. II ne m’a jamais poussé à la connaissance expérimentale, c’est-à-dire à entrer en analyse. Et du reste sur le terrain de mes intérêts intellectuels, la psychanalyse a été rapidement marginalisée au profit de l’anthropologie religieuse et de l’histoire de la spiritualité. Je dois plus à Mircea Eliade qu’à Freud, et je ne dis rien d’Henri Bremond dont l’œuvre ne cesse de m’inspirer.
Le paradoxe est que si je suis resté relativement distant par rapport à l’énorme apport culturel que représente la psychanalyse, n’ayant finalement que fort peu de lectures à mon actif dans ce domaine, mes propres livres offrent au regard du psychanalyste une matière plutôt riche à exploiter car elle procède, de ma part, dans la pratique même de l’écriture, d’une grande réceptivité à l’inconscient. La matière du texte est faite de fantasmes, de thèmes obsessionnels, d’images oniriques, de pulsions affectives. Elle met en jeu des conflits structurels éminemment névrotiques mais tels que le recours à l’écriture pour les traduire et leur donner forme s’apparente à la thérapie. C’est là un sens de mon travail que Gérard Bonnet a fortement dégagé. Son prochain livre, Symptôme et Conversion, qui doit paraître aux P.U.F. en mai 2004, s’offre en grande partie comme une lecture psychanalytique de L’Âge de Rose.
L’approche psychanalytique de mes écrits m’intéresse comme s’il s’agissait des écrits d’un autre. Elle ne me déstabilise pas. Elle ne m’empêche pas de poursuivre mon travail. Lorsque cette marque d’intérêt est le fait d’un ami, je me sens reconnu même si je n’ai pas vraiment les moyens de me reconnaître dans tous les décours de l’analyse. J’ai beau placer la solitude du moi au sommet de mon échelle de valeurs, je n’ai pas honte d’apprécier les encouragements qui me viennent de lecteurs exigeants et créatifs.

10°) R. K. : Parlons donc de L’Âge de Rose, en attendant la parution du livre prochain de Gérard Bonnet, et donc de l’inévitable question de la "mythobiographie". Dans L’homme du texte vous apportez de savoureuses précisions sur le rôle joué par le dessin délicieusement "kitsch" d’Aubrey Beardsley (pp. 142-143). En quoi une telle sainte provoque-t-elle l’imagination de "Claudius ex utero" ? Ces femmes qui endurent mille morts pour leur Bien-Aimé (Marie des Vallées, Claudine Moine, Louise du Néant) mais que rencontre aussi la spiritualité contemporaine (Thérèse de Lisieux, Elisabeth de la Trinité, Dina Bellanger) - que vous faites mourir, reconnaissons-le en beauté -, comme vous le dites pour Lydwine de Schiedam, dont vous avez préfacé - avec jubilation, je présume - la réédition, en quoi ces femmes (et j’omets celles du recueil Transfigurations) en quoi sont-elles l’indispensable aiguillon de votre création ?

C.L.-C : Votre question me rejoint dans mes retranchements, je veux dire dans une région très obscure de l’imaginaire, autrement dit de l’inconscient. La place du féminin est immense dans mes écrits, aussi bien dans les essais et dans les travaux d’édition que dans les fictions. Je crois même que la femme occupe (presque) tout l’espace du texte, lequel n’est, après tout, que l’écran de projection de l’existence de l’auteur. Dans mes récits, même lorsqu’ils revêtent une apparence de réalité historique, légendaire ou mythique les personnages féminins - sainte Marina, Antoinette Bourignon, Mélusine, Beatabeata, Rose de Lima - renvoient toujours à un archétype de la femme : la Mère, la Vierge, la Prostituée, la Sainte, la Martyre - voire à des combinaisons complexes de ces divers archétypes, tous englobés dans la figure transcendante de la Mère. Ces entités féminines ont ceci de commun qu’elles s’offrent à mon désir - de les connaître, de les posséder par la connaissance et la création - comme de véritables pôles d’identification. Je ne puis ici développer ce sujet qui est au cœur et de mon existence personnelle et de la création par l’écriture. Je dirai seulement que "La Femme du texte" est donnée comme une présence-absence, proche-lointaine, englobante-inaccessible, qui représente, par excellence, l’incarnation du spirituel dans le corporel. Ainsi les saintes souffrantes et délirantes auxquelles je me suis attaché sont des femmes qui engagent pleinement leur corps dans la quête de la perfection et l’amour de Dieu. Elles l’engagent jusqu’à l’avilissement, jusqu’à l’abjection, jusqu’à la torture établie, à l’épuisement, à l’extinction. L’œuvre de ces femmes dans l’ordre de la sainteté est très physique, charnelle et érotique. Ce sont de magnifiques amantes, fascinantes, autodestructrices, d’une beauté qui n’a pas fini de me ravager. Ex utero, dirai-je, Dom Claudius réinvente les rêves qu’il a connus in utero lorsqu’il était pleinement et uniquement chose de femme.

11°) R. K. : À l’évocation de Louise du néant, Marie des Vallées, Claudine Moine (!), on pourrait penser qu’à l’instar de Pascal Quignard qui annonce volontiers écrire pour être lu en 1640, vous souhaitez l’être pour une époque plus "classique" que l’actuelle. Or, vous déclarez être redevable à Huysmans, Powys, Beckett... Pouvez-vous préciser ? j’ajoute et je partage totalement cela avec Laurent Evrard qui, à Tours, défend, soutient magnifiquement votre oeuvre, votre parenté avec Pierre Jean Jouve notamment celui de "Inconscient, spiritualité, catastrophe" et sur lequel la série d’essais de Joë Bousquet "Lumière, infranchissable pourriture" apporte, je crois, un éclairage qui vous concerne...

C. L.-C. : À dire vrai - et je l’ai écrit naguère à Alain Nadeau qui dans sa revue Quai Voltaire manifestait anxieusement son souci de la postérité -, je ne me suis jamais interrogé sur le point de savoir à qui mes livres s’adressaient. Au cours de leur élaboration, ils venaient au-devant d’un être, un seul, dont l’existence jouait comme un ferment. Une fois l’ouvrage achevé, je m’en détache, je l’oublie. Son sort public ne m’intéresse que sur le fond de la relation personnelle que j’entretiens avec mes éditeurs. Je n’attache aucune importance à la critique, c’est peut-être la raison pour laquelle beaucoup de mes livres sont passés complètement inaperçus. La presse m’a fait la grâce de m’ignorer. Je n’en ai été que plus libre d’écrire ce que j’ai écrit, comme ferait un sujet délirant à l’écart de toute blouse blanche. Si mon écriture est classique, je le dois à ma formation intellectuelle que je n’ai jamais eu le loisir ni le goût de remettre en cause. Le plaisir que j’éprouvais à décomposer les longues périodes des auteurs latins m’a amené à en composer à mon tour. Mais la forme imposée par une syntaxe rigoureuse n’exclut aucunement l’émergence d’un fond psychique tourmenté par la violence de ses contradictions. Cette tension permanente entre la plus parfaite transparence de la langue et la plus profonde ténèbre de la pulsion devrait, je crois, assurer l’universalité du texte, ce qui n’a rien à voir avec ses chances de succès auprès de la critique ou du grand public.
Vous avez cité quelques écrivains qui ont compté pour moi, surtout dans les années de latence qui ont préparé mon engagement dans l’écriture. Mais Huysmans, Beckett, Powys et quelques autres m’ont indiqué des voies de recherche, en quelque sorte une matière d’expérience déjà présente en moi et sur laquelle je devais travailler, à ma façon, dans la solitude de mon rapport aux mots. Ces écrivains ont été mes maîtres de sensibilité, mais ils ne m’ont pas appris à écrire. Quant à Pierre Jean Jouve, je le connais uniquement par ses principales fictions, Hécate, Paulina 1880, Vagadu. Je n’ai pas lu les textes que vous signalez. Mais j’ai retenu quelque chose de la troublante atmosphère qui entoure, chez lui, la célébration de la femme, la conscience du péché, la confluence de la mystique et de l’érotisme. Pierre Jean Jouve m’est très proche même si je l’ai très peu pratiqué.

12°) R. K. : Pour conclure notre entretien, acceptez-vous de dire quelques mots de l’écriture en cours ? Les éditions José Corti ont annoncé une nouvelle "mythobiographie". II s’agit cette fois de la vie d’un saint, au miroir de laquelle nous vous "découvrirons" sans aucun doute avec la même joie - je me permets de le dire, nous vos lecteurs, même au prix de quelques tribulations intérieures, nous sommes infiniment respectés, excusez le "professionnel" - et à chaque fois, vous nous donnez de grandir en humanité -. Alors, cette fois, comme disent les Sebourquiaux (habitants de Sebourg), comme l’homme du texte, nous pourrons à la fois "être aux cloches et à la procession" ?

C.L.-C. : Mon principal travail en cours est effectivement une mythobiographie, autrement dit une biographie réinventée dans le miroir de fantasmes et d’expériences exemplaires également partagés par le personnage du récit et par le rédacteur du texte. Ici le personnage mi-historique mi-légendaire est saint Druon, patron des bergers dans l’Artois et le Hainaut du Xle siècle. Ce Nord de la France qui fut l’espace hanté par Marguerite Porète et par Antoinette Bourignon m’attire irrésistiblement par son absence de relief - à l’image de l’âme laminée par les épreuves, ruinée par les intempérances de l’amour. Mais cette fois, c’est d’un garçon qu’il s’agit. Sa mère étant morte à sa naissance, il est amené, au cours de son enfance, à se considérer comme son véritable meurtrier. La conscience du matricide lui devient insupportable. II décide de faire pénitence pour expier sa faute. A douze ans, il s’enfuit du château familial et s’engage comme berger. Beaucoup de révélations lui sont données par le contact avec les bêtes. Les animaux lui apprennent la patience, la résignation, la sensualité. En échange, il leur enseigne le catéchisme qui prépare les agneaux au sacrifice. Cependant comme il est toujours écrasé par le poids de sa culpabilité, il pense que seul le pape peut lui donner l’absolution. II entreprend une série de pèlerinages à Rome qui occuperont dix années de sa vie, lesquelles sont autant d’années de vagabondage. Mais il ne rencontre jamais le pape. II décide donc de rentrer au pays et de ne plus bouger. II se construit un ermitage attenant à l’église du village et mène là, jusqu’à sa mort, vingt ans plus tard, une vie parfaitement immobile et contemplative. Le renoncement le met sur la voie de la réconciliation avec lui-même. II meurt en état d’extase. Des miracles ont lieu sur sa tombe, à Sebourg, près de Valenciennes.
Tout cela n’est qu’une trame. Entre les fils tendus de la pièce vient se mettre en place toute l’épaisseur substantielle de la mythobiographie - récit d’initiation à l’inconscient.

© Ronald Klapka _ 19 mars 2004 , © Claude Louis-Combet _ 19 mars 2004