Depuis Lacoue-Labarthe

lettre du 9 juin 2009


Mais il y a l’origine en tant que récit, l’origine toujours déjà récitée et toujours déjà effacée dans sa récitation même.
(Jean-Luc Nancy, Commencement, postface à L’« Allégorie »))

Tout se passe comme si nous devions reprendre un chemin déjà parcouru.
(« La chute dans la vallée »)


« Certains textes qui peut-être ne sont pas toujours parmi les meilleurs de leur auteur (ou du moins qu’on lit rapidement, qu’on cite peu parce qu’on les a jugés — à tort ? — moins significatifs ou moins intéressants que d’autres), certains livres qu’on ne considère jamais tout à fait comme de la littérature et qu’on réserve à un usage éphémère (à l’avance exclus, rejetés aux frontières de la chose écrite, presque immédiatement destinés, malgré l’intérêt que leur porte parfois une érudition assez vaine, à sombrer) peuvent avoir, pour qui ne saurait vivre sans lire beaucoup, l’étrange pouvoir de hanter longtemps la mémoire, de s’y inscrire, pourrait-on dire naïvement, et comme d’y occuper un espace quasiment insituable entre l’oubli et la conscience : on n’y pense jamais vraiment mais ils gouvernent toujours un peu le regard qu’on pose sur les choses. Difficile à saisir, quelque chose en eux avait sans doute une importance qu’on n’a pas su reconnaître, ou bien a réveillé l’écho d’un souvenir, d’un sentiment, d’une sensation même qu’on a voulu cependant garder à moitié enfouis — dont on a eu peur. »

Ainsi commence la tentative littéraire d’un jeune philosophe rédigée en 1965, et qui ne fut alors pas publiée. Savoir : elle mêle un conte de Borgès : Ragnarök, des romans et une nouvelle de Dashiell Hammett dans l’évocation, le récit d’un rêve (récit en rêve ?), censément un cauchemar : la disparition – destitution - de son sujet ; quelque quarante années plus tard, ce texte sera à la fois relu, repris avec une dédicace à Gérard Genette, deux citations de Maurice Blanchot en exergue (L’instant de ma mort , L’écriture du désastre), et ce qui en deviendra la courte mais puissante postface d’une page et demie, alors que la santé de son auteur est définitivement menacée.

On sera, on le serait à moins, troublé comme l’ami qui en assure la présentation et en parle comme d’un seuil inversé et bouleversant : Jean Christophe Bailly précise ainsi la circonstance de la publication d’un texte, donné une première fois à la revue Lignes (n° 22, mai 2007), et que les éditions Bourgois ont fait paraître en avril dernier, avec une extraordinaire photographie de couverture (François Lagarde) : la pensée en marche de qui « ne saurait vivre sans lire beaucoup ». Le « montage » de l’objet livre rend à mon sens, le plus juste des hommages : « un éclair, puis la nuit », à quoi on « reconnaît soudain » tout à la fois la condition de l’existence poétique, et quelqu’un : Philippe Lacoue-Labarthe.

Et ce n’est pas rien.

En effet, il suffit de cet assemblage : Préface à la disparition pour faire remonter, relire — autrement — quelques uns des textes de l’auteur de La Poésie comme expérience, et pour ce qui est des plus récents, Agonie terminée, agonie interminable consacré à Maurice Blanchot (colloque Récits critiques) où se donne le ciel vide —le « bleu du ciel — comme condition de l’écriture (autour de « Scène primitive » avec et sans point d’interrogation en provenance de L’Écriture du désastre) ou encore les préfaces à Carnet posthume, Lettre à personne de Roger Laporte) et particulièrement Phrase , dont Isabelle Baladine Howald souligne, et il n’y a pas de contestation possible, qu’il s’agit d’un des plus beaux ouvrages de poésie qu’il lui ait été donné de lire, j’acquiesce, tandis qu’à l’occasion du colloque Déconstruction mimétique, pour ne citer qu’eux, Jean-Luc Nancy d’une part en postfaçant avec une pénétration rien moins que littéraire d’autres écrits de « jeunesse » intitulés L’ « Allégorie », Denis Guénoun d’autre part revenant sur la « Scène » où auront joué ces deux-là, témoignent selon les termes du premier que « la figuration par l’autre est la seule voie d’accès à l’infigurable mais ne l’est que distanciée de sa propre « figuration ».

Ainsi frappe la manière dont Lacoue-Labarthe relève des affinités improbables entre Borges et Dashiell Hammett (l’un se sachant trop écrivain, l’autre pensant qu’il ne l’est pas assez) en les réunissant en ce lieu impossible (et rêvé) de la littérature, à la fois avec assez de vigueur pour donner sa blue note, mais aussi de lucidité pour une prise de distance et la délivrance d’une version (postface ? volte-face ?) qui en exhibe les jeux de masques.

Aussi pour cette Préface à la Disparition s’agit-il donc moins de prémonition, d’adresse testamentaire que de contreseing d’une vie inséparablement en littérature (poésie, théâtre — la scène) et en philosophie, de l’explication qu’elle aura eue avec quelques passants considérables, contemporains ou fraternels par-delà les siècles (Sophocle, Hölderlin).

Elle pourrait, à cause de son mince format, connaître le sort des ouvrages qu’elle cite, soit attention insuffisante ou vaine érudition ou au contraire, amener à lire véritablement un auteur qui s’est rendu tellement transparent à ceux qu’il a commentés : dans le « Difficile à saisir » de la citation initiale faut-il, peut-on entendre le schwer zu fassen qui apparaît tellement hölderlinien dans l’après-coup de l’œuvre à venir (« l’origine où se déroberait après coup un rien de sens ») ?

Pourrait aussi et c’est le vœu de cette lettre apporter une attention renouvelée à l’œuvre de Philippe Lacoue-Labarthe, l’écrivain — inséparablement le philosophe ! celle dont témoignent les enregistrements du colloque « Déconstruction mimétique », le numéro de Lignes déjà cité et dont Isabelle Howald donne une vigoureuse recension et à laquelle appelle un colloque du Parlement des philosophes en octobre prochain à Strasbourg afin encore de « rendre la justice intellectuelle que lui-même ne s’est pas rendue, mais qu’il rendait si volontiers à autrui ».

Et le mot de la fin (du livre) à ce dernier :

« Mais on sait aussi que lire est une liberté et que pas un conte n’est absolu ».

© Ronald Klapka _ 9 juin 2009