Les solitudes partenaires de Georges Didi-Huberman

lettre du 29 mai 2008


Nicole Gingras, critique d’art montréalaise, conclut ainsi sa présentation de l’œuvre de Georges Didi-Huberman :

Un essai, une conversation, une déambulation, un récit, l’effleurement d’un souvenir ou d’un phantasme, une exposition, chaque fois, la forme du texte se renouvelle. Toutefois, il est toujours question d’une pensée en train de se faire et de se défaire, mouvement d’une pensée à l’œuvre, fragilité du travail de l’écrivain. Observateur patient dans la lecture des signes de l’œuvre et arpenteur des lieux, G. Didi-Huberman ne lit pas seul : A. Warburg, C. Einstein, W. Benjamin, S. Beckett, F. Kafka, J. Joyce, M. Merleau-Ponty, P. Fédida, F. Nietzsche, M. Blanchot l’accompagnent, comme autant de solitudes partenaires.


L’essentiel est dit. Ce qui ne dispense pas, bien au contraire d’y aller voir ! Le site des éditions de Minuit donnera une idée de la variété des travaux, avec des tables des matières bien souvent très écrites et propres à éveiller le désir de l’internaute, et pour le lecteur du livre à reprendre sa lecture, parfois in extenso, lorsque l’ouvrage est bref, ou revenir sur les nœuds de la compréhension. Publications aussi dans d’autres maisons, Gallimard, où un dernier livre L’image ouverte fait écho à un autre publié chez Macula La ressemblance informe, gai savoir visuel à partir de l’étude de la revue Documents (1929-1930, v. la réédition JM Place) : le Bataille de Notre Dame de Rheims (sic) n’ayant pas manqué de capter mon attention ! voire Bayard avec un sujet sui generis : Les Ex-voto

Solitudes partenaires, conclut donc Nicole Gingras. On songe aussitôt au livre de Christophe Bident, qui ne manque d’ailleurs pas de renvoyer aux travaux de Didi-Huberman (178). Je songe aussi à Maria Zambrano ( « écrire, c’est défendre la solitude dans laquelle on se trouve, c’est un acte qui ne jaillit que d’un isolement effectif, mais d’un isolement communicable » ) et si Georges Didi-Huberman évoque souvent une gaya scienza, je suis très tenté de voir une « razón poética » à l’œuvre dans tout ce qu’il nous propose à penser par les images (cf. ce titre chez Cécile Defaut).

Les notices indiquent philosophe et historien de l’art (et vraisemblablement les dictionnaires de l’avenir l’inscriront aux côtés des Warburg, Panofsky, Damisch et autres Marin – ce n’est pas une liste exhaustive- en tant que tel. Mais d’être chercheur n’exclut pas d’être écrivain (voir cet entretien : s’inquiéter devant chaque image, pour la revue Vacarme : « L’histoire de l’art n’existe pas complètement sans une position théorique, une position psychologique et une position poétique sur l’objet avec lequel elle travaille. » Je souligne.).

Présenté comme « Quatre chapitres d’un travail en cours sur l’art du cante jondo, le “chant profond“, écrits sous la forme d’un journal, d’octobre 2004 à août 2005 », Le danseur des solitudes, un « texte de pure admiration » pour le danseur Israel Galván, est d’une très grande beauté littéraire, le travail savant (les notes nombreuses qui l’indexent) ne contrevenant jamais à l’emportement du lecteur qui peut être un amateur averti de baile flamenco, un aficionado de l’art taurin (Belmonte), un connaisseur de la culture hispanique (Bergamin, Jean de la Croix), un féru d’histoire de l’art (Warburg), un lecteur de Nietzsche (selon Georges Didi-Huberman, le baile jondo relève d’un art de naissance de la tragédie) ou de Benjamin (l’ « Ursprung », tourbillon dans le fleuve du devenir), ou encore de Proust ou de Beckett.

On voudrait tout citer de ces quatre chapitres (et comme Ménard signer sans sourciller ce à quoi on aura été irrésistiblement pris), le dernier Temples ou les solitudes temporelles (les autres Arenas, comme le spectacle de Galván, ou les solitudes spatiales, le second noches comme les spirituelles, le troisième remates ou solitudes corporelles) dit la quintessence (dans l’ordre de l’art, de la culture, de l’existence) de « l’écrire profond » de Georges Didi-Huberman, je vais citer (et je souligne l’appartenance du verbe à l’art taurin), c’est-à-dire (l’) exposer :

« Israel Galván cherche dans le piano de Diego Amador, dans le cante de Miguel Poveda, le toque d’Alfredo Lagos ou même les palmas de Bobote, une chose semblable à celle que cherche le torero dans son partenaire de solitude : il cherche en même temps l’espacement juste - qui permet à chacun de rester seul, qui permet de ne pas être pris dans la confusion, voire blessé, voire tué dans le contact - et l’intimité la plus profonde ». [158].

« Le grand danseur, ce n’est pas celui qui va le plus haut, le plus vite, le plus fort. La virtuosité n’est si essen­tielle au baile que pour les décisions artistiques qui concourent, d’une façon ou d’une autre, à la « templer », à créer l’oeil dans le cyclone, la « splendeur lente » dans le feu d’artifice. C’est ce que fait Galván : il est le templario de son propre corps de danseur virtuose. Voilà pourquoi, dans Arena, il est successivement et, même, simultanément homme et animal, animal qui charge, prend peur, voit rouge, revient, et homme qui attend l’autre, l’accueille, l’esquive, prend peur, le dompte, l’estoque. D’où cette impression de faune et cette rémi­niscence de Nijinsky. C’est que le corps d’Israel Galván se fait ici bestial et là spirituel, en même temps. D’où cette impression - nietzschéenne - de dieu qui danse. Ici foudroyant et là caressant, en même temps. Ce en même temps qu’offre, précisément, le temps composé du temple. » [161].

Vous avez fait preuve de stoïcisme andalou ? Pascal Convert a filmé dix minutes de répétition du bailaor, Georges Didi-Huberman vous invite d’emblée à entrer dans la danse (video Diffusion des savoirs de l’ENS : Immobile à grands pas).

Ainsi le duende a fait son apparition. Précisions p. 154 ou cette conférence de Federico Garcia Lorca (« il faut du duende pour trouver le centre de la vérité artistique »), dans la nouvelle traduction d’Ignacio Garáte Martinez (éditions Encre marine 2003) : il y ajoute, la présentant, mieux qu’un zeste de psychanalyse (et son « duende impertinent » [34]).

Mais de ce côté c’est le travail de Pierre Fedida que rencontre fréquemment celui de Georges Didi-Huberman. Dans l’hommage « Gestes d’air et de pierre », je verrai comme un écho du rematar du torero dans l’illustration du Saint Georges et le dragon, de Donatello qui accompagne le livre, p. 63, 64 (un concept chorégraphique) et aux pp. 24-25, une très puissante leçon de « sur-vivance » où un drap manipulé en draperies multiples, vient organiser chorégraphiquement un espace d’où la parole pourra fuser.

Et puisque « arena » c’est aussi le sable, L’homme qui marchait dans la couleur conclura ce bref exercice d’admiration, avec l’évocation de ce livre consacré à James Turrell, m’arrêtant sur l’image du Roden crater, pour être tombé dans la fable du lieu, élu – géodésiquement, fantasmatiquement, astronomiquement, esthétiquement élu – en territoire Hopi (Ô Warburg, ô Breton) mais en vue de cheminements sans fin, puisque regarder une œuvre d’art équivaut à marcher ici dans un désert.

Stop ! crie le silence du flamenco.
C’est pour que le duende commence !

(Xavier Audouard, préface du livre d’Ignacio Garáte Martinez)

Note complémentaire

Pour qui voudrait poursuivre du côté des « apparentements » poétiques, la préface à Rilke, la pensée des yeux de Karine Winkelvoss, pourra en donner la mesure, tandis qu’une Parabole du phalène (revue en ligne Chaoïd n° 8, cliquer sur revue, puis sur pdf n° 8) en donnera une traduction imagée.

© Ronald Klapka _ 29 mai 2008