Lavorare stanca

lettre du 24 octobre 2008.


Non è giusto restare sulla piazza deserta.
Ci sarà certamente quella donna per strada
che, pregata, vorrebbe dar mano alla casa [1]


Don Quichotte pour combattre la mélancolie

« Croyez-moi, monsieur, et je vous l’ai déjà dit, lisez ces livres et vous verrez comment ils chassent la mélancolie que vous pouvez avoir, et améliorent votre humeur, si jamais vous l’avez chagrine. »

Nous sommes à la page 419 de Don Quichotte pour combattre la mélancolie de Françoise Davoine aux éditions Stock, un « essai de chevalerie psychanalytique », si j’ose l’expression, ou si vous préférez un « essai de psychanalyse chevaleresque » qui cite ici l’ouvrage de Cervantès (Pléiade, I, ch XXV, p. 597 ), et effectivement rien de tel que de recueillir ici le fruit des séminaires qu’anime l’auteur avec Jean-Max Gaudilière à l’EHESS sous la bannière de « La folie prise au comique ».

Les deux psychanalystes appartiennent au Centre d’Etudes des Mouvements sociaux, et explorent depuis nombre d’années le champ du Post Traumatic Stress Disorder, en prenant appui sur les expériences cruciales du siècle dernier : les guerres 14-18 et 39-45, le Vietnam, et n’hésitent pas à évoquer les événements affectant la mémoire personnelle (combats de la résistance en Savoie), en recourant aux grands textes de la littérature épique, pour les croiser avec une expérience clinique journalière. [2]

A cet égard, la lecture du Quichotte, et plus spécialement du premier livre, fera dire à juste titre au « mundillo » : psychanalyse accompagnée (cf. Monique Schneider), et le rôle central dévolu à l’analysant Cardenio, Quichotte son analyste et Sancho en superviseur (chapitres VII et VIII) fera image, tandis que la nouvelle du Curieux impertinent fera le départage entre folie et perversion.

Je m’autoriserai (de moi-même) : lisez aussi (surtout ? ) : littérature accompagnée, qui trouve ses ressources dans l’oralité, le conte, la conversation (le séminaire) et s’inscrit dans un fil shandéen qui trouve son épanouissement dans les romans et la correspondance d’un Diderot, dans le théâtre de Beaumarchais, chez Marivaux. Bien des pages sont éblouissantes de vivacité, de drôlerie et n’empêchent nullement la gravité : littérature ou analyse, l’enjeu reste la parole donnée.

Je recueille celle-ci, qui me paraît caractériser l’ouvrage : un livre sur la frontière, ce sera mon mot de passe.

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« Quarto » Cesare Pavese, Œuvres

Inscrire dans le combat contre la mélancolie le « Quarto » Cesare Pavese, Œuvres sous/dans la maîtrise d’œuvre de Martin Rueff, n’est pas jouer du paradoxe. Le lecteur, attentif, aura vite remarqué que l’un des enjeux de cette édition est, précisément, tout comme pour Pier Paolo Pasolini, de ne pas souscrire à une lecture à partir de la fin tragique de l’auteur, mais de se rendre présent aux cheminements de l’œuvre, quels qu’ils soient.

Lavorare stanca : à voir le labeur de Pavese, sa folle énergie (traductions, éditions Einaudi), - qui, nous est-il dit, emprunte l’expression au registre maternel : « La terre est basse : la travailler fatigue : il faut rester penchés » - saisissable alors absolument est celle du « Métier de vivre », seul ensemble qui dans l’ouvrage, n’ait pas été publié du vivant de l’auteur (1952).

Martin Rueff s’emploie au travers de ses introductions (de sa relecture) à mettre en évidence ce que Pavese appelait son « monolithe » - dans sa préface générale, M. R. allie cette image à celle du Laocoon qui tend à Pavese la triple énigme de son miroir de marbre. C’est qu’il faut aussi évoquer le monolithe de Martin Rueff : philosophie, anthropologie et poésie. Universitaire dans deux langues (le français et l’italien), poète, Martin Rueff l’est aussi dans les deux langues (cf. l’anthologie de Po&sie, la traduction récente de Ronde des convers (De Signoribus), et le prix Yvan Goll redoublé du prix Henri Mondor pour Icare crie dans un ciel de craie (v. l’analyse sensible d’Angèle Paoli).

Voilà qui est dit, voilà qui est propre aussi à relancer la lecture de Pavese, de mieux percevoir à l’instar des Straub et Huillet sa "nature irréconciliée" dans ce Quarto qui réunit les oeuvres publiées de son vivant (hormis Le métier de vivre comme dit plus haut) présentées chronologiquement.

Je lis p. 1548 : Toi, tu es de ceux qui sont plus jeunes que leur âge (7 avril 1940). A relire Travailler fatigue ou Dialogues avec Leuco (sa carte de visite pour la postérité), je songe volontiers que l’édition de ce Quarto vient à point nommé pour le démontrer.

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Passages à l’act

Il ne manque pas d’entretiens avec Pascal Quignard. Celui de Sophie Loizeau pour la revue Passages à l’act n° 5/6 est des mieux venus en ce qu’il s’agit d’une poète pour interroger l’auteur des Petits Traités et de Dernier Royaume. En une vingtaine de pages ce sont quelque 25 questions permettant d’évoquer : La nuit sexuelle, Le sexe et l’effroi, Les paradisiaques, Sur le Jadis, Vie Secrète, un "Petit traité", Les Ecrits de l’Ephémère. Les mystères conjoints de l’homme et de la femme y sont dûment explorés. Pour ma part, je suis toujours sensible à la singularité de l’écrivain, même si in fine la seiche, la sepia sera prise pour totem (la vie secrète, la vie de l’écrivain, la vie dans la fuite et dans l’encre, la vie sécrétant sans fin le secret) plutôt que le singularis porcus habituellement invoqué ; en effet à une question sur son puritanisme supposé (désir vs jouissance), Quignard se déclare résolument anti-ecclésiastique (ajoutant je ne suis pas Georges Bataille), rappelant la persécution appendue au traître au groupe ...

Les amis de Sophie Loizeau : Stéphane Bouquet (Durant mon fleuve), Elke de Rijcke (Réflexions sur la mélancolie), Isabelle Garron (Les chevaux, les cauchemars et les livres), Joseph-Julien Guglielmi (La nuit c’est la folie du jour d’après), Christophe Lamiot-Enos (Poèmes en hommage à Quignard), Gérard Laplace (Rêveur d’étymons), Hélène Sanguinetti (Traité du rouge-gorge), Catherine Millet (Le tissu déchiré), offrent à la suite un bouquet de textes et Claude Royet-Journoud le frontispice.

J’aurais pu ici prendre le poème de Christophe Lamiot-Enos : route de la Madeleine ; pour faire preuve d’urbanité toujours, je prends dans son hommage à Quignard :

LE SAMEDI 21 JUIN 2008, BICYCLETTES
QUI PASSENT RUE GLACIERE

Du coin de Glacière et du Champ de l’Alouette
se voient, passant, dans un demi jour
sans bruit auquel on prête attention

à la queue leu leu, deux ou trois bicyclettes
sorties de ces chaussées alentour
dont rayonne leur animation ;

deux ou trois, les cyclistes tournent la tête
s’ouvrent des yeux, comme des roues, courent
courent ces roues, dessus le goudron.

***

Vous ne trouverez pas, sauf si vous êtes grenoblois (Le Square) ou habitant de Péronne (Maison de la Presse), le livre de Julien Cassel, autoédité à 300 exemplaires, magnifique d’aspect, et prometteur quant à son contenu (l’auteur qui en est à son deuxième livre, a 29 ans). Il s’intitule

Rurz, rurz, rurz

Rurz, rurz, rurz ! c’est comme un sifflement âpre, aigrelet, entre fond de gosier et bout de langue [...] Cependant, si le lecteur, appliqué à aller jusqu’au bout d’un récit à peu près dépourvu de voies de respiration, a bien saisi le sens profond de l’entreprise et tout ce qu’elle véhicule d’aperçus sur la condition humaine, il devra bien reconnaître que l’émission sonore, toute tripale, qu’il entend dans cette extirpation de rurz, rurz, rurz, est porteuse - hantée - d’une signification hautement existentielle.

Ainsi commence la substantielle préface de Claude Louis-Combet. En quatrième, Julien Cassel résume l’intrigue : Léon, un vieux monsieur comme tant d’autres. Lila, son aide à domicile, une femme comme tant d’autres. Et après un blanc, cette clé ? :

La relation d’amour qui se construit petit à petit peut-elle faire suite à un déchaînement de passion amoureuse ?

Cette réflexion, au miroir d’une narration enlevée aux allures de conte, la rythme "entre les actes" selon le titre du dernier livre de Virginia Woolf auquel il sera explicitement fait référence, dans les pages en italiques (entre les actes) dans lesquelles le narrateur à l’instar d’un Pavese s’essaie à dessiner les contours de son monolithe [3].

© Ronald Klapka _ 24 octobre 2008

[1C’est l’actrice Constance Dowling, l’avant-dernier amour de Pavese qui a pris figure de
Ma(g)deleine, tandis que les vers en exergue sont les trois derniers de Lavorare stanca (Travailler fatigue), traduits :

Ce n’est pas juste de rester sur la place déserte.
Il y a certainement dans la rue une femme
qui, si on l’en priait, donnerait volontiers un foyer.

texte et traduction in extenso donnés en ligne par Angèle Paoli.

[2Bibliographie : Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, Histoire et trauma, Stock, 2006
Françoise Davoine La folie Wittgenstein, EPEL, 1992 ; Mère Folle, Arcanes, 1998, je me permets de renvoyer à ma chronique en forme de lettre Ecrire, à la folie , "première apparition avec épaisseur" de Magdelaine !

[3Pour en savoir davantage, s’adresser aux éditions de La Fourmilière : la.fourmilierearrobaseyahoo.fr