Édith Stein, "eines Sinnes"

10/02/2008 — Édith Stein, Yann Moix, François Cassingena-Trévedy, Jacques Ancet, François Deblüe


A Lucile,
pour quand elle sera grande.


Et induxi vos in terram Carmeli, ut comederetis fructum ejus et optima illius
(Jr 2,7)


« Il est à craindre qu’au moment même où l’on honore et l’on invoque la bienheureuse Thérèse-Bénédicte de la Croix, carmélite allemande gazée à Auschwitz-Birkenau en août 1942, on continue à largement ignorer les textes d’Édith Stein, philosophe, juive convertie et baptisée dans l’Eglise catholique en 1922, assistante de Husserl et interdite d’enseignement par les nazis, phénoménologue et métaphysicienne... Il serait affligeant que malgré la renommée qui l’entoure, on néglige le travail de pensée qui accompagna et exprima le travail de la grâce dans l’âme de cette femme au destin exemplaire. »

Philibert Secrétan indique ceci en introduction de son « Phénoménologie et philosophie chrétienne » aux éditions du Cerf en 1987. [1]

A lire la « grande presse » [2] et un entretien récent, il ne semble pas que l’auteur de Podium, Partouz (hanté par la pureté déclare-t-il) qui indique avoir lu quelques milliers de pages pour composer sa « Mort et vie d’Édith Stein » ait donc lu les lignes qui précèdent.

Pas davantage sans doute celles qui suivent.

« Lorsqu’on pousse l’entendement à ses extrémités, on prend conscience de ses frontières : il se radicalise pour trouver l’ultime et la plus haute vérité, et découvre que tout notre savoir n’est que rapiéçage. […] Il voit que les plus hautes et ultimes vérités ne sont pas dévoilées par l’intelligence humaine et que dans les questions les plus essentielles - et, partant, dans la vie pratique - un simple être humain peut, sur le fond d’une illumination qui vient d’en haut, l’emporter sur le plus grand érudit. D’un autre côté, il reconnaît le domaine légitime de l’activité naturelle de l’entendement et s’acquitte de sa tâche, ainsi que le paysan cultive son champ, comme quelque chose d’utile et de bon mais qui, comme tout ouvrage humain, reste toujours confiné en d’étroites frontières.
Qui va aussi loin ne traitera plus personne de haut. Il affichera cette droite et naturelle humanité, cette modestie sans feinte qui franchit, impartiale et libre, tous les obstacles. Libre à lui d’user au beau milieu du peuple de son langage intellectuel puisqu’il lui est aussi naturel que le langage populaire l’est au peuple, et qu’à l’évidence il ne le surestime pas. » [3]

Un film est annoncé, aux motifs de rendre la sainte « populaire ». Espérons que Yann Moix révisera son discours de la méthode, et prendra quelques leçons du côté d’Alain Cavalier.

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Si pour rien au monde, je n’aurais voulu être l’éditeur de cette machine d’écriture à deux points, combien j’envie qui a découvert (Véra Michalski ?), a été le premier lecteur (première lectrice) de Marie-Hélène Lafon. Buchet-Chastel vient de donner récemment Les derniers indiens. Qui est pour le moins une ascèse d’écriture et une réussite éclatante dans sa noirceur même. La vie « infime, amenuisée » trouve le temps d’une écriture, tenue, tendue à l’extrême, le moyen de se communiquer au lecteur durablement impressionné qui en vient à bénir linge bariolé, marmailles survoltées, et canine lubricité … [4]

Je confesse avoir entendu à la manière steinienne le bel exergue du peintre Rebeyrolle : « Je ne crois pas à l’avant-garde, l’avant-garde c’est la mode. Moi je ne suis rien, je suis mon chemin. »

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Si la philosophie n’a pas abandonné Édith Stein devenue moniale, c’est la poésie qui donne à la théologie de François Cassingena-Trévédy, moine de Ligugé, ses couleurs et sa consistance :

« Les étincelles sont, non pas des traités, mais des traits destinés à abattre les prétendants. Les prétendants à la raison. Les prétendants, même, à cette prétendue foi qui veut avoir méchamment et triomphalement raison contre tous et par-dessus la tête de tous. On s’est battu trop longtemps et sans effet à coups réciproques de missiles soi-disant rationnels : rien de plus pratique, en réalité, qu’un atome, je veux dire ce que John Keats appelle a thing of beauty. L’avenir est à l’arme blanche. Ce qui dirimera l’interminable et ennuyeux « débat de la raison et de la foi », comme ils disent, c’est la poésie. Fides quaerens intellectum. La foi ne cherche pas seulement l’intelligence : elle cherche aussi la poésie. Mieux, c’est en cherchant celle-ci qu’elle cherche et qu’elle trouve le plus sûrement celle-là. » (Etincelles II, p. 297)

Les Etincelles - découvertes autrefois dans la revue Conférence – « poursuivent la tradition ascétique, doctrinale ou spirituelle des florilèges médiévaux, tel le Livre d’étincelles (Liber scintillarum) de Defensor de Ligugé (VII° siècle) ». C’est du second volume paru comme le premier aux éditions Ad Solem, qu’est extraite la citation.

D’un Essai sur la théologie poétique (inédit) :

« […] au principe de la théologie poétique, nous croyons pouvoir discerner sans nous tromper une disposition fondamentale que l’on ne saurait mieux définir, sans doute, que par le mot émerveillement. Et notons-le bien, il s’agit d’un émerveillement tout à fait premier, d’une ad-miratio qui n’emporte pas seulement la sensibilité ni la faculté spéculative, mais le cœur dans sa plénitude. L’émerveillement marque l’émergence même de la vie, puisque aussi bien l’on ne vient en vérité à la vie qu’à l’instant où l’on admire et lorsque s’éveille la faculté tout à fait originelle d’émerveillement. Remarquons, du reste, comment l’émerveillement et l’éveil fraternisent : s’émerveiller, c’est tout simplement s’éveiller à l’Être. Depuis la Nativité du Verbe, les émerveillés, les « ravis », sont toujours des veilleurs. »

Les Etincelles ont cette densité poétique. L’auteur, né en 1959, poète autant que moine, bénédictin (à l’instar de Gilles Baudry) est normalien, marin (un mois par an), traducteur du syriaque (Ephrem de Nisibe) et liturge. La nature tient une place importante dans ces notes dont l’inégale longueur permet d’accompagner la haute voltige scripturaire et de rafraîchir son latin (et bien d’autres choses encore).

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Je ne sais si à la librairie du monastère est reçue la revue NU(e). Le dernier numéro (37) consacré à Jacques Ancet n’y déparerait pas, et pas seulement parce que dans l’entretien avec Serge Martin qui l’ouvre, il y est question de divin. Pas de confusion, même si Jacques Ancet est traducteur de Jean de la Croix (rapprochement judicieux qu’il effectue avec Rimbaud pour la radicalité - d’ailleurs plus haut, Édith Stein n’est pas sans évoquer à sa façon la main à la charrue -, traducteur également de Maria Zambrano) le projet poétique ne relève pas des mêmes catégories, mais la dimension éthique les rapproche, la tendresse (Bernard Noël) aussi.

Tout est beau dans ce numéro, et puisque l’imperfection est la cime, on n’en voudra pas outre-mesure à l’imprimeur pour la reproduction sans doute très (et trop) difficile de quelques unes des œuvres d’Alexandre Hollan. A la demande de Louis Dubost, les éditions Le Dé bleu et L’Ecrit des Forges (Canada) ont réuni une anthologie de poèmes :Entre corps et pensée choisis par Yves Charnet, qui en une ligne de sa préface dit l’essentiel : L’imperceptible brûle.
Anthologie qui donne de faire retour sur ses propres lectures, et d’affirmer également haut et clair que l’imperceptible brûle également dans les proses de Jacques Ancet, pour ne rien dire de ses traductions.

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Pour terminer, connaissez-vous François Debluë ? Une fois de plus la revue Conférence – le numéro 25 - aura joué le rôle de passeur (de la frontière helvète), Culturactif et succinctement le CipM vous en diront davantage ; mais pour garder la tonalité de cette lettre, voici :

LAUDES

A l’heure où l’oiseau-rose
moine du matin
le premier
lève
les paupières du jour

Anxieux
le dormeur incertain
écoute
sans voix sans force
écoute
la louange encore vierge
qu’une aile à peine éployée
suspend
à la pointe de l’air.

Notes

[1] Cet ouvrage inaugura la parution en France des ouvrages philosophiques, tels De L’Etat, De la Personne. Les éditions Ad Solem poursuivirent avec les écrits spirituels, la canonisation apporta le temps des études biographiques (un texte parmi cent autres parus dans diverses revues : Dans la déchirure (en référence à L’Histoire déchirée d’Enzo Traverso) par Marguerite Léna).

[2] Yann Moix, en Narcisse. « De l’impossibilité d’évoquer Édith Stein sans s’effacer un instant », P. Kéchichian, Le Monde des Livres, 8 février 2008.

Édith Stein pour les nuls, « Après Claude François, Yann Moix raconte une sainte moderne », Lisbeth Koutchoumoff, Le Temps de Genève, Samedi 19 janvier 2008.

[3] in La puissance de la Croix (p. 73), qui traduit inexactement In der Kraft des Kreuzes, florilège paru en Allemagne (Herder, 1980) et édité en 1982 par Nouvelle Cité (6 éditions à ce jour).

[4] Fort opportunément, Marie-Hélène Lafon donne à l’occasion de ce livre un entretien au Matricule des anges n° 90 et un autre consultable en ligne à Zone Littéraire.

© Ronald Klapka _ 10 février 2008