Vers un entendement conjectural : les scènes intensives de Pierre Ginésy

26/02/2013 — Pierre Ginésy


« Faut-il attendre des temps meilleurs ? Ou sont-ce des formes inédites de pensée et de bascule qui sont en travail ? Autrement dit, le rapport entre la pensée et sa prescription. Face aux temps actuels et avec la volonté de poursuivre, il faut avancer que c’est la teneur de la bascule a changé. Encore une fois, il y a du subjectif, il y a de la pensée, la bascule du subjectif sur la pensée est à trouver.

Mais aussi, peut-être, est-ce le moment pour moi de vous conduire à la page 192 d’Anthropologie du nom, où Lazarus affirme que, si la pensée est prescriptive, penser, c’est prescrire la pensée, « l’assigner pour la convoquer, la contraindre pour l’éprouver ». Il faut donc penser. Au fond, il n’y a de pensée que prescriptive. Là réside la liberté [1] ».



Pierre Ginésy, Ça dépasse l’entendement / introduction aux conjectures

Lire Pierre Ginésy, c’est s’exposer à lectures, relectures, recherches, et dès lors, à regarder (en particulier les œuvres d’art) et à entendre (la musique, la poésie) tout autrement. Travail de pensée, qui déborde, dépasse un effet le simple entendement, qui ne s’attache pas seulement à la psychanalyse dont l’auteur est praticien, mais aussi à de nombreux domaines des sciences telle la mécanique quantique, ou à pratiquer le détour par la biologie (Uexküll, en ce qu’il se réfère à l’œuvre d’art) pour par exemple revisiter la solidité des couples pervers observée par Clavreul [2], étonnant chapitre, dont la conclusion pourrait être une des clés de l’ouvrage :

« Le présent texte [3] tente de contribuer modestement à l’advenue de ce qu’annonçait déjà Werner Heisenberg concernant un savoir nouveau, conciliant (en les relativisant chacune) la mécanique quantique aussi bien que la biologie actuelle et englobant ce que le grand physicien nommait des phénomènes de « conscience », terme qui n’est évidemment pas à retenir du fait de la place déterminante conférée à l’Unbewusste par l’expérience freudienne. Le nom d’entendement conjectural ne nous semble pas inapproprié pour désigner ce savoir, sans doute plus proche de l’art (il implique la subjectivité de celui qui opère, voire son animalité selon Georges Canguilhem, ou même sa constitution physique selon Heisenberg) que d’une science. Entendement qui prend en compte, de la mécanique quantique à la biologie et à l’expérience analytique, l’existence d’une temporalité comportant des agencements formels et contrapuntiques communs à ces divers champs, agencements que l’on peut se risquer à considérer comme destinaux ».

Pour le terme de conjectures dont il faut sans doute garder le pluriel, on se réfèrera aux propos suivants : « Pour tenter d’aborder le fantomal et la magie il convient d’accorder toute sa place au mot latin conjectura ! Conjectura traduit le symbolon grec et s’oppose également à la certitude : ce terme était utilisé par Augustin à propos de l’estimation de grandes quantités indiscernables, mais aussi des affirmations des devins, des assertions des mortels (par opposition à la parole de Dieu et des prophètes), ainsi que des tentatives d’interprétation de l’Écriture Jean-Michel Counet précise que « d’après le Thesaurus linguae latinae, le sens premier du terme conjicere est jeter, lancer ensemble, jeter dans quelque chose qui réunit, rassembler » Prenant à contre-pied les conceptions aristotéliciennes, la connaissance conjecturale de Nicolas de Cues, pas davantage que plus tard l’Unbestimmtheit de Werner Heisenberg, ne désignait une connaissance douteuse ».

Voici donc explicités, dans le corps du texte, les éléments du titre de l’ouvrage. C’est important en ce sens que cela donne de lire ou relire le précédent au-delà de la dimension polémique que revêtent certains écrits [4] ; celle-ci, très liée à la conjoncture (politique, sociétale) n’est pas reniée et affleure dans quelques uns des textes de ce nouveau recueil d’articles, et de mieux percevoir le travail de long que s’est proposé la collection Apolis, qui en vient ainsi à l’édition d’un sixième livre [5] depuis 2008. Le dernier souligne dans les remerciements combien l’invitation de Renée Koch-Piettre à l’École pratique des Hautes études de 2006 à 2011 (séminaire mensuel) a été un espace décisif d’élaboration pensante et de rencontres.

C’est d’ailleurs à partir de conférences données à l’EPHE en 2010-2011, qu’a été donné ce texte central, « Du vin nouveau dans de vieilles bouteilles » [6], Werner Heisenberg et Antonin Artaud : conjectures (95-108), dont la conclusion est aussi limpide que remarquable. Le lecteur de Ce n’est pas un hasard de Ryoko Sekiguchi [7] ne pourra qu’être frappé par les concordances entre ce que la catastrophe aura appelé la poète à écrire, et les propos de Pierre Ginésy concernant non seulement la mathématique et la physique, mais surtout la langue. Si on ne peut tout citer, retenons du moins :

« Revenons au constat de Jean-Marc Lévy-Leblond à propos de la puissance des signes mathématiques pour rendre compte de la réalité physique. Quel est l’envers de la puissance de leur éternité glacée ? De quelle méconnaissance se paye-t-elle ? Autrement dit comment l’écart entre les entités mathématiques comme structures sans incarnation et cette dimension corporelle du souffle, du son, de la vie (restituée si violemment par Artaud), qui est refoulée même par nos langues et notre écriture occidentale, fait-il retour ? La dénaturalisation de la nature par les seules mathématiques et la technique ne se paye-t-elle pas très cher ? Comment ne pas constater qu’une nature maléfique, empoisonnée (radioactive) fait retour, que nous n’avons plus prise ni sur elle ni sur la technique industrielle qui l’a produite et qui continue imperturbable son travail de mort démontrée ? Seul l’arrimage à la langue naturelle (avec ce que cet arrimage, qui est aussi travail de traduction, comporte d’ailleurs de « rajeunissements » possible de celle-ci) permet ici de préserver la possibilité d’une mesure, c’est-à-dire d’une éthique. » (108)

C’est avec ce point de vue, qu’il me semble licite de considérer l’ensemble de cette quinzaine de textes dont les statuts sont parfois différents (une intervention [8], une présentation [9], une étude longue [10], une note de circonstance [11] etc.) ; la quatrième de couverture [12] en reprend l’essentiel dans ce qui est à la fois une description et un appel : à un temps hors de ses gonds, il faut chant nouveau (formes neuves pour une réalité bousculée [13]). Au long chapitre introductif (un liminaire faisant le quart du livre) qui convoque les travaux de Georges Didi-Huberman -remontages du temps-, de Carlo Ginzburg -paradigme indiciel-, Aby Warburg -images survivantes- (et quelques autres) et où aux « haillons du temps » sont abordés comme phénomènes transitionnels, j’aurai repéré la scène de l’enfant (elle resurgit plus loin avec L’homme aux loups, les enfants nés coiffés etc.) sous cette forme :

« Si nous sommes perméables aux gestes et aux sons de ce bébé, que nous soustrairons un instant au dispensaire du pédiatre-psychanalyste, il peut peut-être alors nous apparaître tout proche du scenopoîetes dentirostris, cet oiseau des forêts pluvieuses d’Australie, autrement dit comme un « artiste complet ». Blocs sonores en ritournelles, mais aussi ritournelles de couleurs, ritournelles gestuelles ... constatent Deleuze et Guattari à propos du scenopoïetes (ils parlent, concernant ces rituels, d’une « messe animale »). Le bébé lui aussi se construit une scène. Mais de quel « théâtre », si c’en est un, s’agit-il ici ? Florence Dupont note que l’adjectif « dramatique » qui désigne aujourd’hui tout ce qui concerne le théâtre, vient d’Aristote, qu’il est formé à partir du verbe dran, « agir ». [...] La focalisation sur l’action réduit ainsi le théâtre à être le double d’une autre dimension préexistante : la réalité - si bien que l’autonomie théâtrale, sa dimension de performance autoréférentielle est effacée par un dispositif mimétique. Rien de tel avec le théâtre « transitionnel », décrit un peu à son insu par Winnicott, un « théâtre » non aristotélicien, non dramatique, un « théâtre » sans texte. « Théâtre » où l’enfant (en cette esquisse primordiale de « territorialisation ») est sans doute hanté par bien des fantômes familiaux, mais aussi par celui de l’animal. En quelque sorte, avec l’espace transitionnel, il y aurait à concevoir la mise en scène d’un tronc commun initial, « artistique », de partage avec l’animal, de partage d’un temps humain avec un temps non-humain. Le « devenir animal » de l’artiste dont parle Deleuze n’a donc manifestement rien de contingent. Territorialisation et temporalisation sont inextricablement liées ». (46-48)

J’ai isolé cet exemple pour le renvoyer à quelques autres, en particulier au très beau chapitre « L’artnimal et autres impondérables, Sur le jugement, le Laocoon et le Moïse de Michel-Ange », avec en exergue cette citation de Bachelard : Le serpent est le sujet animal du verbe enlacer et du verbe glisser [...] Il est tout de même étrange qu’on ait tant écrit sur le Laocoon sans se mettre du point de vue du serpent.

Ce texte, que l’on pourra lire comme une conclusion, ou une reprise des autres, notamment dans sa seconde partie [14], page 198 et suivantes, donne de suivre un fil qui passe outre par l’Énéide, Goethe face à la célèbre sculpture, Freud, Derrida questionnant le clinamen dans l’œuvre de ce dernier, mais aussi Francis Bacon, Reiner Schürmann, René Thom, et le biologiste Antoine Danchin (nombreuses occurences dans Ça dépasse l’entendement), sans omettre Didi-Huberman et Warburg et le rituel du serpent. Et cette belle conclusion soulignant que tout n’est déjà joué avec la constellation familiale initiale, il arrive que « les dés soi[e]nt comme rejetés impromptu sur la table, ou les cartes redistribuées sans préavis » (Althusser).

Pour esquisser autrement une idée de ce livre, j’extrais dans l’index les « choses » [15] : Apeiron, Autisme, Benandanti, Bruche du pois, Churinga, Cladistique*, Clinamen, Cloche, Conjectural, Contrapontique, État d’exception, Fantômes, Fossiles, Géologie, Geschick, Haillons, Harmoniques, Hétérochronies développement, Hybris, Justitium, Leitfossil, Loimos, Magie, Mana, Mantique, Mélodie, Myxomycète, Paregklisis, Phylogenèse, Prodigium (ou prodige), Realität, Scenopoïetes, Spectres, Tibicines, Transitionnels (objets), Unbestimmtheit, Unheimlichkeit. Il est aisé de se rendre compte à partir de là de quelques domaines abordés : myxomycètes et bruche du pois donnent "d’accepter de rencontrer et de parcourir l’œuvre déjà ancienne de Jacob von Uexküll (1864-1944), d’y comprendre la différence entre entourage et milieu [16] ; fantômes comme churinga, renvoient à une série sur le fantomal (trois textes), elle-même liée aux « spectres autistiques ».

Je voudrais évoquer pour conclure un texte riche de sensibilité : « Comme une musique mais pas une musique ». Et ce sera faire droit au terme de musaïque tel qu’il s’est inscrit dans le séminaire de P. Ginésy [17].
Pour l’approcher, ceci :

« Comme une musique mais pas une musique.
Musaïque manifestement le tableau de Klee à propos duquel Pierre Boulez écrit :
“Si Klee a pris la fugue pour modèle (Fugue en rouge, 1921) ce n’est sûrement pas pour composer graphiquement une fugue au sens musical du terme, mais plutôt pour retrouver dans un tableau un certain type de retours, de répétitions et de variations qui sont à la base du langage fugué”. Structure fuguée qui pourrait donc être non seulement commune à plusieurs champs artistiques, mais aussi au registre du don, c’est-à-dire du destin. Musaïque ainsi l’élaboration, par Mandelstam, des « harmoniques du temps », à partir de sa consultation des galets de la Mer Noire, préalable à sa lecture de Dante (dans ses Propos sur Dante). » (71)

Approche qui se précisera avec la confrontation avec des écrits de Michèle Montrelay [18], en particulier un texte qu’elle a consacré au film Le salon de musique de Satyajit Ray. Et avec les sonorités du sarangi, selon Yehudi Menuhin, l’instrument qui « révèle avec le plus d’émotion et de profondeur, l’âme et la sensibilité de l’esprit indien ». « Les trente-six cordes sont comme l’enfant à naître, dont l’âme, elle aussi, commence à vibrer, de diverses manières, en (sym)pathie avec le musaïque, c’est-à-dire avec ces « notes » d’un monde dans lequel il va être « mis », « notes » parentales (en particulier maternelles) et ancestrales, mais aussi « notes » historiales. »

Notes que Pierre Ginésy complète ainsi :

« Il y a manifestement une dimension musaïque du transfert dans la cure analytique, les remaniements ainsi induits peuvent-ils être aussi radicaux que les pratiques asiatiques ? Laissons la question en suspens. En tout cas de telles pratiques vont infiniment plus loin que ce que note M. Montrelay (dans son texte concernant Klossowski) à propos d’écrire « pour ne pas devenir fou », parlant de l’ordre « du métier, qui vise les propriétés du matériau ; celui du discours, de son code ; rythme organique (comme celui de respirer, de marcher — cf. la fonction de la marche chez Nietzsche) ; ordre naturel (cf. Rousseau et les vagues du lac de Bienne) ». A propos de la grossesse M. Montrelay évoque l’« être deux dans », on pourrait aussi parler de l’enfant comme « hôte de la mère » (dans les deux acceptions du mot), ce qui ouvre sans doute d’autres frayages. »

© Ronald Klapka _ 26 février 2013

[1Natacha Michel, Préface à Sylvain Lazarus, L’intelligence de la politique, éditions Al Dante, 2013, p. 35.
Anthropologie du nom a été publié au Seuil en 1996.

[2Jean Clavreul, Le désir et la perversion, Seuil, 1967 ; voir la bibliographie sur le site Jean Clavreul.

[3Pierre Ginésy, Ça dépasse l’entendement — introduction aux conjectures, éditions Apolis, 2013.

[4Les commentateurs la soulignent, Michel Plon pour la Quinzaine littéraire n° 1069, 01-10-2012, p. 19, Jacques Félician* pour Europe (1005-6, janvier 2013, p. 375-6). Ce dernier, connaisseur du travail (cf. les pages de Clinique de la servitude) apporte les nuances nécessaires, pour bien comprendre le refus de se soumettre à la puissance nihiliste qui incite à « passer à autre chose » sinon à « penser à autre chose ».

[5En consulter la liste.

[6Le lecteur intéressé pourra compléter avec ce texte pour l’annuaire de l’EPHE.

[7Ryoko Sekiguchi, Ce n’est pas un hasard , POL, 2011. Livre admirable, qui défie le commentaire immédiat.

[8Abolesçances ? reprise d’une intervention dans le cadre des journées « Les langages de l’adolescent, langages et corps à l’adolescence » p. 53-66.

[9Le livre d’Adrienne Dimakopoulou, non seulement pour l’amour du grec, Chlôrêis aêdôn (pâle rossignol), mais pour les thesphata salutaires !

[10Le texte initial : « Dans de beaux draps ? Solstices du logos, phénomènes transitionnels et “haillons du temps” » déplie largement un certain nombre des thèmes abordés, en mettant centralement en évidence la question de la conception du temps.

[11Next to Godliness, à propos du film The Barber.

[12Chaque expression y est pesée : « Anachronismes conjuguant de concert passé et futur, effets fantômes, éclairs pétrifiés d’éternité : quand le destin se fait pestilence, miasme, contagion, loimos gauchissant les lignées des Atrides ou des Labdacides, voire des cultures tout entières, l’expérience analytique doit repenser la temporalité et l’espace aussi bien que leur solidarité. Il faut parfois s’armer ici d’un marteau de géologue et être attentif aux formes en acceptant de ne pas faire parler l’histoire plus haut que les silencieux montages destinaux. Savoir de l’indiciel, du contrapuntique et du prodigieux, hérité des chasseurs du néolithique, des augures antiques et des poètes ; au-delà des seuls textes freudiens il s’agit de solliciter aussi d’autres expériences déterritorialisantes, de la mécanique quantique à la biologie. Dans cette perspective est ainsi esquissée la constellation, peu perceptible encore, d’un entendement conjectural à venir : rythmique de l’ouvert qui inquiète le règne du substantif et les murailles de tant de tribunaux, « vin nouveau » fissurant d’antiques bouteilles. »

[13Suivant la belle expression forgée par François Bon pour ses Leçons de poétique à la Villa Gillet.

[14La première étant elle aussi une forme de reprise, mais de polémiques : « Le Jugement », les divers tribunaux de la pensée.

[15Pour les noms, on les listera pas tous, il y a les incontournables : Heidegger, Deleuze, Derrida, Freud, Lacan, Lévi-Strauss, Didi-Huberman, Ginzburg, Clavreul, mais aussi Thom, Heisenberg, Lamarck, Lévy-Leblond, André Pichot, Michèle Montrelay, Florence Dupont, Catherine Chevalley etc.

[16Est cité : Benoit Goetz, « L’araignée, le lézard et la tique : Deleuze et Heidegger, lecteurs de Uexküll », « Le Portique », Gilles Deleuze et Félix Guattari, Territoires et devenirs, n° 20, 2007.

[17Cf. cette première annonce, puis cette autre, enfin ce résumé.

[18« Mais avant de nous avancer davantage vers ce musaïque, il importe de noter quelques points concernant la psychanalyse. D’abord de souligner l’aristotélisme de Lacan, à l’œuvre dans sa conception logocentrique de la tragédie, une conception excluant ou en tout cas marginalisant la musique et la chorégraphie.
Il n’en va certes pas de même pour tous les analystes, ainsi le musaïque n’est sans doute pas sans rapport avec ce que Michèle Montrelay nomme « fonction "vibratoire" du corps humain ». Mais il ne semble pas que cette analyste élabore véritablement cette fonction, aboutissant d’ailleurs ainsi à de remarquables apories, apories avec lesquelles le logocentrisme finit par faire retour. Manifestement la position de Michèle Montrelay, à bien des égards originale et parfois courageuse, est remarquable et mérite discussion. Au-delà de la critique, c’est donc une forme d’hommage à son approche du destinal que nous lui rendons. Les a priori métaphysiques sont en ce domaine si puissants que les fourvoiements sont inévitables, loin de n’être que négatifs leur prise en compte peut être éclairante ». (72)