« La poésie récapitule le monde
l’appelant à chaque flamme /par la flamme de chaque syllabe »

17/12/2012 — Manuel Gusmão


de mille autres désirés.« Te revient alors le désir
comme si dans le temps l’on pouvait refaire
la naissance autre : l’immémorable de la joie [1]. »



Théâtres du temps, Manuel Gusmão

« Muitas vezes os poemas tinham relação com o que líamos [2] », ce que je traduis approximativement, par « Souvent les poèmes ont à voir avec ce que nous lisons ». Oui mais qu’est-ce que lire ? des poèmes, des livres, des visages, le monde ? Et nous voilà presque à une présentation, elle aussi approximative, de Manuel Gusmão, très certainement l’un des plus remarquables poètes portugais de l’heure, également professeur d’université (mémoire sur Pessoa, thèse sur Ponge), essayiste, dont Teatros do Tempo paru en 2001 a immédiatement connu deux éditions successives. Peu connu du public français, il apparaît dans une anthologie chez Chandeigne [3], ainsi que traduit par Cristina Isabel de Melo [4] dans une autre, un dossier établi par Jean-Paul Bota, revue Le Préau des collines, n° 13 [5].

Présentation ou re-présentation ? Considérons la première partie de l’incipit de celle de João Barrento :

« La poésie de Manuel Gusmão est un exemple singulier, presque paradoxal, d’un discours résistant à la lecture, pure organisation mentale, et en même temps constamment traversée par des noyaux de la plus limpide et fulgurante intensité lyrique. »

Je ne serais pas d’accord avec « pure organisation mentale » si celle-ci se voyait séparée de l’intensité lyrique, c’est tout un ; la résistance à la lecture venant peut-être de la tâche que s’est assignée, selon João Barrento, le poète :

« objectiver dans l’espace du poème la multiplicité du monde, sans représenter ni le monde ni le moi. Il s’agit plutôt de les disperser tous deux, de faire exploser l’expérience et l’émotion, pour les configurer à nouveau en des plans imagétiques (cinématographiques) singuliers qui s’articulent dans une construction cohérente - le poème, tout un livre, une Œuvre de poésie. » (je souligne)

Et il est vrai que l’esthétique du cinéma aura donné à Gusmão de bien belles images, d’une violente simplicité :

« Il y a la nuit dans le miroir de la fenêtre : le cinéma
de la nuit en feu où tu apparais vivante
et tout en rêve » [6]

La dimension du temps, sa spatialisation (les cartes), la teneur érotique — haute tension de la séquence « Le tiers inclus », l’ombre de la mort, les « passages » et « Port-Bou, 26-27 septembre 1940 » emblématique d’une attente qui est aussi celle de la poésie :

L’ange paysan est déjà là,
Qu’a-t-il à voir avec l’ange de l’histoire ?
L’ange paysan serait-il un Angelus Novus
qui aurait connu les lois réelles de notre
poids
 ? Et qui se serait alors posté là
à attendre ?..., Quel événement
espère-t-il voir se produire ? Avec qui
a-t-il rendez-vous ? avec sa propre mort ?
Avec la mienne ?

On pourrait croire autonome la troisième partie du recueil « Passages, changements de voix », si marquée par l’histoire (v. Lisbonne, 2 janvier 1950) ; inaugurée par le cristallin poème « L’échange pour vivre », elle trouve écho cependant dans les autres, ce poème en particulier redoublant la dimension musicale du texte, telle qu’elle se manifeste dans l’évocation de Tancredo et Clorinda (seconde partie « Le corps sans fin ») — et la spatialisation en donne le théâtre — qui se reclôt avec : Tu sais bien que tu ne peux photocopier aucune mort / et que le chant n’apporte aucun remède, le chant /lui-même /est irrémédiable, et pourtant nous chantons.

Qui aura lu dès « Combien de temps, le monde » (première partie), n’aura pas manqué : « au sans nom de ton nom / — là où tombent les eaux et s’élève dans le portique /ancien le chant de ceux qui répètent Il Combattimento ».

Ce qui spécifie le poème comme chant, éros, combat. Énergie, il faut le dire, ou énergies mieux encore, celles de l’échange, dans des dialogues proches d’un cantique spirituel pour notre temps. Lisez ! :

xxxxxxxLis les trois sœurs,
dit-il
xxxxxxxLesquelles ?
répondit l’autre,

Et c’était un théâtre, c’était un film, c’était la danse
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxx/ encore proche de l’origine,

Tu courbes le haut d’une épaule et tu vois la vague
monter vers toi ; tu dévales à présent la chute de l’eau
tu tombes et oublies, longuement tu oublies
tandis que tu glisses sur la face orientale de la dune
d’une hanche jusqu’à l’interminable pli de l’aine
jusqu’au vertige doux du périnée ; tu reviens
à l’
arteria femoralis, où tu écris penché
le fleuve de la montagne et le vent qui frémit
Tu formes un corps qui fut jadis le lit d’une mer.
Tu ne sais comment... mais il y a une lumière dans la
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx/ bouche
qui scelle tes yeux et éclaire la nuit de cette mer.
(73-74)


Enchaînons ! :

« Lui qui était tout juste sur le point de devenir« bolchevique » (dira plus tard la troisième soeur) ne savait pas, à la rigueur, comment comprendre ou continuer de traduire ce que le premier avait écrit

xxxxxxxxAthènes était devant nous comme un
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx/ immense naufrage

xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxQu’un tel naufrage avait déjà commencé, qu’elle s’abîmait, oui. Mais ce n’est que plus tard que tu apprendras à maintenir ensemble la nécessité du naufrage et la possibilité de la promesse, de la fidélité à la promesse. De même que tu pourras continuer à demander : et si Diotima, l’étrangère de Mantinée, était vraiment et malgré tout une femme ? Et si le nom de la poésie disait vraiment cette création dans la beauté qui n’est ni procréation ni immaculée conception, mais la vérité - en un corps et ses âmes inventée, écrite ? » (83)

On aura compris dès lors l’incipit « Un jour » : « On lui a annoncé aujourd’hui la nouvelle. Dans toutes /ses branches / la maison déjà sommeille. Il a assis la nuit devant l’écran blanc ; a attendu que le bruit de la vague se retire/ et allumé la nouvelle lune et le Cycle-Scardanelli. » (19)

Un premier, est-il écrit plus haut, parce qu’il est un second, celui que Ver erat (c’était le printemps) et 18 novembre 1868 signalent, comme la superposition des temps : Vates eris (prophète seras)

xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx »Un papillon
de mai comme un bateau de papier était la preuve
que tu détenais de la promesse faite en langue morte :
tu vates eris. Et pourtant la mer vole au-dessus des ciels
et nous t’attendons comme quelqu’un qui, quelque part,

attend encore la réinvention de la terre la vie autre ». (39)

« On lui a annoncé aujourd’hui la nouvelle. » Hodie natus est chante le graduel d’Aliénor de Bretagne, c’est de saison, il fait un temps de poème, la réinvention du jour. Et retour à l’exergue choisi : « Te revient alors le désir /comme si dans le temps l’on pouvait refaire /la naissance autre : l’immémorable de la joie » (20)

C’est juste ce désir (puisse-t-il être désir juste !) que l’on aura tâché de communiquer de ce recueil si savamment construit (mais il ne s’affiche nullement comme tel), surtout si fraternel, si amoureux — et jusque dans sa gravité même, qu’il nous aura paru que les gloses, toutes utiles qu’elles puissent être par ailleurs, devaient s’effacer devant quelques fragments choisis pour la constellation de sens (pluriel) qu’ils offrent.

© Ronald Klapka _ 17 décembre 2012

[1Manuel Gusmão, Théâtres du temps, traduction Cristina Isabel de Melo, préface de João Barrento, éditions Vagamundo, p. 20. Teatros do Tempo, Editorial Caminho, 2001, 3 ème éd. 2002.

[2Manuel Gusmão, “A poesia é o que recapitula o mundo, chamando-o em cada chama, pela chama de cada sílaba” (le titre de cette "lettre"). Entrevista a Manuel Gusmão, Marleide Anchieta de Lima (Universidade Federal Fluminense). Revista do Núcleo de Estudos de Literatura Portuguesa e Africana da UFF, Vol. 3, n° 4, Abril de 2010.

[318+1 poètes contemporains de langue portugaise, anthologie bilingue, éditions Chandeigne, 2000.

[4Cristina Isabel de Melo, plasticienne, poète, éditrice, est aussi la traductrice de deux ouvrages de Maria Gabriela Llansol : Finita, et de : Le jeu de la liberté de l’âme, l’espace édénique aux éditions Pagine d’arte (v. aussi Espaço Llansol).

[5Le préau des collines n° 13, mai 2012. La revue comporte quatre ensemble, le premier à propos de Denis Dartin, avec de très nombreuses illustrations, « Aux lisières des figures », consacré à d’autres artistes (Richard Laillier, Miklos Bokor etc.) le dossier Du Portugal, anthologie bilingue, et enfin « Ici aussi foisonnent les écrits, d’autres mains, d’autres mondes », avec un très beau Renga amœbées de Marilyn Hacker et Deema Shehabi.

[6Théâtres du temps, op. cit., p. 31. Pour la "question cinématographique", voir l’entretien avec Marleide Anchieta de Lima : « Uma das mais fortes será talvez o cinema, sobretudo em Teatros do tempo e Migrações do fogo. Eu sempre fui fascinado por cinema, ainda estudante, havia filmes que me fascinaram e foram ficando comigo até vá-se lá saber quando ».