C’est d’abord dans L’Espace littéraire que j’ai rencontré les paroles de Kafka qui m’ont tellement accompagnée : « "La consolation de l’écriture, remarquable, mystérieuse, peut-être salvatrice : c’est sauter hors de la rangée des meurtriers, observation qui est acte. Il y a observation-acte dans la mesure où est créée une plus haute sorte d’observation, plus haute, non plus aiguë, et plus elle est haute, inaccessible à la "rangée" des meurtriers, moins elle est dépendante, plus elle suit les lois propres de son mouvement, plus son chemin monte, joyeusement, échappant à tous les calculs" (Kafka, Journal, 27 janvier 1922). Ici la littérature s’annonce comme le pouvoir qui affranchit, la force qui écarte l’oppression du monde, ce monde où "toute chose se sent serrée à la gorge", elle est le passage libérateur du "Je" au "Il" de l’observation de soi-même qui a été le tourment de Kafka à une observation plus haute. S’élevant au-dessus d’une réalité mortelle, vers l’autre monde, celui de la liberté. » [1]
« Pour moi la fonction du maître, c’est d’être celui qui, à un moment donné, propose un objet singulier, un paysage un peu mystérieux, une question qui nous tombe dessus et à laquelle il faut réagir. Au fond, est maître tout ce qui nous provoque, et aussi éventuellement tout ce qui vous souffle des réponses par rapport à la provocation. Cette double fonction de vous provoquer et de vous souffler des réponses, elle passe par une multitude de textes qui peuvent aller des prières d’enfants jusqu’à Kant et Hegel et par toutes sortes de rencontres offertes par des personnes comme par des textes. Malgré tout, on peut dire que la lecture de Gauny et de Jacotot a été plus importante pour moi que celle de Heidegger ou de Lacan. » [2]
Nous ne disposons pas de moyens pour atteindre : à la vérité, nous atteignons ; nous atteignons soudain le point qu’il fallait […] ; mais que de fois nous le manquons, pour cette raison précisément que le chercher nous en détourne, nous unir est sans doute un moyen… de manquer à jamais le moment du retour. Soudain, dans ma nuit, dans ma solitude, l’angoisse cède à la conviction : c’est sournois, non plus même arrachant (à force d’arracher, cela n’arrache plus), soudain le cœur de B. est dans mon cœur [3].
Plus que citée, de manière réduite si ce n’est réductrice, la formule de Kafka, vaut de l’être telle que reprise de Blanchot (qui la modifie légèrement [4]) et assimilée par Leslie Kaplan. Accolée au passage de Rancière, elle marquerait ainsi - essentiellement - le bond, l’écart, la question, la dé-maîtrise, la fraîcheur des recommencements, acte-observation.
Cela vaudra, tâchera de valoir, si faire se peut, pour ce qu’auront provoqué, plus que la lecture, la rencontre (joyeusement imprévisible : « le coeur de B. dans mon coeur ») des textes rassemblés ci-après.
Jacques Rancière, La méthode de l’égalité [5]
préface à Blanqui, l’Éternité par les astres
Dans le collectif Jacques Rancière, Politique de l’esthétique, sous la direction de Jérôme Game et Aliocha Wald Lasowski [6], « Une maison de pêcheur à Stromboli » n’avait pas manqué d’attirer mon attention. L’auteur, Dork Zabunyan, réalise aujourd’hui pour le compte des éditions Bayard, avec Laurent Jeanpierre, une présentation du parcours de Jacques Rancière sous forme d’entretiens structurés en quatre étapes : Genèses, Lignes, Seuils, Présents — un plan, très classique certes, mais l’index permet aux familiers de l’oeuvre de circuler, et s’attarder là où ils le souhaiteront.
Le rappeler n’est pas anodin, lorsqu’on sait la part prise par le cinéma dans les recherches du philosophe, récemment manifestée encore par la conférence (et le livre) « Béla Tarr, le temps d’après », [7]. Je prends une phrase de l’article de Dork Zabunyan : « Ainsi, la description filmique comme phrase-image serait le lieu, chez Rancière, de cette critique de la stéréotypie qui ne s’affirme jamais ailleurs aussi explicitement ; cela, conformément à une posture de retrait qui, suivant la “méthode de l’égalité”, s’interdit une fois encore toute parole de révélation, de démystification. » Nous y sommes donc, viennent de passer (et on peut se repasser) Rossellini, Le destin des images, et La fable cinématographique.
Et c’est aussi déjà entendre le ton d’une parole, l’entretien sur les entretiens, in fine, (313 sq.) est à cet égard très révélateur, antonyme du « pédagogue abrutisseur » que figure dans bien des cas le journaliste d’aujourd’hui.
Je recopierais volontiers in extenso pour ma part le questionnement : « Facultés ou possibilités » (au chapitre Lignes), je cite d’abord les noms, dans l’ordre où ils surviennent : Deleuze, Kant, Althusser, Bourdieu, Schiller, Gauny, Baudelaire, Lyotard, Adorno-Greenberg, Dziga Vertov. C’est sur quatre pages. Isolons, c’est parlant :
« La question des facultés avait été transformée en question des régimes de pensabilité. C’était l’effet structuraliste, on ne se préoccupe plus de savoir comment il faut qu’une faculté nommée « entendement » s’accorde avec une faculté nommée « imagination », on ne s’occupe plus tellement du rapport entre l’intelligible et le sensible, mais de la façon dont du perçu peut être construit comme produisant une certaine forme d’intelligibilité. On s’intéresse à la façon dont des ensembles de faits nous sont donnés comme faits, et dont des régimes d’interprétation sont capables de subsumer ces faits. Il y a ce balancement des facultés aux structures par rapport auquel Deleuze est un peu comme un survivant. [...]
Pour ma part, je n’ai jamais pensé en termes de facultés, mais en termes de possibilités que des choses soient perçues de telle et telle manière par des gens situés en telle ou telle position. [...] Je n’ai pas de raison de parler en termes de facultés, j’ai des raisons de parler en termes de découpage du perceptible, du pensable et de régimes de concordance et de non-concordance entre ce qui est perceptible pour des gens situés là ou là, et aussi de la façon dont leurs propres discours ou leurs propres manifestations sont visibles ou invisibles, sont de la parole ou du bruit.
C’est par rapport à ça que j’ai pu m’intéresser au binôme Kant-Schiller, en termes de redistribution des possibilités d’expérience en tant que celles-ci sont immédiatement des catégories hiérarchiques, des distributions de places qu’on peut occuper dans des systèmes hiérarchisés. [...]. Ce qui m’a intéressé dans l’affaire Kant-Schiller, c’est que la suspension esthétique est d’abord la suspension d’un régime hiérarchique, on n’est plus ni dans le cas de l’entendement qui détermine la sensibilité, ni dans le cas de la révolte anarchique de la sensation contre l’entendement. Ceci est immédiatement traduisible en termes politiques, on est dans le cas de la manifestation d’une différence dans le sensible qui n’est résorbable ni comme l’excès d’une faculté, ni comme le dérèglement des facultés entre elles.
C’est ce qui m’a intéressé et c’est pour cette raison que j’ai relu Kant à travers Schiller, après être tombé par hasard sur les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme à l’étalage d’un libraire d’occasion. Là encore, il y a dans mon itinéraire toute une part de hasard et de l’autodidactisme pratiqué qui n’est pas une simple célébration théorique ». (136-138)
Pour donner corps à ces propositions peut-être un peu abstraites, un peu générales, rien de tel que se tourner vers les douze scènes du régime esthétique de l’art que propose Aisthesis [8], ou l’un des ouvrages sur le cinéma, ou encore de lire la préface que Jacques Rancière vient de donner à L’Éternité par les astres d’Auguste Blanqui [9].
On connaît ce texte surprenant du prisonnier du Fort du Taureau, qu’on a dit inspirateur de l’Éternel retour, qu’admira Walter Benjamin [10], et qui a connu une drôlatique et poétique actualisation avec Les Jumelles de Pierre Alferi [11].
En rééditant ce texte, les Impressions Nouvelles ont confié à Jacques Rancière d’en réaliser la préface. Celle-ci est substantielle, et bien dans la manière du philosophe.<br<
Pour parvenir à cette conclusion, et qui est aussi un message pour aujourd’hui (la fin de l’histoire, les réalités indépassables etc.) :
« Qui consent à passer sa vie dans les prisons du pouvoir pour se libérer de la prison de la soumission sait aussi que la terre où tout cela se passe n’est elle-même qu’un enclos, séparé de toutes les autres terres et voué comme elles à disparaître sans mémoire. S’il sait tout cela, il peut raisonnablement espérer et tenter l’impossible. Tel est l’incroyable message de l’Enfermé, qu’il vaut la peine de réentendre dans la grisaille d’un présent adorateur de toute nécessité. Quel révolutionnaire de la pensée ou de l’action a jamais proposé un écart aussi radical entre les « conditions objectives » de l’action et le courage de son entreprise ? On comprend que la postérité ait préféré retenir l’image rassurante d’un conspirateur impénitent qui ignorait malheureusement les lois de l’histoire. »
Le lecteur explorera attentivement en compagnie de Jacques Rancière la scène telle qu’elle se propose dans son époque : Fourier, Flammarion, William Thomson, Carnot, Comte et longuement Nietzsche, et méditera :
« Mais réciproquement le hasard ne fera jamais triompher que les insurrections que des hommes intelligents et courageux auront minutieusement préparées et exécutées dans tous leurs détails, en ne laissant rien au hasard. Rien sinon cela seul qui lui revient en propre : la bifurcation heureuse. »
Leslie Kaplan, Millefeuille [12]
Pour ce dernier livre (le 17°), Leslie Kaplan vient d’obtenir le prix Wepler, et il est à espérer qu’il lui donnera de grossir le nombre de ses fidèles et admiratifs lecteurs ; à tout le moins, il aura marqué l’estime en laquelle ils tiennent son oeuvre, et donné de s’en réjouir.
Il y a mieux qu’une « petite musique » qui la fait reconnaissable, il y a une écriture, proche de l’écriture théâtrale et ce n’est pas hasard si reviennent les ghosts de Shakespeare (Lear, Richard II, Hamlet ; ici surgiront de la « marge » Joseph, Ernest, Loïc et Christelle, et leur inquiétante étrangeté) fantômes qui en traversent la scène, et que le livre s’achève avec un monologue digne du grand Bill, tout en étant parfaitement actuel.
Un personnage occupe donc la pièce d’un bout à l’autre, révélé par les acteurs qu’ils rencontrent, qui veillent sur lui, le sollicitent, s’interrogent. Un homme de notre temps, vieillissant. Et déjà ces quelques lignes de commentaire de s’apparenter à des didascalies. Jean-Pierre Millefeuille, professeur retraité de son état, dont la solitude (il est veuf depuis dix ans, son unique fils, est « éloigné », de la distance qu’il y a entre Aubervilliers et le quartier Montparnasse), semblerait lui donner un certain confort de vie. Très liant, (mais point trop n’en faut), il a de quoi occuper les jours qui lui restent : rédaction d’articles, cinéphilie (DVD), brasseries du coin, discussions avec le caviste de Monop’ etc. Et pourtant la fêlure intime fait son chemin...
On a donc irrésistiblement envie de raconter, et effectivement comment ne pas y être conduit : quelques événements montrent avec l’art consommé de l’auteur de multiplier les points de vue, de poser ça et là les indices qui modifient la perception du personnage, le « vieux beau » s’avère progressivement n’être pas un « beau vieux » ; qui s’identifie passe de l’affection à la désaffection, puis, à la compassion, et peut-être à l’effroi pour finir.
S’illustre ainsi au fil des pages la question de l’identité, qui donc peut dire qui est qui ? Tout altruisme est-il bien fondé, véritablement étayé ? Le révélateur de l’âge d’autant plus cruel que celui à qui les moyens intellectuels (le miroir de l’étude de Shakespeare, la lucidité qu’elle est censée apporter) sont donnés, n’en parvient pas moins à ne pas contenir le débordement de ce qui le mine, l’antienne psychanalytique « je sais bien, mais quand même » s’illustre tout à fait au fil des gestes, des actes : procrastination, palinodie, entêtements etc. Et c’est par la force du style, que s’impose quelque chose de l’ordre de ce qui au XIX° siècle se serait appelé moeurs, et une interpellation puissante quant à la construction de l’identité, son immense fragilité, les relations et ce qui les maintiennent : culture, rapports sociaux, degré d’aisance matérielle...
Une fois encore, un très beau livre, où l’on passe du sourire à une sourde mais tenace voire poignante mélancolie : qu’est-ce qu’une vie « réussie » ? Aragon avait traduit (Richard deux quarante) : « Je reste roi de mes douleurs ».
Nathalie Quintane, Crâne chaud [13]
Générosité, gaîté, poésie, flingage de la boursoufle, prise de risque aussi : comment prendre à revers intelligemment l’intelligence de la bêtise, c’est la question par excellence, voilà à quoi on peut s’attendre, dès que paraît un nouveau livre de Nathalie Quintane.
Crâne chaud avec son titre à la manque n’y fait pas défaut. À quoi c’est dû, dirait la chanson : aux doigts papouilleurs de la shampouineuse (attention au dictionnaire du CM2 !), un souvenir de Maldoror (« le sang bouillonne dans la tête de son jeune interlocuteur »), les inénarrrables habiletés de Brigitte Lahaie [14], recyclée en sexo-conseillère réputée, qui se répètent imparablement [15] comme les mots de Gertrude Stein ? [16] le « sentiment sexuel » dont l’étude est annoncée...
Nathalie Quintane écrit, joue, ruse avec les ruses de la langue, en poète et performeuse consommée qu’elle est, embarque et débarque son lecteur, il le faut d’ailleurs, rien de plus dangereux que de s’imaginer du bon côté, une veste est vite prise.
Puisque cette lettre est placée sous l’enseigne du partage du sensible, en voici au passage, une des formules (je souligne) :
« Je n’ignore pas ce qu’il y a de moralement condamnable à papoter de Brigitte, à la faire passer de modèle politique à persona, mais ça m’ennuie que dans cinquante ans on puisse ne plus savoir qui est ou vraiment fut Brigitte alors que son émission m’aura en quelque sorte fourni un patron possible de construction progressive d’une intelligence commune – au passage me tirant d’affaire. »
Ainsi me tirerai-je d’affaire :
Le coeur de B. serait-il dans son coeur ? « la forme aussi doit être sexy » écrit-elle – « Bataille, par exemple. C’est sexe (il parle de sexe et c’est sexe). »
Le Portique (revue), Georges Bataille [17]
Madeline Chalon s’est vu confier par Le Portique, revue de philosophie et de sciences humaines, sise à l’université de Metz [18], le soin de poser à nouveaux frais la question « Qui êtes-vous, Georges Bataille ? ». Ce numéro 29 de la revue, composé d’articles et d’entretiens, ne prétend, précise-t-elle à aucune homogénéité, indiquant au surplus qu’aucune thématique particulière n’a été imposée aux contributeurs, écrivains, sociologues, philosophes. Indiquons le de suite, l’ensemble séduit, et quand bien même la plupart de leurs noms nous sont connus, la revue ne fait pas nombre avec ce qui paraît en cette année du cinquantenaire, bien au contraire, relie davantage les diverses facettes explorées plus avant ci et là, tout en manifestant la vivacité d’une pensée en sa toujours inactuelle actualité.
On en parcourra le sommaire [19] dans ses grandes lignes, avec quelques points d’insistance.
Je ne commence pas par le commencement : c’est à l’incitation de Francis Marmande que s’est inscrite, inavouablement, la phrase en exergue. En effet, c’est dans une lettre au sujet de l’incitation, que pur bonheur, il s’adresse à Madeline Chalon, rien de tel pour se mettre en train... De Favourite things en « robe de pension » en passant par Médecine de France n°4 (juin 1949), et citons ! : « Je ne suis pas le dernier, en 1971, probablement pas le premier non plus, à noter, dans un texte sur la citation en jazz, au titre assez daté : Le Travail de la citation ou le sens en procès - daté au sens regrettable ou simplement drôle du terme -, qu’il y a dans le citare de langue impériale (citar en castillan), l’idée d’une mise en mouvement ; un rien qui fait venir, convoque, excite, provoque. Idée d’un geste où se conjuguent, dans l’arène, plusieurs harmoniques simultanées. Idée d’un geste bien plus discret qu’on ne l’imite : poignet, tressaillement du drap, voix, jambe en avant, le tout exécuté avec, si possible, la plus grande douceur. » [20]
Quel rapport ? demandons à Nancy, il y a lieu. En effet au détour d’une question de Madeline Chalon sur l’érotisme bataillien, le philosophe en vient à repréciser ce qu’il indiquait dans une conférence à des psychanalystes [21], le piège lacanien du « il n’y a pas » [22] et « Donc, oui, je peux voir une correspondance. J’essaierai de la résumer en parlant de la jouissance qui n’est ni impossible, ni possible - mais réelle en ce qu’excessive et excessive en ce que simultanément parodique et jubilatoire, conclusive et initiale, sacrée et sainte si je peux dire... ».
Adorable [23], en bleu, du ciel.
Non sans avoir indiqué l’explicitation de : « la vérité du langage est chrétienne » (Le Coupable), et les différences de perception entre Bataille et lui-même, « struction », mais aussi « inquiétude sacrée », je conduis à (lorsque l’entretien comme c’est de règle se termine) : « Je n’avais pas fait exprès de te citer tout à l’heure, “Le cœur de B. est dans mon cœur”... » et vous y laisse provisoirement.
Pour reprendre langue avec Michel Surya, questionné sur Sainteté de Bataille [24] je vais droit au cœur de l’échange :
« Non, ce qui fait que je me suis mis à tenir pour nécessaire la contestation de la représentation, existentielle, conceptuelle, etc., de Bataille par Blanchot, c’est que celle-ci affaiblit celle-là. À la fin, le grief que je lui fais, c’est cet affaiblissement. Lire Bataille, l’étudier peuvent permettre beaucoup de choses, les erreurs y compris, mais pas qu’on le réduise, qu’on le circonstancialise. Il y va de ce à quoi il tenait le plus : sa souveraineté. Il entre à tout instant dans celle-ci et dans ce qu’il y met en jeu quelque chose de terrible, de redoutable, rendant son existence elle-même terrible, redoutable. [...] Pour simplifier, je dis tout au plus ceci : l’interprétation après coup de Bataille par Blanchot, dans la Communauté inavouable, en 1983, subordonne Bataille (subordination tout de même inattendue). Et subordonne les lectures qui s’en sont inspirés. La question est dans ce cas, circonstanciellement du communisme ; et, essentiellement, de la politique. Leur désaccord pour finir est entier. Or ce livre fait comme si c’est leur accord qui l’était. M’attachant à cela, je m’attache à quelque chose qui devrait nous préoccuper aujourd’hui. » [25]
Il importe de lire ici que Michel Surya, ne diminue en rien l’estime dans lesquels il tient Maurice Blanchot, ou Dionys Mascolo, c’est qu’il a lu (intensif du verbe lire) La Souveraineté et dès lors il y a des interprétations ou des gauchissements qui ne tiennent plus. Je relèverai ceci, au point où j’en suis (à prendre aussi intensivement, le point en question) :
« En réalité, je ne suis pas si attaché que ça à la vérité d’un Bataille, laquelle supposerait d’abord que je croie moi-même n’en exister qu’une et ensuite que je la détiendrais. Double absurdité. D’abord, je représente constamment Bataille animé de vérités contradictoires et paradoxales -j’ai pour cela beaucoup insisté sur ses hétéronymies ; ensuite, je ne suis pas un « éducateur » (ni enfant ni élève), et ne me sens tenu par rien qui doive à la transmission [...] ; enfin, je plaide généralement pour une représentation de la pensée, de l’histoire, de l’histoire des idées (catégorie à laquelle je ne crois pourtant que peu) comme “roman”. »
Cela posé, voyons ce qui "a forcé les autres" à écrire. Honneur à l’hôtesse : Madeline Chalon, nous plonge au cœur des années trente, et des grands textes politiques de Georges Bataille, un texte paradoxalement à la fois grave et allègre [26], avec une très fine approche de l’hétérogène dans la pluralité de ses aspects qui peuvent être parfaitement opposés, et qui pointent chacun la faiblesse du régime démocratique en tant que force homogénéisante. Rien n’interdit de voir dans la description ce qui rend Bataille actuel, et de puiser énergie dans l’analyse proposée. La pluralité des contributions reflète la pluralité des aspects des "investissements" de Georges Bataille, au cours de son existence : François Warin, avec « La parodie dans tous ses états », réalise un texte... brillamment parodique, évoquant à la fois le Sur Nietzsche, et son propre Nietzsche et Bataille : la parodie à l’infini, Benoît Goetz reprécisant de son côté, une étrange « mêmeté », l’Éternel retour au sein de la pensée de Bataille, Philippe Sabot évoque quant à lui, Bataille assidu avec Queneau aux cours de Kojève, et leurs « lectures » : négativité sans emploi pour l’un, dimanche de la vie pour l’autre. Vincent Geny va chercher le fondement philosophique de la notion de « chance » chez Héraclite ce qui se traduit dans l’écriture par métaphores ignées, chiasmes, et autres oxymores ; Marcel Mausset l’Essai sur le don ont eu une importance certaine quant à l’écriture de La Notion de dépense et de La part maudite, Jean-Marc Leveratto montre l’inflexion de l’une à l’autre ; Boyan Manchev, lui, article très dense, donne les éléments d’une critique bataillienne de l’image, l’exemple de la photographie du lingchi rapproché des tableaux de Francis Bacon pointe que l’expérience en tant que déchirure fait en quelque sorte toucher au non-savoir.
J’ai gardé pour la fin, tel un portique, « En compagnie de la guerre » de Mathilde Girard, en ce qu’elle y poursuit une réflexion amorcée dans un récent numéro de la revue Lignes : « Littérature & pensée » [27], qu’il sera aussi loisible de le rapprocher des réflexions de Muriel Pic sur la même période [28], de retrait, qui voit s’écrire L’Expérience intérieure, Sur Nietzsche, Le Coupable, Madame Edwarda, Le Petit (ces deux derniers ouvrages faisant office de clés "lubriques").
Avec sa conclusion, je conclurai :
« On le mesure, si L’Expérience intérieure tend à orienter la communauté du côté d’une « aréalité » de l’extase, et d’une mise en question d’un sujet de l’expérience, les lignes adjacentes à l’expérience dont nous avons ici restitué quelques passages ouvrent un champ qui, s’il n’expose pas moins à la « négativité sans emploi » et à « l’absence de repos », suppose un autre rapport à « l’autre », un rapport autrement plus réel, et qui engage une morale, « au sommet ». Ici la communauté suppose d’abord la souveraineté de « l’être face à lui-même », et celle de qui met « l’être face à lui-même », au point d’en vouloir l’impossible. Quelle communauté est alors en jeu dans cette communication exaspérée qui porte au pire et à la ruine, de l’être en l’être, de l’être en l’autre ? A la possible ontologie de la communauté qui s’ouvre dans l’extase, il faut associer la multiplicité des scènes sur lesquelles la communauté se joue, entre l’appel aux lecteurs inconnus, l’appel à Nietzsche, mais aussi la complicité partagée avec les filles de joie, et l’amour pour un être singulier. Les années de la guerre, outre qu’elles présentent l’éclatement des communautés politiques et des groupes que Bataille a constitués, sont marquées par l’insistance d’expériences qui agissent en revers de la société et la contestent violemment. La morale qui préside à cette exigence - à la souveraineté -, s’il revient à Bataille de l’avoir ainsi déployée jusque dans les extrémités du mal et de l’érotisme, c’est à Nietzsche et à Sade qu’il en a emprunté le geste et la violence du renversement. C’est à eux qu’il s’est lié, par la plus cruelle et la plus joyeuse communauté. » (57)
[1] Leslie Kaplan, « Une éthique de l’écriture », suivi de « Entretien avec Évelyne Grossman », Europe, n° 940-941, Maurice Blanchot, août-septembre 2007, p. 181. Texte disponible dans Les Outils, POL, 2003 ; le titre de l’ouvrage a donné son nom au site de l’auteur.
[2] Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, éditions Bayard, 2012.
[3] Georges Bataille, Histoires de rats, Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1971, p.114.
[4] Traduction de Marthe Robert : « Étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-observation. Acte-observation, parce qu’une observation d’une espèce plus haute est créée, plus haute, mais non plus aiguë, et plus elle s’élève, plus elle devient inaccessible au « rang », plus elle est indépendante, plus elle obéit aux lois propres de son mouvement, plus son chemin est imprévisible et joyeux, puis il monte ». Le livre de poche, biblio, p. 540.
[5] Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, éditions Bayard, 2012.
[6] Jacques Rancière et la politique de l’esthétique, Centre d’études poétiques ENS LSH, Editions des archives contemporaines, 2009 ; commentaire.
[7] À visionner« Béla Tarr, le temps d’après », à lire aux éditions Capricci, à l’occasion de la sortie de « Le cheval de Turin »
[8] Jacques Rancière, Aisthesis, Galilée, 2011 ; présentation.
[9] Auguste Blanqui, L’Éternité par les astres, nouvelle édition, préface de Jacques Rancière, aux Impressions nouvelles.
[10] « Le dernier texte que Blanqui ait écrit dans sa dernière prison est resté, autant que je puis le voir, totalement négligé jusqu’à aujourd’hui. C’est une spéculation cosmologique qui, il est vrai, s’annonce à la première lecture banale et inepte. Les réflexions maladroites d’un autodidacte ne sont toutefois que le prélude à une spéculation qu’on ne pensait pas trouver chez ce révolutionnaire. On peut dire en fait, dans la mesure où l’enfer est un thème théologique, que cette spéculation est de nature théologique. La vision cosmique du monde que Blanqui expose en empruntant ses données à la physique mécaniste de la société bourgeoise, est une vision d’enfer. […] L’aspect bouleversant de cette ébauche est qu’elle est totalement dépourvue d’ironie. C’est une soumission sans réserve et, en même temps, c’est le réquisitoire le plus terrible qui puisse être prononcé à l’encontre d’une société qui projette dans le ciel cette image cosmique d’elle-même. Le texte, qui est, quant à la langue, d’un relief très marqué, entretient les relations les plus remarquables autant avec Baudelaire qu’avec Nietzsche. »
Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Paris : Éd. du Cerf, 1989
[11] Pierre Alferi, Les Jumelles, POL, 2009. Un incontournable de la bibliothèque. La Maison Rouge en a tiré un spectacle. Nathalie Quintane a dialogué au sujet de ce livre avec son confrère en poésie dans Tomates, elle indique la lecture de Blanqui aux premières pages de ce livre (en voir la recension).
[12] Leslie Kaplan, Millefeuille, éditions POL, 2012.
[13] Nathalie Quintane, Crâne chaud, éditions POL, 2012.
[14] Merci aux étudiants brestois, d’avoir efficacement contribué à mon recyclage : Sortie de secours bien nommée.
[15] « Exactement », pp. 115-117. Côté « technique », je n’ai pu m’empêcher de penser à Madame Flora, « héroïne » du Désorceler, de Jeanne Favret-Saada (L’Olivier, Penser/rêver)...
[16] Pour les amateurs de chou-fleur, p. 111 sq.
[17] Le Portique, Revue de philosophie et de sciences humaines, université de Metz, n° 29, Georges Bataille, éditions du Portique, 2012.
[19] Madeline Chalon, Présentation. Qui êtes-vous, Georges Bataille ? — Michel Surya, Un « philosophe » ou un « saint » ? Entretien avec Madeline Chalon — Philippe Sabot, Bataille, entre Kojève et Queneau : le désir et l’histoire — Vincent Gény, Georges Bataille / Héraclite : analyse de la notion de chance — Mathilde Girard, En compagnie de la guerre — François Warin, La parodie dans tous ses états — Madeline Chalon, Quand le ciel bas et lourd — Jean-Marc Leveratto, Georges Bataille et l’anthropologie du don — Benoît Goetz, Éternel retour de Nietzsche — Boyan Manchev, Survivance de l’image et devenir-sensible du sensible. Georges Bataille et la surcritique de la représentation — Francis Marmande, Lettre sur l’incitation — Jean-Luc Nancy, Mais laissons-là Monsieur Bataille ! Entretien avec Madeline Chalon.
[20] Ajouter (c’est p. 127) : « Geste de citer le toro (citar), geste qui le met en mouvement et décide de sa charge. Geste qu’une approximation de distance au centimètre près, une mauvaise appréciation d’angle ou de terrain, rendra parfaitement vain ou mortel. Il est troublant que des spectateurs occasionnels, s’ils se prennent à le contrefaire, se livrent à des torchonnades pas moins désobligeantes que les balourdises par quoi d’autres prétendent mimer le jeu d’un contrebassiste. C’est donc cela qu’ils voient ? On comprend mieux. »
Et lire Le danseur des solitudes, écouter Estrella Morente, transe garantie.
[21] Jean-Luc Nancy, L’« il y a » du rapport sexuel, Galilée, 2001, mentionné relativement à « la communauté des amants ».
[22] Au premier abord, non, puisque mon « il y a » est occupé à mettre au jour le piège lacanien du « il n’y a pas » en montrant que ce qu’il n’y a pas c’est le rapport comme concordance, comme commerce et comme bénéfice - alors qu’en revanche ce qu’il y a c’est le rapport en tant que relation, partage et passage, renvoi de l’un à l’autre qui excède toute concordance, tout commerce et tout bénéfice (et tout « rapport » verbal aussi, tout compte rendu).
[23] Ceci n’est pas un Witz, mais bel et bien une citation.
[24] Je me permets de rappeler ma recension, un entretien filmé, et récent, un autre, en ligne : « Impasse et impossible : politique de Georges Bataille » (non-fiction, 12/11/2012).
[25] Question relevée, brièvement ici, à lire dans Sainteté de Bataille aux pages 93-112 (« In-signifiances d’Acéphale »).
[26] Ce qui se traduit ainsi :
1) Aussi surprenant que cela puisse paraître, la pensée de Bataille est sans conteste du côté de la vie. Et exister c’est lâcher prise, c’est aussi savoir mettre de côté tout ce qui fait de moi un être fonction. (78)
2) Si la dépense improductive que constitue le rire (par exemple) n’a rien à faire avec la société du capital, elle n’en reste pas moins utile (dans son inutilité même) à la vie sociale, et donc, à la vie tout court. (80)
[27] Lignes n° 38, mai 2012, Littérature & pensée, recension ici, et pour Mathilde Girard spécialement en cet endroit ; on peut encore entendre, écouter, Dans littérature, on pense à/c 22ème minute, avec des archives INA de 1951 pour Georges Bataille.
[28] À lire, in Cahiers Bataille n°1 (ici recensé), Le péril de l’incommensurable. Complémentairement : « Œdipe et le Minotaure
La rêverie souterraine de Georges Bataille », par Juliette Feyel, Atelier de théorie littéraire Fabula, 03/11/2012.