« Dans cette formation [2] où l’éblouissement et la violence minent l’obscur travail de la logique, on peut tirer sans plus le fil d’un léger lien d’incitation sans conséquence entre une obscure thèse de droit romain [3] et la folle prodigalité de Gilles de Rais décrite comme on laisse en suspens le dernier mot, cette nécessité en lui de briller, sa frénésie maladive de prodigue insensé [4]. Relevait-on chez Beckett son penchant pour les pensées venues de loin (les mystiques, l’Orient, la contradiction), il ne s’offusquait pas : lui allait, disait-il, tout ce qui peut miner « la saloperie de la logique ».
De proche en proche, chez Bataille, l’érotisme, la part maudite, le sacrifice, l’épuisement, l’encyclopédie, un verre de vin, un rayon de soleil et la part du jeu. À l’ombre des bibliothèques et dans l’inutile secret des fichiers à glissière. »
Paul Audi, Discours sur la légitimation actuelle de l’artiste [5]
Le nouveau livre de Paul Audi aux éditions Encre marine, résulte d’une communication au colloque « La vie d’artiste » (Rennes, novembre 2010 [6]) augmenté de « Maintenant la souveraineté » une discussion avec Francis Marmande, en avril 2012, consécutivement à la parution en un volume séparé de La Souveraineté (cf. note 1) de Georges Bataille aux éditions Lignes, précise-t-il en entamant la conversation, et de fait le mot figure bien — très tôt [7] — dans la conférence, d’où l’écho immédiat, et le désir de converser avec l’editor des tomes XI et XII, dans lesquels il y a précisément trois textes parus dans la revue Botteghe oscure, réunis par Fata Morgana, sous le titre Le Souverain [8], ce très beau volume illustré par Vladimir Veličković [9] pouvant constituer une puissante introduction à la notion.
Le « Discours » prend pour fil directeur la dernière définition normative de l’UNESCO, et dès le titre on verra que c’est de bonne méthode, car c’est bien de légitimation et non de légitimité qu’il sera discouru. Prenons la définition :
« On entend par artiste toute personne qui crée ou participe par son interprétation à la création ou à la recréation d’œuvres d’art, qui considère sa création artistique comme un élément essentiel de sa vie, qui ainsi contribue au développement de l’art et de la culture, et qui est reconnue ou cherche à être reconnue en tant qu’artiste, qu’elle soit liée ou non par une relation de travail ou d’association quelconque. » [10]
On s’étonnera sans doute avec Paul Audi (et il s’emploiera à marquer combien l’apparent constatif a valeur performative, prescriptive) de la nécessité d’inscrire sinon dans le marbre, du moins dans un texte — est rappelée l’apparition législative du mot : une loi de finances (est-ce hasard ? du 22 Octobre 1798) — cette méandreuse définition dont néanmoins il y aura lieu de relever le mot pivot autour duquel elle tourne en fait : vie, et le syntagme périlleux : « l’art et la culture ».
Emblématiquement seront retenus trois « modèles », trois manières d’envisager l’art, la condition (le statut) artiste à l’époque contemporaine : Marcel Duchamp, Joseph Beuys, Yves Klein dont les déclarations, les décisions peuvent être sans difficulté rapportées à la Recommandation et qu’il résume ainsi (41-42) :
« Alors que Duchamp instancie l’être-artiste sur un dire qui est un faire [11], et que Beuys instancie l’être-artiste sur un faire qui n’est pas un dire, voire sur une essence de l’homme [12], sur une « naturalité » supposée s’épuiser dans un produire sans phrases, Klein, lui, pour avoir tiré la leçon des propositions antérieures et de leurs limites respectives, instancie l’être-artiste de l’artiste sur un dire (sur l’artificialité d’un dire, sur un discours monté de toutes pièces, sur un discours de ficton, lui-même donc objet d’art), un dire tout aussi performatif [13] que celui dont les effets ont pu fasciner Duchamp, mais qui s’épuise, lui, tout entier, dans l’auto-proclamation de sa qualité d’artiste, c’est-à-dire dans son intention, voire sa prétention, à en devenir un ».
En maintenant qu’il s’agit dans son propos non de définition, mais de légitimation de l’artiste, Audi, s’appuyant toujours sur la définition de l’Unesco s’attarde sur le critère : la contribution de l’artiste à l’art et à la culture. Et c’est la seconde partie de la définition qui fait problème : « pourquoi la culture est-elle invoquée comme instance de légitimation ? »
En cet endroit, le ton et le propos prennent une toute autre tournure, à l’analyse se superposent sans toutefois l’abandonner l’angoisse et la colère. À partir d’un aphorisme d’Aurore de Nietzche : « L’art des artistes doit un jour disparaître, entièrement absorbé dans le besoin de fêtes des hommes : l’artiste retiré à l’écart et exposant ses œuvres aura disparu », d’une « pique » de Philippe Muray « Et pourquoi des artistes en un temps de culture ? » et principalement de l’étude de 1949 de Max Horkheimer et de Theodor Adorno « La production industrielle des biens culturels ».
Paul Audi rapporte : « Les deux philosophes allemands notaient encore, bien avant que la déferlante du culturel [15] ait eu raison de nos plus vieilles ambitions :
L’amusement est un bain vivifiant que l’industrie du divertissement prescrit continuellement. Elle fait du rire l’instrument du trafic frauduleux du bonheur [...] L’industrie culturelle remplace par le renoncement jovial la souffrance inhérente à l’ivresse comme à l’ascèse. »
Constat que beaucoup sans doute partagent ou partageront, mais en rester là ? L’auteur de Créer [16], et y insister aussi, celui qui s’est passionnément intéressé au « cas » que représentent l’œuvre et la trajectoire de Romain Gary [17], en vient à cette pointe (je dirais la fine pointe) du « critère » esth/éthique, celui de la responsabilité de l’artiste (on extrapolera à tous champs) :
1) La souveraineté de l’artiste, cette souveraineté qui va de pair avec le statut conféré à la subjectivité au cours des Temps modernes, exige de son titulaire qu’il ne soumette pas sa caractérisation en tant qu’artiste aux seuls critères extérieurs et objectifs, « sociaux » ou « politiques » ; il faut encore qu’il la soumette aussi à des critères qui ne sont pas forcément subjectifs (au sens péjoratif du mot, s’il existe), mais « intérieurs », « intimes » ou « personnels », c’està-dire à une estimation venant de soi et tenant à soi - je veux dire relevant de l’autonomie de sa liberté ;
2) de sorte que sera considérée comme artiste (pourra l’être et devra l’être), non la personne qui se voit reconnue comme telle, ni celle qui prétend à cette qualification ou à la reconnaissance de celle-ci, mais la personne qui se montre soucieuse de répondre à ce qu’exige de soi « le génie diviseur, séparateur et désagrégateur des arts » - et cela d’abord parce qu’elle en éprouve la nécessité au plus intime d’elle-même.
C’est-à-dire, et on reconnaît là le lecteur (et quel !) de Michel Henry [18] : redonner chaque fois plus de vie à la vie, est-ce vague ? non, lire :
« D’où la question suivante : qu’est-ce qui dans le fond appelle aussi vivement à l’universalisation de ce qui, en dehors de toute mise en œuvre, n’a jamais rien d’universel ? Ce qui appelle à cela n’est autre, à mon sens, que la nécessité (une nécessité que d’aucuns qualifient d’ « intérieure » tant elle ne procède pas du dehors, de ce qui relève de la significativité du monde) de redonner chaque fois plus de vie à la vie, c’est-à-dire de donner, grâce à l’émotion que l’œuvre, à sa réception, réussit à provoquer, une nouvelle puissance, une puissance accrue, à ce pouvoir de manifestation (nommé « subjectivité ») auquel doit toujours déjà se prêter toute chose venant à apparaître. [19] »
Revigoré par cette « bonne énergie » (Emaz) ou « le fortifiant de l’admiration » (Baudelaire), la même, le lecteur pourra ensuite rencontrer deux admirateurs de Bataille, et pour l’un d’eux le Faites les fêtes [20] ne présente nullement de contradiction avec ce plaidoyer pour un art qui ne se sépare pas de la vie, et refuse d’obéir aux diktats du culturel. Dissidence partagée.
Claude Fournet, Oiselleries et Criailleries ; Son dernier poème [21]
« Je feuillette un carnet d’août 1999. J’y ai écrit jusqu’au 23 novembre 2004. Il n’y aura jamais les cent fragments que j’espérais. Cent est un nombre figuratif - abstrait en même temps. Un nombre sans nom, dans la nature spécieuse des oiseaux. C’est Sans. Même chose pour l’Adam ivre, pour l’Adam hivernal. Un nombre sans rien... Le nombre de la disparition des Sans-Son, quand on tourne la page. C’est Frédéric Gabriel qui m’y oblige, parce qu’il écrit des faux traités de métaphysiques baroques. Dans le désarroi de la mort de ma mère, en 2005 (elle, centenaire), c’est moi, attablé, picorant un mot, une phrase, transcrivant à l’aveuglette comme je l’ai toujours fait. Avec l’espoir d’accrocher un sens qui ne vient pas. J’écris un éloge des oiseaux pour ma mère qui les détestait. C’est Son dernier poème. »
Cette citation de Oiselleries et Criailleries (41), indique de quelle sorte sont les deux livres de Claude Fournet paraissant ces jours-ci aux éditions Galilée, qui en ont déjà publié quelques autres, fidèlement depuis 1985 [22]. Une autre apparaîtra quelques pages plus loin (55), l’auteur ne rechigne pas à se répéter comme il l’écrit lui-même, mais en introduisant des variations, et des recontextualisations, ainsi il dit en substance : « Je sais que je n’écrirai plus de roman - si j’en ai jamais écrit. Je n’écris plus de poèmes. Celui qui est publié avec un livre jumelé à celui-ci relève d’un raccourci chimérique. Je l’avais promis à ma mère pendant son agonie. Elle ne me lisait pas. Elle regrettait une écriture double, celle des poèmes et celle de proses littéraires, la première obscure, à l’encontre de la clarté des essais sur la peinture ou des articles de revue. Je lui promis une sorte de digest des livres de poèmes. Ce fut le temps de mon deuil. Je n’ai cessé de le reprendre jusqu’à aujourd’hui. »
Voilà donc quelques indications relatives à l’auteur : conservateur du patrimoine, directeur de musées (à l’origine en particulier du MAMAC [23]), écrivain, poète. Quant au "digest", il se réfère en effet aux divers ouvrages poétiques et essais s’échelonnant entre 1968 et nos jours (cf. "du même auteur"), c’est surtout un chant de deuil scandé par « j’oublie » (parfois« j’efface »), quelques rares « je me souviens » et « je n’oublie pas », cette profération croise l’intime et le public, à l’égale de la communication telle que la recherchait un Bataille, précisément cher à l’auteur (écriture à partir de l’Orestie, de la Joie devant la mort). Douze gouaches acryliques de Claude Viallat (c’est à Nice, que celui-ci fonda Support-Surface en 1967), comme « les déplis bleus du Siennois » (21), ajoutent à la beauté du poème, dont j’aime à recopier :
j’oublie l’énigme de sa lèvre et le regard troublé
j’oublie son menuisier sous la solive de bois et le
verbe suspendu
j’oublie la mort qui creuse vers l’origine du monde
j’oublie le triangle de l’énigme
j’oublie le deuil qui est le deuil du monde
j’oublie le cri qui n’a plus lieu
et qui hurle autour de mondes emplissant le ciel
qui bouscule les astres qui
est le point le plus lointain du Naître
je me souviens que le monde de mon absence
n’a pas de sens
je me souviens de la joie du monde qui m’oublie » (35)
Oiselleries et Criailleries est le premier de deux livres (le second sera consacré aux maisons) qui forment « l’histoire » (aussi bien le roman, le poème) d’une vie. L’accompagnent, des calligraphies de T’ang Haywen [24] — quel bonheur de retrouver celles-ci, que le directeur de la revue Henri Poncet, avait choisies pour un exceptionnel numéro de la revue La Polygraphe [25], intitulé Les « sembles », de joyeuse mémoire, c’était un travail magnifique.
Des oiseaux, on en rencontre quelques-uns dans Son dernier poème : « je me souviens du héron porteur d’âme /dans l’arrachement des ailes pour l’envol //j’oublie le ciel renversé entre deux arbres /et le corbeau taché du blanc /de l’éclair foudroyé de la mouette j’oublie la lenteur de l’agonie de l’albatros /et l’envers d’un oiseau sur son ombre » (des anges-poètes passent) ; dans Oiselleries, ils sont des myriades à occuper tout un chapitre, le premier. Musical, et plein de fantaisie, tel peut-être qu’un merlet bleu vaille à un Jacques (et à d’autres taoïstes) la dédicace du livre. On y fera le plein d’images, Philippe Bonnefis [26] appréciera : « C’est écrit dans la cervelle d’Henri Michaux, un tissu léger, à vif, avec une écriture d’ailes grenues, de froissements, de résilles psychédéliques. Cela ne repose pas. Ce sont des fantômes d’oiseaux qui fourmillent, des nids de signes qui s’envolent » (46) et c’est en pensant à Christian Hubin et à ses Neumes [27], que je recopie : « La musique appelle l’apesanteur. Il serait simple que tout chanteur n’ait pas plus de poids qu’un oiseau. C’est ainsi qu’on préserve dans les cages métaphysiques les portées musicales » (47).
Enfin, pourrait servir d’exergue à tout le livre : « Je dois à Glenn Gould et à Scott Ross le repli de l’immatérialité du monde. Je leur dois des ailes que le paradis ne saurait retenir. Je leur dois un vitrail vivant de la vie dont tout écrivain est l’entropie. » Et c’est bien tout un art d’écrire (d’aimer ?) qui se déploie dans les chapitres qui suivent : livres d’heures, documents de culture, anecdotes jamais oiseuses, surprises des associations d’idées, moments graves, d’autres effervescents : « Trompe-l’œil » énumère des lieux : Nice, l’abbaye Sainte Croix des Sables d’Olonne (et depuis Chaissac au cœur), Cluny, les bords du Léman, mille voyages (expositions de photos), des rencontres comme celle inattendue conduisant au secrétariat de la revue Etvdes, alors que « Journal » nous parle plutôt des livres de l’auteur, évoque ses lugritudes (du nom d’un village de Haute-Savoie).
Transcelere ravive le souvenir d’Henri Dimier (1899-1986), c’est un tableau acheté pour le musée de l’abbaye Sainte Croix, dont le connaisseur écrit : « Les bleus n’ont pas viré au mauve. La délicatesse de touche, comme incisée dans une pâte incomparable, est aussi vive qu’au premier jour. Quelques tableaux ont ainsi miraculeusement échappé aux manières d’apprenti sorcier que pratiquait Dimier » (et de renvoyer plus haut, à la souveraineté de l’artiste méditée par Paul Audi). Quant au « barattage du lait » dont il nous est dit qu’il est un avatar ultime de ce livre en étoile, fait d’essais qui divergent, il nous amène dans un rituel, aussi précisément décrit que donné à ressentir, au point qu’on aimerait en faire l’expérience, puisqu’on s’y trouve divin. Mais c’est par de bien d’autres épreuves du temps que les chapitres suivants nous conduisent de « Vacance » à « Léman », en passant par « Délos », « Le Pavillon noir », « Radeau » ou « Roman », avec beaucoup de science, Délos dont l’auteur nous délivre magnifiquement la leçon, ou plutôt se délivre de la leçon du « Connais-toi toi même ». Des pages à recommander aux élèves des classes de philosophie, dans lesquelles, ainsi que l’indique la prière d’insérer : où l’auteur a découvert ce qu’il croyait apprendre aux autres. Je n’hésiterai pas pour conclure à donner cette longue citation, qui dit ce qu’il en est, et surtout l’écrit :
« Longtemps j’avais eu ce fantasme, dans ma maison de Pommier, d’une étreinte entre Dionysos et Pomone et d’un lâcher d’Érinyes qui me déchiraient à coups de dents. Je me mêlais à la mythologie grecque, légende dorée à ma petite dimension, où je ravivais les dieux de mon enfance. Je ne sais pas si j’allais jusqu’à franchir des Styx ou à me détourner d’une Eurydice.
J’ai fui le petit musée et je tournais autour de Délos à reculons. C’est qu’il y avait dans cette manière une envie de me protéger à la fois de la mer qui faisait une résille flottante comme une auréole et de l’habitacle enchanté des kouros où j’avais été agressé. Je ne sais comment cette île divine qui n’avait pas renoncé à son pouvoir magique, se resserrait autour de moi. J’entrais comme on disparaît dans un miroir. J’allais contre moi-même, j’avais atteint cette transparence animée de la fiction - qui était moi et qui ne l’était plus : j’étais, sous l’espèce de mon visage et de mon corps, ce dieu vacillant que je me refusais à distinguer d’un autre, et qui faisait pourtant de moi un être divin, entre Apollon et Dionysos, mais meurtri, hagard et déjà supplicié. J’étais hors de tout, hors de moi.
Je quittais Délos les mains tendues, dans le geste d’Œdipe. La lumière était écrasante. Je sentais la chaleur sur mes épaules, mes oreilles bourdonnaient. Je crus à un évanouissement. Je me retenais à une borne. Un champ de coquelicots, à mes pieds, frissonnait. C’était mon sang. »
Hopala ! : Didier Daeninckx, Emmanuel Reuzé, Armand Robin, Danielle Collobert [28]
La revue Hopala ! — « La Bretagne au monde » — Débats, littérature, création, accueille en son quarantième numéro, le lecteur avec une surprenante « Élévation de Vitré » d’Emmanuel Reuzé, et c’est un autre tirage numérique, une « Élévation de Royan » qui fait la quatrième. L’artiste a adapté pour la bande dessinée deux récits de Didier Daeninckx : Cannibale (1998) et Le Retour d’Ataï (2012). Occasion de revenir sur son talent « polymorphe » (entretien non-sensique et sérieux avec Pascal Rannou, et présentation du même), et d’une conversation avec l’auteur de La Complainte oubliée [29].
Dont je retiens juste ceci :
Pensez-vous que les dénonciations que vous lancez peuvent changer le cours des choses ? Rendre le monde meilleur ?
— Quelqu’un avait trouvé la bonne réponse : « Je ne sais si les romans rendent le monde meilleur, mais ce dont je suis sûr, c’est que s’ils n’existaient pas, le monde serait bien pire ».
Vous allez jusqu’à écrire parfaitement le breton, ce qui est rare chez les auteurs bretons uniquement francophones ! Qui vous y a aidé ?
— Une autre amie, bien vivante, Françoise Morvan, dont on devrait lire les textes à tête reposée (loin du bonnet et des polémiques) pour ce qu’ils disent, pour ce qu’ils apportent. Il y a bien sûr son immense travail sur François-Marie Luzel [30] même si je suis plus sensible aux volumes qu’elle a consacrés à Armand Robin.
Et nous voici donc du côté de Rostrenen. Et concernant Armand Robin, de consigner deux témoignages :
Claire Fourier : « Robin revendique le droit de perdre et de se perdre. Son moi s’est, par l’écriture, fondu à l’universel. L’universel est magnifié. « La poésie, c’est la banalité seigneurisée ». À la poésie il intègre la « contuition » qui est intuition et compassion mêlées. Robin a fait fi des nécessités économiques, il n’a obéi qu’à la seule et impérieuse nécessité de sa vision intérieure : « Je songe que seul le plus haut verbe peut servir d’expression au plus dénué des hommes et qu’en deçà, rien ne le libère ». Le verbe vibrant et cadencé, simple et précieux de Robin seigneurise la banalité [31] ».
Jean Kergrist : « Un vendredi soir, alors que nous rentrions de l’école à bicyclette, Job nous parla longuement d’un poète, Armand Robin, qui, la nuit, le visitait en son fournil. Armand, insomniaque, venait y chercher la chaleur du four, mais aussi celle du cousin Job. De leurs conversations, nous n’eûmes droit qu’à des bribes. Des histoires de blé, de farine, de chevaux qui mâchonnent leur trèfle et de « temps qu’il fait ». Le monde d’Armand Robin parlait, la nuit, à celui de mon cousin Job. Par ricochets, nous en parvenait un reflet, « surgi du fond du peuple armé du fouet des mots ». (« Le fournil à Job Berthelot »)
Cependant que Jean-Louis Coatrieux ravive la mémoire de Danielle Collobert, dont il écrit : “Autant vous prévenir tout de suite. Meurtre, Il donc, Survie [32] et d’autres ne sont pas à mettre entre toutes les mains. Il y a un côté totalement paralysant dans ses ouvrages. Des vertiges certes, de l’addiction même. Elle vous enveloppe dans ses phrases hachées, vous emmène tout au fond pour définitivement vous capturer. Plus qu’une auteure, c’est d’une vie incroyablement nerveuse et douloureuse dont il est question” :
« Elle se parle. Il porte la nuit. Un visage, un seul. Il, elle, comment savoir. Ses cheveux, tes cheveux. Attendant, espérant. Des signes muets et forts. Effacer, reprendre, se reprendre. Sentir. La caresse. Dans sa tête.
Fin d’été respirant sa sortie. Lâcher prise. Un cri à peine étouffé. Absence. Douleur partout, diffuse. Brûlure des jours. Ombre en arrêt. Corps à corps passés, indistincts. Déchirure, incandescence. Cette peur. Toi, elle, tes mots, les siens. Dire, se dire, impossible. Le silence. La paix.
Ne pas voir. Étrangers. Tellement petits. Immobiles puis la chute. Fracture. S’habituer. Fatigue. S’arrêter. II ne faut pas. Quelques pas. Attention. Se hâter mais comment ne pas tomber ».
Si vous passez à Rostrenen, une pensée pour eux !
[1] « Je n’ai pas épuisé, je le sais, ces soudaines ouvertures au-delà du monde des œuvres utiles, qui - la valeur suprême en fût-elle elle niée, comme l’est de nos jours, où le jeu politique se substitue aux fastes souverains - ne cessent pas de nous être données. Tel terme d’ailleurs désigne un ensemble si vaste qu’il est difficile de les alléguer : le mot de fête, en un sens, n’en annonce pas moins la modalité la plus proche de la souveraineté (mais peut-être justement la fête n’existe, au même titre que la souveraineté traditionnelle, que dans la mesure où elle est généralement reconnue, aussi bien a-t-elle perdu la plus grande partie de son pouvoir). D’autres termes enfin, faute de longs commentaires, auraient peu de sens : tels la joie, la tristesse, la douleur, la faim et la consommation des aliments, le dénuement extrême et l’extrême richesse (plus exactement, le soudain afflux de la richesse), le don... »
Georges Bataille, La souveraineté, aux éditions Lignes, 2012, pp. 51-52.
[2] Formation ainsi dessinée dans ces dernières pages de Francis Marmande, Le Pur bonheur, éditions Lignes, 2011 [ici chroniqué] :
« Ce n’est pas par l’absolu de sa cruauté, dont on s’impressionne comme d’un record, que Gilles de Rais étonne Bataille. C’est sa passion sans calcul, sa passion éperdue, « cette angoisse [...] d’un monde féodal sur lequel s’étendent des forteresses colossales », qui laissent sans voix, dont les cornets criards, les tambours et les bals sinistres qui l’accompagnent au-delà de la mort, toute la nuit durant, donnent l’indication. Retrouvant les accents de ses débuts il invoque encore une fois le monde des Aztèques*, mais la méthode parle à sa place -, Bataille a recours aux mêmes notions que le modeste juriste qui l’a précédé en silence, pour placer cette explication, à la tête de son étude : « Quelque chose de dément fondait sa propension à la dépense ». En lecteur de Sade et de Nietzsche, il les arrache à leur terrain juridique pour en déchaîner les possibilités de sens.
Irruption de violence solaire chez des Aztèques* pas le moins du monde ensauvagés. À partir de son premier article (1929), Bataille reprend souvent le motif, y approfondit la notion de dépense. Passion pour le monde médiéval (sa thèse, ses adaptations des « Fatrasies » pour la Révolution surréaliste). Saisie de l’instant (Granero énucléé, le crâne éclaté à Madrid, le 7 mai 1922). Irruption du cante, lors du festival monté par Manuel de Falla et Lorca, à Grenade : un Bermudez gagna le concours ; il avait repris la route poudreuse de la montagne avant de recevoir son prix : Caracol, 12 ans à l’époque, fut aussi remarqué. Volonté de savoir l’impensable, cris, larmes, extase. Métraux qui lui raconte Mauss. Caillois, la pensée et les plantes. Queneau, Hegel et l’invention. Ambrosino, la physique et l’économie. Leiris et leur désir commun de logique à contre-pied. Masson enfin. Jeu de la négativité, une négativité sans emploi : les thèmes - voir jazz et grilles harmoniques - sont donnés d’emblée.
Ils ne répondent pas à la progression d’une dialectique instruite. Ils sont soumis au jeu et à la chance.
Se mêlent la mémoire, les lectures, l’expérience retenue et un théâtre sans éclat des relations personnelles, l’amitié, les rivalités, l’amour.
On les voit ordonnés aux désordres de la dépense, de la surenchère, de la chair, de la vie, mort comprise ». (311-313)
* Lire, de Francis Marmande : « Georges Bataille, le motif aztèque », in Écrits d’ailleurs - Georges Bataille et les ethnologues, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1987.
[3] Georges Bataille, né le 17 avril 1864 à Bosc-Roger dans l’Eure, soutient en 1887, une thèse de droit romain : Fonctions du curateur du fou et du prodigue, manuscrit enregistré à la B. N. sous la cote 8°F.6844.
[4] Georges Bataille, Le Procès de Gilles de Rais (Club français du livre, 1959 ; Jean-Jacques Pauvert, 1965 ; U.G.E., « 10-18. Bibliothèques » n° 2873, 1997).
[5] Paul Audi, Discours sur la légitimation actuelle de l’artiste, suivi de « Maintenant la souveraineté », Une discussion avec Francis Marmande, Encre marine, octobre 2012.
[6] Le colloque « La vie d’artiste », rencontres organisées par Télérama, la région Bretagne, Rennes-Métropole et le Théâtre national de Bretagne, dans le cadre du festival « Mettre en scène », au TNB de Rennes. Une première version avait été prononcée quelques jours auparavant à l’ISELP, Bruxelles.
[7] Aussi, de par la souveraineté à laquelle tout artiste aspire ou qu’il prétend incarner - une souveraineté qui, tout en lui donnant sa « légitimité" incontestable, ne le met pas pour autant dans une quelconque position de maîtrise, pas plus vis-à-vis de lui-même, de ses facultés personnelles, de ses capacités individuelles, que de l’œuvre qu’il réalise, qu’il signe, et dont il aurait, le cas échéant, à répondre -, l’artiste n’entend en aucune façon placer la reconnaissance de son être d’artiste sous les fourches caudines d’une norme, voire d’une définition normative, si justement fondée, si démocratiquement déterminée qu’elle puisse être. (13)
[8] Georges Bataille, Le souverain, éditions Fata Morgana, 2010 ; une première recension en a été donnée.
[9] À découvrir, Métamorphoses du sacré, le remarquable essai d’Amélie Adamo, aux éditions Galilée.
[10] « Définition » de l’artiste qui fut forgée à Belgrade le 27 octobre 1980, dans le cadre d’un rapport intitulé Recommandation relative à la condition de l’artiste.
[11] Cf. « L’art ne m’intéresse pas, ce sont les artistes qui m’intéressent » et « Ce sont les regardeurs qui font le tableau ».
[12] « Créativité » est le nom que Beuys donne à la capacité psycho-physique propre à l’être humain de produire ses propres conditions de vie.
[13] « Je serai un peintre. On dira de moi c’est le peintre. Et je me sentirai un peintre, un vrai justement, parce que je ne peindrai pas, ou tout au moins en apparence. Le fait que j’existe comme peintre sera le travail pictural le plus formidable de ce temps ».
[14] Shakespeare, Troïlus and Cressida, Acte I, scène III, v. 106 ; Voir aussi René Girard, Shakespeare, les feux de l’envie, Grasset, 1990.
[15] Celle que ne cesse de dénoncer (avec vigueur) et tâche de contourner un Michel Deguy, cf. par exemple : Réouverture après travaux, Galilée, 2007.
[16] Créer (Encre marine, puis Verdier, édition de poche, augmentée, tout comme Jubilations (Titres-Bourgois — v. Jubilate !, donnent de « saisir » (si cela est possible !), une pensée à l’œuvre.
[17] Reparution prochaine de La fin de l’impossible, aux éditions Bourgois, dans la collection de poche Titres.
[18] Paul Audi, Michel Henry, aux éditions des Belles-Lettres, 2006.
[19] Paul Audi ajoute : De sorte que l’artiste s’efforce chaque fois, et chaque fois sous la législation d’une mise-en-forme, de donner le plus d’effet possible aux possibilités de la vie même - de cette vie incarnée et, parce qu’incarnée, toujours en devenir et dont le devenir précisément lui paraît, à lui, l’artiste, pour une raison qui lui est propre et qui décide à elle seule de son engagement au service de l’art, comme empêché, entravé, « arrêté » dans sa course, ce devenir de la vie ne lui semblant alors plus du tout possible dans l’ « état actuel des choses », dans « l’état » qui caraétérise présentement le monde à ses yeux.
[20] Ainsi s’intitule le dernier ouvrage de Francis Marmande aux éditions Lignes, 2012.
[21] Claude Fournet, Oiselleries et Criailleries ; Son dernier poème, éditions Galilée, 2012.
[22] Bibliographie de Claude Fournet aux éditions Galilée. À lire « Une maïeutique amoureuse » une recension de Jean-Paul Gavard-Perret de L’Ivresse d’Adam.
[23] Claude Fournet, porta 17 ans le projet du Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice, qui connut une inauguration mouvementée en 1990.
[24] À parcourir, le site, de celui, qui, pour le coup, est un artiste véritable !
[25] Claude Fournet, y avait délivré une présentation dont voici un extrait.
[26] Avez-vous lu Le Cabinet du docteur Michaux ? Jean-Michel Maulpoix avait salué ce livre avec ces mots : « L’important, ici, est l’élan, plutôt que la forme : les “ milliers de départs” d’une vie impulsive, “saccadée, spasmodique, érectile”. Autant dire quelque chose comme une contre-biographie, une condamnation sans appel de l’appartenance et de la ressemblance : “échapper, échapper à la similitude, échapper à la parenté, échapper à ses semblables”. »
[27] Christian Hubin, Neumes, Editions L’Etoile des Limites, 2012. Collection « Parlant seul » chronique d’Éric Brogniet.
[28] Revue Hopala ! n° 40, octobre 2012, sommaire avec ce riche sommaire ; à lire cette recension de l’Agence Bretagne Presse. Hopala ! est dirigé(e) avec constance et brio par Alain-Gabriel Monot, dont la rubrique « Le Pêle-mêle » est toujours pleine d’enseignements.
[29] Voir le site des éditions Verdier, cette recension du Retour d’Ataï en bande dessinée.
[30] Repérable aux presses universitaires de Rennes, à lire l’entretien de Françoise Morvan avec Pierre Campion..
[32] Bio-bibliographie de Danielle Collobert aux éditions POL.