« Être autrui pour soi-même » sera la réponse [2].
Préalables
Je dirai donc d’abord combien fut précieuse la présentation par Mathieu Riboulet de son devenir-écrivain : « À contretemps, décidément », dans la revue Monstre n° 2 [5], lecture qui entraîna la découverte des livres de Jean-Baptiste Niel [6], celle de Julien Letrouvé, colporteur de Pierre Silvain [7], et la relecture spécialement du Regard de la source [8], et de quelques autres ouvrages de Mathieu Riboulet dont Les Âmes inachevées [9].
En ce qui concerne Roland Barthes et le théâtre, retour forcément aux Écrits réunis au Seuil par Jean-Loup Rivière [10], au cours sur Le Neutre [11], à l’essai de Jean-Claude Milner Le pas philosophique de Roland Barthes [12], au dossier « Barthes écrivain » de Spirale Magazine [13], à quelques unes des vues de Christophe Bident sur Bernard-Marie Koltès [14], et une conférence « Les mouvements du neutre » [15] donnait à revenir sur Reconnaissances [16], donc à Robert Antelme [17] et à la « réponse » au « qui suis-je pour... ? » de l’exergue.
Voici donc la boucle bouclée, exprimant peut-être ce que Christophe Bident traduit par la « grande neutralité active », qu’il rencontre non seulement chez Blanchot, mais encore littéralement [18] chez Clarice Lispector en sa Passion selon G. H. [19].
Soit, l’écriture est passion. Voyons les livres maintenant.
Mathieu Riboulet, Les Œuvres de miséricorde
« Fictions & réalités » pas plus que « Portrait » pour Avec Bastien [21], n’est pour Les Œuvres de miséricorde une mention générique de fantaisie. Le Regard de la source nous prévenait : « Je propose des nouvelles : elles sont remarquables, mais pourquoi ne pas écrire de roman ? Un roman : admirable, mais pourquoi pas un “vrai” roman ? » (RS, 80). Ce qu’annonçait le premier chapitre à propos de la « belle ouvrage » : « Je peux le faire, mais pour quelles satisfactions, promesses, petites cérémonies qui sonneraient forcément, un jour ou l’autre, comme un glas ? Je ne suis pas romancier — voilà longtemps que les conditions ne sont plus réunies qui en ont produit d’impressionnantes lignées. Ce mot aujourd’hui me fait frémir, il désigne des morts - voilà pourquoi ceux qui aimeraient me voir mort ne souhaitent rien tant que me savoir romancier, apportant chaque année la preuve, dûment recensée, que je suis toujours mort » (RS, 22).
Ceci clarifié, il faudra entendre l’exergue d’Hans-Magnus Eszenberger à l’orée de la relecture du livre : « Que tout le monde, même un écrivain, fasse du mieux qu’il peut. », avec toute l’ironie voulue concernant le même.
Mais de quelles œuvres de miséricorde s’agira-t-il ici ? il y a celles du Préambule, comme une note préalable : la finale de Matthieu, 25 (Le « Jugement dernier », le grandiose binôme : à droite, à gauche, le plus petit de mes frères, à moi à qui cela a été fait (en vérité, est-il ajouté)), et fatalement la monumentale, et déroutante à première vue, composition — 3,90 * 2,60 m — du Caravage (Naples, église Pio Monte della Misericordia), dans l’antépénultième chapitre [22], et plus encore celles du dernier : « prendre la plume », mais non moins « aller et préparer le repas »...
Des sept oeuvres : « donner à manger à ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, loger les pèlerins, visiter les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts », il sera donc question — prises au mot, détournées, ou niées : « gagner les oeuvres » virant au cauchemar absolu, car l’horreur guette toujours — rythmant les chapitres du livre pour en arriver à la dernière qui consistera à mettre en forme ce que récits, expériences, rencontres, enquête, pensée, auront mis en place pour en appeler à "encore un effort pour être vraiment miséricordieux", et que la puissance des mouches n’ait pas le dernier mot, la vie se fait alors poème, les fins dernières s’énoncent comme suit :
Prendre la plume, faire œuvre
de miséricorde.
Puis fêter Adrien, sa beauté en désordre,
et le joint d’herbe pure qu’il me tend
en riant.
Penser à appeler Andreas et Tajdîn,
leur dire des mots d’amour.
Puis dormir, travailler, aller
et préparer le repas.
Pour y venir à cette sorte de cène première, aura-t-il fallu emprunter les routes de Cologne et de Berlin, effectuer un certain nombre d’allers-retours entre le calcaire limousin et les lieux élus qui abritent les grands tableaux du Caravage : Naples, Rome, Malte, Dublin et d’autres... rencontrer des garçons, à ceux-cités ajouter Dieter — incarnation du désir impair —, Sandro, photographe (81), Massimo, giovane gentiluomo de Lorenzo Lotto redivivus (63 [23]).
Le point de départ : l’effraction par trois fois du corps français par le corps allemand, celle que relatent en particulier les monuments où s’inscrivent en lettres dorées le nom de ceux qui n’en revinrent pas, et qui donnent parfois à pleurer dès Bar-Le-Duc, avec au surplus pour mesurer encore l’étendue de la haine qui visa à la destruction des Juifs d’Europe, les monuments qui ne voulurent pas oublier qu’elle se porta aussi sur les homosexuels, porteurs du triangle rose, rosa Winkel. D’où ce leitmotiv : « que faire de tous ces morts, où vivre, comment s’aimer ? ». Un autre monde est-il possible ? comment établir qu’il le soit, et pour faire écho à Clarice Lispector dans son avertissement à La Passion selon G. H., qu’« il ne vous enlève rien ». Au lecteur des Œuvres de miséricorde, non seulement il ne lui sera rien enlevé, mais bien plus encore il lui sera donné, ce qu’apportent les oeuvres d’art, qu’elles rejoignent ici, dans une composition d’une facture étonnante, où les corps irradient la beauté, beauté bien davantage que plastique — nous ne sommes pas dans le régime de l’esthétique, mais au coeur de l’artisticité — le mot contemplation y revêt une concentration de sens rarement atteinte.
J’ai lu et relu ce livre, en ai partagé la lecture (ce que je ne peux que souhaiter à chacun), je le dis et l’écris, je le trouve parfaitement prodigieux, abouti, et imagine sans doute à peine ce qu’il en a coûté à son auteur. Certes, une évolution dans la manière, avait pu se faire sentir dès la publication chez Verdier, celle qu’on perçoit dans L’Amant des morts, qui s’épanouit dans Avec Bastien, qui donne à leur prose plus de fluidité (moins d’empêchement ?), sans toutefois en rabattre sur les exigences formelles, il faut le souligner, le partenaire invisible y est sensiblement honoré, respecté, bref s’y accomplit ce que la grande Thérèse appelait oeuvre d’amour [24] (et si elle trouvait Dieu dans les casseroles, pourquoi ne le rencontrerait-on pas dans les backrooms, si c’est bien son nom ?) liberté inouïe que Mathieu Riboulet reconnaît au Caravage, et son Paul à la renverse, tandis que libre d’occuper tout l’espace, son cheval l’évite doucement pour aller paître ailleurs... (65-66)
Donc une économie narrative d’une grande lisibilité, des scènes érotiques jamais racoleuses, mais denses, précises, une relecture du Caravage, telle que pour un peu on aurait intitulé cette chronique La vocation de Mathieu (voir page 65), tant le livre illustre ce paradoxe de l’auteur qui n’est tel que si son « suis-moi » s’impose à son lecteur, c’est à dire en épouse le désir.
Magnifique est le lien décrit entre le narrateur et Adrien, un "marginal" qui vient se ressourcer de temps à autre sur le "calcaire", et avec lequel la relation physique n’est pas, de son côté, envisageable. L’antique figure du blason vient s’inscrire dans le texte, comme si elle allait de soi : « le sourcil orné d’un trait d’argent si fin [qui] remue au fond de moi encore un peu d’espoir ». La viole de gambe et l’écoute de quelques arias de Purcell [25] (ce n’est pas de la musique pour pédés précise ironiquement le narrateur), contribueront au désensauvagement, et celui que l’on ne pouvait toucher se fera le soignant attentif du narrateur convalescent, comme entre vie et mort.
Autre marginal en somme, Tajdîn, l’étudiant d’origine kurde, tapin oriental pour les uns quoique étudiant allemand, prince pour les autres (free of charge), dont l’apparition mettra en lumière une réflexion d’actualité sur l’articulation entre économie du désir et l’économie monétaire en régime libéral mondialisé et à l’heure des migrations qu’il entraîne, et ce qu’il en advient pour la bouche et le cul (fermés) des chaisières (si les chaises ouvraient les portes de ce monde) [26] ...
Quant à Andreas, il figure en quelque sorte le therapon — J’emprunte cette expression à Françoise Davoine [27] — du narrateur dans sa quête, lui permettant d’entrer dans le vif du sujet. Des épaules semblables à celles du placide bourreau de La décollation de Saint Jean-Baptiste (mieux qu’une ekphrasis, une méditation) appellent le questionnement : qu’aurais-je fait, qu’aurions-nous fait en semblables circonstances ? et si au surplus, le désir s’en était mêlé ?
Chemin faisant la méditation sur l’Histoire et les violences que les hommes s’infligent prend ainsi corps — Caravage met spécialement cela en évidence, montrant selon les mots d’Edward Bond, qu’ils sont très conscients de leurs mains [28] :
« Toujours les mains : le geste qu’il faut pour peindre, le geste qu’il faut pour aimer, celui qu’il faut pour frapper. Le rapprochement n’est pas fortuit, il a sa pertinence religieuse, humaine et politique, la pertinence de l’art face à l’horreur humaine et à l’indifférence divine. [29] »
Le geste, enfin, pour écrire.
Christophe Bident, Le geste théâtral de Roland Barthes
et de sensations qui s’édifient sur la scène à partir de l’argument écrit. » (R. B.)
Le geste théâtral de Roland Barthes, aux éditions Hermann [30], est issu de la thèse d’habilitation à diriger des recherches soutenue par Christophe Bident en décembre 2005 à Paris 7. L’auteur qui dirige désormais l’UFR d’Arts de l’université d’Amiens, s’est fait connaître du grand public par son essai biographique Maurice Blanchot, partenaire invisible [31], auquel il faut ajouter l’édition des recueils d’articles de Maurice Blanchot, Chroniques littéraires du Journal des débats, avril 1941 - août 1944 [32], et La Condition critique (articles 1945-1998) [33].
C’est aussi un féru de théâtre (notablement mise en scène de Dans la solitude des champs de coton), et dont certains connaissent son Bernard-Marie Koltès, Généalogies ; d’autres lisent la chronique théâtre donnée régulièrement au Magazine littéraire.
Aussi ne sera-t-on pas étonné de voir réunis dans cet essai à propos de Roland Barthes, deux des traits qui caractérisent sa recherche : le neutre et la théâtralité, celle-ci étant entendue comme en écho à la littérarité, la literaturnost’, que Roman Jakobson définissait comme ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire, cependant que le mot geste renvoie au gestus théâtral de Bertold Brecht, dont le Mutter Courage impressionna durablement le sémiologue, c’est-à-dire le professeur-artiste.
De par sa modalité de destination, à raison peut-être aussi de son objet même, le texte conserve une vivacité, une tension persuasive forte, quelque chose d’une distribution des rôles, l’agere contra, la péroraison, ne dédaigne pas la polémique, une forme d’inscription en faux contre l’essai de Jean-Claude Milner (Le Pas philosophique de Roland Barthes) est annoncée dès la seconde séquence (il y en a 17), elle n’est pas oubliée, et revient avant la conclusion, soulignant ce sur quoi on s’accordera facilement, qu’il n’y a guère été question de l’écriture chez Roland Barthes, l’arbre de l’enallage ne pouvant masquer la forêt bruissante de mots dont le grain a bien demeuré pour les auditeurs des Séminaires et des cours.
Et c’est un détour par une notion, mise en valeur par l’un de ceux-ci, le Neutre, qui semble susceptible d’éclairer ce qui est appelé ici geste théâtral, car le neutre en question, pourrait à voir par exemple avec la distanciation chère au théâtre brechtien, en ce que la suspension du sens qu’elle opère, n’est pas sans rapport avec le désir de ce neutre (le génitif est précisément incertain, si l’on peut ainsi dire) qui la travaillera.
Une demi-page de Reconnaissances, pour l’y reconnaître :
« [...] C’est cette altérité, cette altération qu’il s’agit de reconnaître. Blanchot utilise ainsi le mot : « Ce qui revient à reconnaître dans la possibilité le pouvoir souverain de nier l’être : l’homme, chaque fois qu’il est à partir de la possibilité, est l’être sans être. Le combat pour la possibilité est le combat contre l’être » ; mais « l’impossibilité, ni négation ni affirmation, indique ce qui, dans l’être, a toujours déjà précédé l’être et ne se rend à aucune ontologie ». « Ce qui revient à pressentir que c’est l’être encore qui veille dans la possibilité et que, s’il se nie en elle, c’est pour mieux se préserver de cette autre expérience qui toujours le précède et qui est toujours plus initiale que l’affirmation qui nomme l’être, expérience que les Anciens révéraient sans doute sous le titre de Destin, cela qui détourne de toute destination, et que nous cherchons à nommer plus directement en parlant du neutre » [34]. »
Si cela n’éclaire pas continuons avec Koltès (Le geste théâtral, pp. 138-139) :
« Deux bateaux sur deux mers : on pense à la métaphore de Koltès, son refus de la limitation de toute conception dramaturgique au personnage : « Dans les rapports entre les personnes, c’est un peu comme deux bateaux posés chacun sur deux mers
en tempête, et qui sont projetés l’un contre l’autre, le choc dépassant de loin la puissance des moteurs. Bien au-delà d’un caractère psychologique petit, changeant, informe, il me semble y avoir dans chaque être cet affrontement, ce poids plus ou moins lourd qui modèle avec force et inévitablement une matière première fragile - et le personnage est ce qui en sort, plus ou moins rayonnant, plus ou moins torturé, mais de toutes façons révolté, et encore et indéfiniment plongé dans une lutte qui le dépasse ».
Trouver la bonne distance, c’est encore une définition du neutre : « le Neutre serait une pratique subtile de la bonne distance entre les repères (y compris les repères humains de l’espace affectif) » (Neutre, 189). C’est peut-être là la véritable inflexion apportée au rapport du neutre à la théâtralité. « Neutre = espacement (production d’espace) et non distanciation, mise à distance », propose Barthes en se référant au ma japonais, cet intervalle dont il use fréquemment comme une sorte d’archi-concept de l’espace et du temps, puis à la « courbure d’espace » de Levinas, cité par Blanchot : pas de théâtralité sans « l’inconnu dans son infinie distance » (Neutre, 190). »
Ainsi, en viendra-t-on à ce début de conclusion :
« Barthes a pris en cours de route une question — la théâtralité, dont Josette Féral voit en lui son initiateur français — qui ne l’avait pas attendu et qui continuera à se développer sans lui. Mais il l’avait déjà prise en compte, de manière oblique et décisive, et il n’aura cessé d’y revenir, entre dialectique du signe, perception du corps, espacement neutre des présences affectives. Il a pris parti dans le combat de Brecht contre Aristote et fait effort pour y conjoindre la méthode de dramatisation nietzschéenne. Il a balayé le spectre des positionnements possibles ouverts par la comparaison et l’analogie, le comme et le comme si. Il n’a pas souhaité engager le débat sur la nature formaliste du mot, mesurer la théâtralité à une littérarité dont l’origine est voisine et dont il s’est longuement occupé. C’est peut-être qu’il ne se souciait pas d’une science du théâtre [...], mais d’une esthétique du théâtre et d’une pensée dialectique de toute forme de signalisation et de présence. C’est aussi qu’il ne mettait pas les deux notions sur le même plan : trop matérialiste et trop brechtien pour assimiler comme Mallarmé le Livre au Théâtre et le Théâtre au Livre, même si ce modèle, justement, le hantait constamment. Il fut ainsi saisi par le paradoxe d’une notion qui se définirait par son repli ou son regard mais s’accomplirait par ses saillies et ses redans : une notion qui porte en elle « l’intersection problématique » du signe et de l’affect ». (146)
Ces deux extraits du Geste théâtral de Roland Barthes précédés d’un passage de Reconnaissances (et ce titre n’en prend que davantage de résonances), rejoignent ces considérations de Christophe Bident, dans sa lecture de La passion selon G. H. de Clarice Lispector [35] :
« S’il les avait lues, Barthes aussi aurait souscrit à ces deux ultimes citations que je ferai de Clarice Lispector : « quand l’art est bon c’est parce qu’il a touché à l’inexpressif, le pire des arts est celui qui est expressif, celui qui transgresse le morceau de fer et le morceau de vitre et le sourire et le cri » (183), « quando a arte é boa é porque tocou no inexpressivo, a pior arte é a expressiva, aquele que transgride o pedaço de ferro e o pedaço de vidro, e o sorriso, e o grito ». « Même dans la tragédie, car la véritable tragédie réside dans l’inexorabilité de son inexpressif qui est son identité nue » (182) ; « Até mesmo na tragédia, pois a verdadeira tragédia esta na inexorabilidade do seu inexpressivo, que é sua identidade nua ». C’est en effet contre la conception d’un art soi-disant expressif que Barthes a constamment lutté, et c’est en ce sens que sa démarche théorique s’initie par une réflexion sur « l’écriture neutre » (Le Degré zéro de l’écriture), pour y revenir dans l’un de ses derniers cours au Collège de France (Le Neutre). »
Pour ma part, je note le propos sur la tragédie, songeant (voir la couverture d’Écrits sur le théâtre) à la représentation des Perses en 1936, par le Groupe de Théâtre antique de la Sorbonne, fondé par Roland Barthes et Jacques Veil, Roland Barthes y tenant le rôle de Darios.
C’est la fidélité à la théâtralité que repère, répertorie soigneusement Christophe Bident au fil de son argumentaire, dans les multiples visages que l’on pourrait accorder à l’auteur du Plaisir du texte, dans leurs versions structuraliste, sémiologique pour ne pas dire sociologique en considérant le "mythologue", voire le découvreur d’un certain Orient, avec le Nô et le bunraku.
Reste en ce qui me concerne, la fidélité à Brecht, jusque dans l’infidélité, et si pour Roland Barthes « l’illumination » de Mutter Courage fut « un incendie », renversante fut pour l’auteur de ces lignes, tombant de son nid de province à l’occasion d’un voyage scolaire, la représentation (en 1965) à ce qui était alors le TNP, de Maître Puntila et son valet Matti, qui ne ressemblait à rien de ce qui fut alors tant soit peu (si peu) connu en matière de théâtre, saisissable alors se fit la théâtralité, dans sa dimension politique, dans sa dimension d’adresse telle que Théâtre Populaire - ainsi que se dénommait la revue à laquelle collabora activement Roland Barthes - dise non pas spectacle, mais partage — le plus égalitaire possible.
Cette incise veut aller bien au-delà de la simple anecdote, manifestant à quel point le geste décrit par Christophe Bident a son importance, qu’il y va davantage que d’une histoire, mais bien d’un présent aussi actif que la neutralité vivante cher aux auteurs qu’il fréquente et nous donne à fréquenter dans son ouvrage passionné, et passionnant, livrant un fil rouge (solide) pour les relectures contemporaines qui s’emploient à mettre en lumière essentiellement un Roland Barthes écrivain (cf. Le métier d’écrire d’Éric Marty.)
[1] Mathieu Riboulet, Les Œuvres de miséricorde, Verdier, 2012, p. 128.
[2] Maurice Blanchot, « L’indestructible », la NRF, 1962, à propos de L’espèce humaine de Robert Antelme. Repris dans L’Entretien infini, 1969.
[3] Que la lectrice de toujours soit ici remerciée de ses remarques avisées, du temps et de l’attention donnés.
[4] Ceci ne relevant que de l’effort de mémoire, doublement : au titre de l’énergie nécessaire à rassembler d’abord, bref, le tour de chauffe, ensuite à consigner des traces dont chacun disposera à sa guise.
[5] Mathieu Riboulet, « À contretemps, décidément », revue Monstre, n° 2. Ce texte figure dans les annexes présentant l’auteur aux éditions Verdier, tout comme un entretien avec Thierry Guichard pour le Matricule des anges (n°97, octobre 2008).
Maurice, c’est moi, dit en substance l’auteur. Maurice, le héros du roman éponyme de Edward Morgan Forster. Et de s’en expliquer dans un parcours révélateur de temps non synchrones, celui de la découverte de soi, celui d’oeuvres que leur époque repoussa le plus souvent dans ses marges. Raison de plus d’y retourner ou d’y aller voir...
[6] Jean-Baptiste Niel, Ceci est mon sang, aux éditions Julliard, 1992 ; La Maison Niel, aux éditions Gallimard (coll. Haute Enfance), 1995. Marie Miguet-Ollagnier, dans Les Voisinages du moi (PU Franche-Comté) délivre un empathique portrait de celui qui fut son étudiant, révèle son attrait pour les oeuvres de Reverdy et de Marie Noël (en particulier Les Notes intimes (éditions Stock). Voir, écouter un entretien avec Jean-Baptiste Niel, grâce aux archives INA.
[7] Pierre Silvain, Julien Letrouvé, colporteur, aux éditions Verdier, 2007, se lit dans l’émerveillement ; en plus de toutes ses élégances, il a eu celle de venir à son lecteur au moment ajusté ! Au surplus loisir laissé au lecteur de reconnaître ce que Mathieu Riboulet entend ici : « Il n’a pas l’air d’y toucher, n’en prononce pas le nom, mais laisse loisir au lecteur, un jour, de penser que le vrai ressort de son personnage, Julien Letrouvé, colporteur de livres aux confins de la Champagne et de la Lorraine, sous la Terreur – c’est cela. Et de n’être que plus admiratif encore du travail qui aura consisté à en effacer doucement les preuves pour n’en laisser flotter que la possibilité. Écrire, c’est ouvrir l’infini des possibilités » (in Monstre, n° 2, op. cit.).
[8] Mathieu Riboulet, Le Regard de la source, aux éditions Maurice Nadeau, 2003. Son incipit : « Je vais tenter de raconter cela que je suis allé m’enfermer un mois dans un monastère à des fins d’écriture. C’était compté, pesé, divisé, pour moi, cette affaire-là, aller remuer sans défense, sans préparation et sans envie l’épais glacis de feuilles mortes, de tourbe et de poussière sous lequel repose une partie de mon enfance. Mais - nécessité fait loi, j’ai dit oui, suis parti, me suis enfermé, j’ai remué. », outre qu’il indique la circonstance, une résidence d’écriture au monastère de Saorge, annonce comment un jeune homme très empêché se fit écrivain, c’est à dire s’abandonna. Central à cet égard, son chapitre 4, « Dumka ». Outre qu’il évoque un autre Anton (« le rythme populaire ukrainien, la "petite pensée", celle qui va et vient de la gaieté débridée à l’insondable mélancolie »), il revient au premier, non sans une pensée pour Anne-Marie Ortese (Deux larmes dans un peu d’eau) : « Je m’abandonnai à la force des eaux, leur offrant toutes les parcelles de mon corps pour ruisseler, espérant pouvoir y ajouter mes larmes, mêler mon corps à celui d’Anton, et laisser advenir ce qui devait advenir » — écrire tout simple, rien de plus sophistiqué — ce qui annonce l’abandon de Nina. La lecture publique donne au lecteur intéressé de voir/entendre Mathieu Riboulet lire ce chapitre de son livre, chapitre également d’une vie, filmé par Vladimir Léon, avec l’écoute infinie de Lionel Quantin. "Images de la culture" pour la présentation du DVD ; et, entretien avec Vladimir Léon, de ce qui est davantage qu’un documentaire : Adieu la rue des Radiateurs.
[9] Mathieu Riboulet, Les Âmes inachevées, Gallimard (Haute Enfance) ; lire De l’empêchement à l’intercession, qui sans être une "explication de texte" inscrit ce livre dans le propos de présentation de son travail par Mathieu Riboulet de son travail (Reportage du 03/04/2007, Fondation Caisses d’épargne pour la solidarité).
[10] Roland Barthes, Écrits sur le théâtre, Points-Seuil, 2002.
[11] Roland Barthes, Le Neutre, Cours au collège de France (1977-1978), texte établi, annoté et commenté par Thomas Clerc, Seuil/IMEC, 2002.
[12] Jean-Claude Milner Le pas philosophique de Roland Barthes, Verdier, 2003.
[13] « Barthes écrivain », dossier de la revue Spirale n° 232, mai-juin 2010, dossier réuni par Maïté Snauwaert.
De ce dossier, je retiendrai plus particulièrement :
— de Maïté Snauwaert, outre sa présentation du dossier, « Le critique comme artiste », une recension du livre de Susan Sontag (disponible en poche, collection Titres chez Bourgois), et celle du Journal de deuil.
— de Marielle Macé : « Style de vie, style de pensée », où le principe de délicatesse va jusqu’à gésir dans le rythme-notation, ce que Barthes a appelé l’actif du neutre.
— de Philippe Forest enfin, « Barthes en avant », à propos de Barthes en cours 1977-80 : Un style de vie (Sémir Badir, Dominique Ducard dir.) et Empreintes de Roland Barthes (Daniel Bougnoux dir.), soit Barthes démythologisé.
[14] Christophe Bident, Bernard-Marie Koltès, Généalogies, aux éditions Farrago, 2000, et « Dostoïevski à Manhattan ? » in Voix de Koltès, aux éditions Séguier, 2004.
[15] Christophe Bident, « Les mouvements du neutre », revue Alea, juin 2010, vol.12, n° 1, p.13-33.
[16] Christophe Bident, Reconnaissances, Antelme, Blanchot, Deleuze, Calmann-Lévy, 2003, ouvrage ici chroniqué.
[17] Et de rappeler, de Dyonis Mascolo, Autour d’un effort de mémoire (éd. Maurice Nadeau, 1987), livre consacré à une lettre qu’Antelme lui a adressée en juin 1945, après son retour de Dachau. Une des plus belles recensions qui soient en a été faite par Louis Seguin, " Ecrire après Auschwitz " dans la Quinzaine littéraire n° 497 parue le 16-11-1987.
Citons, de la lettre : « Dionys, je voudrais te dire que je ne pense pas l’amitié comme une chose positive, je veux dire comme une valeur, mais bien plus, je veux dire comme un état, une identification, donc une multiplication de la mort, une multiplication de l’interrogation, le lieu miraculeusement le plus neutre d’où percevoir et sentir la constante d’inconnu, le lieu où la différence dans ce qu’elle a de plus aigu ne vit – comme on l’entendrait à la “fin de l’histoire” –, ne s’épanouit qu’au cœur de son contraire – proximité de la mort ».
[18] "A grande neutralidade viva" ("La grande neutralité vivante"), in Anacronismos, ouvrage collectif co-dirigé par Ana Kiffer et Christophe Bident, 7 Letras, Rio de Janeiro, Brésil, 2011, p.25/38 (traduction, Rodrigo Ielpo).
Je remercie l’auteur de m’en avoir communiqué la version française.
[19] Clarice Lispector, La Passion selon G. H. aux éditions Des femmes. À signaler la grande biographie de Clarice Lispector par Benjamin Moser, Pourquoi ce monde, aux mêmes éditions, invitation à revisiter toute l’œuvre.
[20] Jean Vasca, in Succursales du soleil, éditions Ipomée, 1978 ; voici le texte :
Un cri hante la mémoire du monde
Un clou planté loin dans la chair de nos nuits
Et qui hurle une aube impossible
Hommes de révolte
Hommes de douleur
Bûchers contagieux
Dévalant les siècles
Vous sillonnez l’histoire d’oiseaux rouges
Et nous ?
En cette heure
En ce lieu
Dans nos corps verrouillés
Et dans nos langues mortes
ET NOUS ?
Désarticulés dans les miroirs du vide
QUAND DESOSSERONS-NOUS LA MANIGANCE ?
[21] Mathieu Riboulet, Avec Bastien, Verdier, chronique du 24/09/2010.
[22] Les Œuvres de miséricorde, op. cit., p. 141-143, et dans cette description : « Il n’y a guère que lui pour avoir peint les anges comme il peignait les hommes, les saints comme il peignait les hommes, les bourreaux comme il peignait les hommes, il n’y a guère que lui pour avoir peint tant d’hommes dont tout laisse à penser qu’on serait bien au ciel avec eux pour voler, avec eux pour aimer. »
Sans omettre :
Je sais grâce à lui que les anges sont des hommes, de Berlin ou de Naples, de l’âpre terre calcaire ou des bords du Rhin, des hommes à qui confier ce dont Dieu ne veut plus, notre peine et ce poids constant sur nos épaules.
[23] Relevons ces « traces de peinture qui hantent les visages, car il n’est au fond pas d’énigme, de l’histoire et des hommes, qui ne soit résolue dans le geste de l’art ».
[24] À lire, Juan Gelman, traduit et présenté par Jacques Ancet : L’Opération d’amour, Gallimard 2006, et ces bonnes feuilles.
[25] One charming night, et Here the deities approve par Andreas Scholl, ne sont pas sans produire d’effets... (CD O Solitude, Decca 2010)
[26] Lire les pages 108-109, justement ravageuses pour les bonnes consciences, celles de nos toujours possibles empiègements, ou acquiescements las.
[27] Cette citation, p. 37, en serait une illustration : « Autrement dit, si j’ai choisi Andreas pour m’aider à comprendre quelque chose aux strates d’histoire qui s’accumulent en moi, à ce qui traverse le pinceau de Caravage, à ce qui se joue dans l’âme quand les corps se rejoignent, il vaut mieux que nous fassions ensemble un tout petit peu plus que de tirer un coup. Et mieux il m’aidera à mener cette réflexion, mieux je l’aiderai à avancer de son côté, quelle que soit la fin qu’il poursuive avec moi, dont évidemment j’ignore tout. »
Françoise Davoine, fait de Wittgenstein son therapon dans La folie Wittgenstein, elle décrit Sancho Pança comme celui de don Quichotte. Le vieux mot écuyer, en serait une traduction possible. Lire : Aimer, à la folie et Pour combattre la mélancolie.
[28] Dans Edward Bond, Je ne suis pas un homme en colère, le dramaturge anglais, filmé par Véronique Aubouy le 29 avril 2001 dans la cathédrale Saint-Jean de La Valette à Malte au pied de La Décollation de saint Jean-Baptiste, dit du Caravage que, comme tous les grands peintres, « il attache une grande importance aux mains » (« He is very conscious of hands »), et de ce tableau-là qu’il « est bien plus réel que la rue dans laquelle on retourne après l’avoir vu ». Il ajoute : « Et si on en était conscient, il y aurait moins de prisons. » Il n’est pas indifférent que ce sentiment très aigu de réel soit produit précisément par un des tableaux les plus irréels du Caravage, par une de ses lumières les plus irréelles, par cette représentation suspendue, ouatée, d’une exécution dans une cour de prison, dont Bond délaisse le prétexte biblique pour n’en garder que le versant civil, toujours aussi lisible que l’autre dans tous les sujets religieux traités par le peintre : « C’est un tableau qui nous met un peu au supplice parce qu’il en dit trop sur la souffrance et sur la bêtise crasse. » (80)
[29] Au chapitre Battre les prisonniers, pp. 87-93.
[30] Christophe Bident, Le geste théâtral de Roland Barthes, éditions Hermann, 2012.
[31] Les éditions Champ Vallon ont procédé à une seconde édition du livre.
[32] À lire, Trop imperturbablement Blanchot (1941-1944), une chronique de François Bon sur ce recueil.
[33] Auxquels on peut également adjoindre l’édition des actes de colloques : Récits critiques (avec Pierre Vilar), et Blanchot dans son siècle, avec Monique Antelme, Gisèle Berkman, Jonathan Degenève.
[34] Reconnaissances, op. cit., pp. 40-41.
[35] Voire les notes 18 et 19 supra.
D’entrée de jeu, Christophe Bident signale : La Passion selon G.H. comporte près de 70 occurrences du champ lexical du neutre (« neutre », « le neutre », « neutralité », « neutralement »). Hélène Cixous, dans L’Heure de Clarice Lispector (Des femmes, 1989), souligne :
« Le plus difficile à faire, nous enseigne le texte, c’est d’arriver jusqu’à la plus extrême proximité en se gardant du piège de la projection, de l’identification. Il faut que l’autre reste étrangissime dans la plus grande proximité.
Et respecter chacun selon son espèce, sans violence, avec la neutralité du Créateur, l’amour égal et non démonstratif à l’égard de chaque étant. (Comment était la voix de Dieu disant dans la Genèse ? Quelle était sa plate et toute-puissante musique ?)
Dans La Passion, le sujet avec lequel Clarice fait son apprentissage de l’ultime impassion, le partenaire d’amour, est suffisamment étrange pour que l’ascétisme de ce troublant travail soit plus évident pour nous que si l’autre était un sujet humain ordinaire. Aime ton prochain comme s’il était ton étranger. Aime celle que tu ne comprends pas. Aime-moi, aime ta barate, toi mon amour, ma barate. Oui le projet ultime de Clarice est de faire apparaître l’autre sujet humain comme égal - et c’est positif - à la blatte. Chacun selon son espèce. »