La colline pour motif

lettre du 14 juillet 2008


De toutes les écritures, celle de Nicolas Pesquès est celle qui avive le plus en moi le goût d’écrire. Elle éveille la salive, vraie source de la poésie dont on pourrait dire ce qu’il dit de l’oeuvre de Gilles Aillaud : « Il n’y a pas d’autre origine possible à la peinture que de la commencer ». Voilà : l’arme la plus sûre, c’est la naissance.

Ariane Dreyfus [1]


à Frédérique de Carvalho,
aux « terres d’encre » et aux « petits toits du monde »

La face nord de Juliau :

colline ardéchoise [2] face à laquelle Nicolas Pesquès dispose d’une maison familiale est devenue une aventure d’écriture [3] entreprise il y a quelques trente ans ; il en a élu le motif à la manière d’une « Hagia Niki » cézanienne, pour en découdre avec le langage et en rendent compte aujourd’hui six livres dont viennent de paraître les deux derniers : La face nord de Juliau, cinq, La face nord de Juliau, six, publiés comme les précédents (1988, 1997, 2000) chez André Dimanche, Editeur, avec pour ces deux derniers une couverture –magnifique- de Bernard Monimot.

Nicolas Pesquès vient de s’entretenir de ces deux livres avec Alain Veinstein, [4] ce 11 juillet 2008, et avec Emmanuel Laugier, fidèle commentateur [5], pour le Matricule des anges (n° 95) de cet été. J’en retiens :

Dès l’instant où écrire veut faire l’expérience des limites du langage, de ce qui ne cesse de lui échapper, de son improbable sortie hors de lui-même et du fait qu’il sécrète à la fois ce qui le ronge et le magnifie, il doit faire front à l’impossible défi de son dépassement. Alors écrire doit à mon sens essayer d’éviter tout ce qui peut lui faciliter la tâche : les histoires, la narration, la fiction, la musique, etc. […]

L’écriture, qui reste un travail corporel, est donc constamment érotisée, à plus forte raison quand on aime son motif. Écrire puise et brûle aussi cette énergie-là […]

Ceux qui grâce à la revue Scherzo [6] avaient pu recevoir quelques éclaircissements sur la démarche du poète et critique d’art seront frappés par la fermeté et la constance du projet : au détour de l’émission, on apprend qu’un Juliau cinq réalisé en trois ans a été abandonné, pour cause de « manège assuré » (voir premières pages) ; toucher avec les mots, tel est l’atelier :

face à un paysage qui ne s’installe jamais
les mots sont décisionnaires

il s’agit d’un continuel effacement de la soif
par pompage et accentuation graphique

ici, un infinitif : écrire
et deux autres encore : voir, fermer les yeux
la qualité du regard peut déplacer la colline

en travaillant à même ce jaune là
sur la table
je restreins les homonymies (J5, 117)

Ce travail « physique » de la couleur qui a attiré la traduction de Cole Swensen qui en « Si riche heure » nous dit naguère les recettes pour les pigments, consiste à « ne pactiser qu’avec les dresseurs d’intensité ».

Ainsi le jaune sur jaune aura fini par donner son nom au « Juliau, six » cf. :

ainsi la compréhension n’est pas ce qui rend le texte
accessible
mais le retournement
le fait que l’artifice s’installe à la même place que le naturel
en attente des mêmes éclairages

SURJAUNE ou la cabane du renard
néon fauve, objet intégré

réfléchir, écrire, afficher ciel
mêlé au bord de l’herbe

le merle dans les amandiers de mars

un corps qui écrit, qui sort de l’ombre
retrouve la poussière

(J6, 48)

En vue de dire quelques mots du texte qui suit : « Mélodie fantôme » de Georges Didi-Huberman, publié par Po&sie n° 120, à la recherche de l’expression « la chanson de nos vies », une note de « L’expérience d’une psychanalyse » -généalogies du désir à l’œuvre- (38, p. 116) me renvoie à un entretien d’Ignacio Garate Martinez avec Michel de Certeau, dont ces lignes me disent/lisent autrement l’expérience (la poésie comme expérience rappelle Emmanuel Laugier) de Juliau :

I.G. : Un espace pour la durée ?
M. de C. : Un espace pour le défi ou pour le poème…

Le principe éthique, c’est une ouverture d’espace qui n’est autorisée par aucun fait. Il y a un monde sur lequel il faut être lucide, qui est organisé par un certain nombre de données, et le principe éthique est quelque chose qui ouvre un avenir sans être autorisé par des faits.

Autre manière de dire ce qui sous-tend l’écriture « physicienne ». La suite aux prochains Juliau(s).

Mélodie fantôme

Le Danseur des solitudes l’annonçait, la revue Po&sie en son numéro du trentenaire (120) le confirme : le « cante jondo », chant ou chant(s) profond(s) fera la matière des prochains livres de Georges Didi-Huberman.

L’extrait du travail en cours donné à la revue est de toute beauté : un travail savant se fait expression personnelle (et des plus émouvantes), relation de « la profonde musicalité d’une expérience non musicale, l’immanente musicalité d’un moment où toute [s]a vie bifurquait. »

Didi-Huberman prend soin de préciser qu’il n’est ni analyste, ni analysant, mais « l’artiste précède » ! [7] et de citer Reik (expérience semblable à la sienne), Fédida et cet apparent scandale : « Le deuil est ce qui met en mouvement ».

Ainsi se surimpose aux thèmes connus de l’œuvre (anachronisme, formules de pathos etc.) la prenante mélodie de John Coltrane ¡Olé !, une puissante réflexion sur la modalité, l’évocation de Paco de Lucia, et d’Estrella Morente au prénom d’étoile ; amateurs de flamenco vous écouterez plus encore Peregrinitos lorsque vous aurez lu :

Dans d’autres bulerias - par exemple les Peregrinitos accompagnés par Juan et Pepe Habichuela -la chanteuse devient gitanissime, avec un sens du compas fait de rythmes tranchés à la milliseconde et de douceurs qui s’étendent inattendues, d’accélérations électrisantes et de suspens vertigineux, d’accentuations brutales et de suavités où l’on voudrait se perdre longtemps.
(Mi cante y un poema)

A moins que vous ne préfériez :

les fêtes de l’enfance, les fêtes dédiées à ceux qui naissent (navidad), à ce qui naît : comme lorsque Nietzsche nous parle, en penseur moderne, d’une naissance de la tragédie, ou lorsque Benjamin, au-delà, nous parle d’une origine du drame. Il y a, par exemple, dans le style d’Enrique Morente, une adaptation audacieuse de Nuit, douce nuit mise en musique par Juan Manuel Cañizares. Il y a une interprétation magnifique, au rythme des bulerias, de la chanson populaire recueillie par Federico Garcia Lorca, Los cuatro muleros.
(Calle del aire)

***

On l’aura compris, le rapprochement n’est certainement pas fortuit, en tous cas pas pour moi qui lis à la page de La face nord de Juliau, six (67) :

nous entrons dans l’ombre et c’est le même labyrinthe
le même échangeur de butée et de divination

la fin de l’oeil et le recul du murmure

une façon de contre-chanter
la suppression des porteurs, le mot musique lui-même
évanoui

jaune à l’image de la nuit du temps, telle une brute d’amour

Notes

[1] Pas la soudure, revue Scherzo, numéro 14-15 « Nicolas Pesquès » , mars 2002, p. 44

[2] C’est une colline comme en dessinent les enfants, […] Mais une fois lancé, le mot s’applique si parfaitement ici, qu’on n’imagine pas plus juste et meilleure dénomination. Et pourtant, Juliau : tout le contraire d’un stéréotype. (Juliau, 1)

[3] Scruter les mille visages de la Face Nord. Suivre la montagne en ses changements ; apposer le texte analogue, le pendant. [ … ] Je ne rêverai pas ; je serai - je le sais - interminable. J’irai à sa rencontre ; j’en reviendrai avec quelque chose de gagné sur l’oubli. Je dirai chaque approche comme une incrustation sur l’effacement général, comme un appel réitéré, un élan.., un autre élan pour que les échos croisent, que la colline, répétée, soit et survive (Ibid)

[4] Cette émission débute en citant :
« Le 11 juillet
C’est la nuit que nous voyons le mieux l’allongement et la folie du voir. »

[5] Voir les recensions du Juliau, trois, quatre et du Gilles Aillaud

[6] […] comme une bête aux abois, insatiable dans ses désirs, incertaine de ses conquêtes et repue par une ignorance à peine écornée.

Comment l’écriture prend-elle en charge cette animalité ? Qui est ce singe qui écrit ?

Fixer le point de béance, sous le joug de son jaillissement, c’est « écrire les yeux fermés » des phrases nyctalopes. Être happé par la félinité du hors-langue, fendu par la précision du repoussement. Etre celui-là qui n’écrit plus, dont la cervelle grésille au bout des doigts, qui écrit avec cette encre brûleuse et réfractaire. Etre cet émerveillé et ce tremblant qui griffe sur la pierre la douleur d’un nuage. Etre cette blessure écarquillée, ce scribe claudicant, ce mangeur de brume.
Ecrire la filature inaboutie. Ecrire dans le vide la phrase tatillonne.
Etre ce singe qui ne recule pas devant l’épreuve du feu, qui funambule vers la sapience, en osant y songer.
Ecrire broyé par cette perspective, en la décortiquant.
(Italiques : question de Yannick Mercoyrol)

[7] « L’artiste précède », v. les lignes que consacre M. de Certeau à Lacan, sur la question de la littérature et de l’analyse dans Histoire et psychanalyse entre science et fiction (Folio, pp. 174-180)

© Ronald Klapka _ 14 juillet 2008