07/03/2012 — Jean-Paul Goux, Frédérique Leichter-Flack, Pierre Bergounioux, Nathalie Heinich, Emmanuel Terray, Patrick Boucheron
Jean-Paul Goux, Le séjour à Chenecé
« Tout nous est donné dès le départ du livre, mais nous ne comprenons pas encore que la fin, comme toujours dans les romans de cet écrivain, est contenue dans l’origine. »
Annie Clément Perrier écrit cela de L’Embardée (2005) [1], le premier des livres de la trilogie des Quartiers d’hiver, dont Le séjour à Chenecé [2], après Les Hautes falaises (2009), vient aujourd’hui donner (ouvrir) la dernière pièce, et l’exergue de cette lettre [3] confirmer l’assertion initiale.
Qui aura lu le premier livre, ne manquera pas de repérer l’incognito, fil rouge des réflexions adressées par l’architecte Marien à son ami Charles ; Annie-Clément Perrier [4] souligne : « Comme l’architecture et à propos d’elle, l’écriture exhume ici des mots anciens, oubliés ou peu usités, invite à réfléchir sur ceux que nous utilisons sans y penser, tel cet incognito qui revient si souvent dans le roman et mêle tout à la fois la méconnaissance de soi, la reconnaissance, ce qui reste inconnu, ignoré ou secret : cognoscere, dit le dictionnaire, c’est non seulement "savoir, connaître", mais aussi "avoir vécu", "ressentir". La parole intérieure procède ainsi, qui sonde pour ramener au jour les choses inconnues de soi, gardées secrètes, ou encore oubliées ». [5]. Pour spécifier celui qui fonde Le séjour à Chenecé, reportons nous à la note des éditeurs :
« Solitaire gardien d’une ancienne abbaye transformée en propriété familiale, Alexis Chauvel a toujours vécu avec le sentiment d’être invisible aux yeux de ses semblables. Incapable de se reconnaître lui-même dans une vie qui peine à revêtir une forme discernable, celui que ses proches n’ont pas tardé à qualifier de "pauvre d’esprit" n’a guère de commerce qu’avec le temps qui s’écoule à bas bruit et ce lieu dont il a la charge, véritable chambre noire où il attend que lui soit révélée la preuve de son existence. Des années durant, il a, silencieusement, embrassé de minuscules "vocations" successives, dérivant, toujours plus seul, sur la barque du temps, jusqu’à ce que la lecture d’une légende lui offre enfin de rencontrer un frère à la mesure de sa douleur, lequel, à son instar, vécut "dans sa propre maison comme un inconnu". »
Cette formulation de la Légende dorée [6] rejoint ici la réponse pleine de questions à celle de Bertrand Leclair, pour une enquête de la Quinzaine littéraire : « Pour qui vous prenez-vous ? » :
« Comme on ne sait pas, on se débrouille, on se fabrique les croyances qui rendent parfois supportables les contradictions peu supportables de la réalité telle qu’elle vous affecte et du désir qui vous la transfigure, on se fabrique l’équivalent d’un mythe : on pense qu’on aura passé incognito. Et c’est nécessairement une pensée contradictoire, tout orgueilleuse sous ses allures modestes.
Faut-il se prendre pour quelque chose pour qu’on vous voie ? ou faut-il qu’on vous aie vu pour se prendre pour quelque chose ? Et si l’on se prend pour ce que l’on fait, désire-t-on pour autant que cela se voie ? qu’a-t-on fait pour que cela se voie ? Dans l’incognito, quelle est la part du désir de n’être pas connu, reconnu ? Peut-on répondre à des questions si obscènes ? » [7]
Dans un entretien avec Jérôme Goude [8], Jean-Paul Goux indique comment il s’y prend et révèle : « J’attends - j’allais dire j’exige - un lecteur attentif, un marcheur captif. Requérir l’attention du lecteur consiste à exercer une certaine forme de pouvoir. Comme Simon qui évoque son métier d’architecte en terme d’accomplissement du désir d’habiter, je me figure la lecture en terme d’enveloppement. J’aimerais bien que lecteur soit enveloppé dans la prose du roman, qu’il habite la langue, qu’il soit tout entier dans l’espace de la langue... » ; eh bien, une fois encore, nous marcherons... [9], nous lecteurs « professionnels » ou non, anciens ou récents, car une fois encore l’écriture telle une "pâte prise dans les durées qu’elle mêle en en rendant sensibles les profondeurs" donne au récit s’adresser à chacun de ses lecteurs, ces lecteurs et dont celui qui le tient (et nous mène) a pris soin de dire (— « je vais vous dire » — ) : « je crois plus juste de m’adresser à vous comme si vous n’en connaissiez rien ou parce que vous ne connaissez rien de Chenecé ».
En effet, l’incognito, qui donne leur fil rouge à quelques lettres de L’embardée, prend une autre dimension, mêlant existence (taciturne) et création (silencieuse) ; de même l’Abbaye (aussi appelée L’Épine) objet des échanges entres les protagonistes des Hautes Falaises, et qui donnera lieu à leur réconciliation, est ici l’enclos du temps d’une vie et celui de la révélation à soi ; les exergues du Séjour à Chenecé : Sebald pour Austerlitz, Stifter pour L’Arrière-saison, pointent la dimension de roman de formation propre à ce récit et aux romans ; le jardin clos (« mon verger ») rappelle les débats philosophiques de la trilogie des Champs de fouilles, quant au Temps, c’est le grand sujet de l’écriture qui cherche à l’enclore dans de véritables architectures de langue : quand la vacance existentielle se convertit en temps de lectures infinies et en sélection de greffons pour en quelque sorte replanter le temps.
Et l’amour ?
Je lis, p. 16 : « je n’avais pas besoin de parler, je gardais le grand secret de l’existence d’une pièce cachée où il m’était possible de m’enfermer quand je le voulais pour y être magnifiquement seul. » et p. 60 : « Elle, Julie, les liens de ce lointain présent où je m’installais avec le présent qui nous était commun, elle les anticipait, les comprenait plutôt qu’elle ne les devinait, elle était magnifiquement attentive, magnifiquement intelligente. »
Ce qui se marque à : « Dans ces questions [10], Julie prenait ce ton pressant et bienveillant tout à la fois par lequel elle marquait l’inutilité de prétendre se dérober et en même temps l’octroi généreux d’un ajournement indéfini pour les réponses. » (60)
J’ai aussi ailleurs lu cette réponse de Jean-Paul Goux à Gérard Noiret : « la force d’un vrai jardin, c’est que nous ne puissions pas nous dérober sans honte aux questions qu’il nous pose » [11] ; ainsi comprendra-t-on, qu’une fois déposé le manuscrit que nous aurons lu [12], le mot de la fin soit : « Alors, j’irai dans mon verger. »
Aussi, sans davantage se dérober, « en goûter les fruits et la beauté » !
le temps de lire, incognito
Voici, présentés sans doute trop rapidement quelques livres lus avec beaucoup d’intérêt, et auxquels une lecture seconde voire tierce confèrerai(en)t davantage d’épaisseur dans le compte rendu. Le Laboratoire des cas de conscience de Frédérique Leichter-Flack [13], a été très bien accueilli là où il l’a été [14], et à juste titre (c’est le mot). S’inscrivant dans l’ethic turn des études littéraires, voire de la réflexion sur le care [15], ce livre est avant tout un exercice d’intelligence de la littérature, sans doute une excellente motivation pour des enseignants soucieux de rendre poreuses les frontières entre philosophie et littérature, de raviver la dispute médiévale ou la casuistique, de donner au débat toute sa teneur critique, bref une excellente école. Les exemples sont particulièrement bien choisis, les lectures de Kafka (La Métamorphose), de Melvile (Billy Budd, Bartleby), la manière de donner aux figures d’Antigone ou de Salomon leur pertinence aujourd’hui, ne sont pas sans faire penser à la manière de Stéphane Mosès lecteur de Kafka ou encore de Thomas Mann. Lors du débat récent relatif aux commémorations littéraires, concernant plus particulièrement Céline, Frédérique Leichter-Flack a été sollicitée pour donner un intéressant point de vue dont l’argumentation s’inscrit dans le modèle ici proposé [16]. Ajoutons que le livre est écrit avec une plume alerte, sans lourdeurs ni facilités pour autant, résultant sans doute d’une pratique pédagogique dialogique avec des publics exigeants mais non spécialistes de la chose littéraire [17].
Peindre aujourd’hui. Le titre [18] est sans doute polysémique. L’aujourd’hui de Pierre Bergounioux est générationnel ("je me souviens" du plastique Gilac — « plastique miracle » —), comme le sont les dessins (magnifiques) de Philippe Cognée : une allée d’hypermarché, un frigo, des chaises de bistro empilées, une rue bordée d’immeubles contemporains. Le lecteur familier de la prose de Pierre Bergounioux l’entend prononcer son texte, tantôt la longue période, tantôt le verbe coupant, l’expression rare et qui fait mouche (et en ce qui concerne l’auteur, l’expression n’est pas due au hasard), telle ce syntagme qui mériterait de passer à la postérité : des financiers à la moralité imprécise. Comme toujours la prose rédime la nostalgie qui pourrait emporter le lecteur, en lui donnant les mots qui combattent le désarroi contemporain en le situant à distance d’écrit, en attendant de reprendre l’énergie qui le combatte pied à pied.
Sortir des camps, sortir du silence de Nathalie Heinich, aux Impressions nouvelles [19], est un recueil d’articles ou d’interventions de la sociologue de l’art, qui mise à part une nième charge contre Pierre Bourdieu [20], s’inscrit dans la bibliothèque, dans ce qui aura constitué au fil du temps un mémorial des sombres temps. Cette partie du livre est particulièrement émouvante : où ranger les ouvrages d’Antelme, Primo, Levi, Etty Hillesum, Jean Améry et bien d’autres ? L’hommage rendu rendu à Michaël Pollak touche très juste, non seulement dans l’évocation de l’ami et du collègue, mais aussi quant à l’apport proprement scientifique de son travail, et notamment du « sentiment d’identité » que sa recherche aura mis en relief ; à cet égard s’imposait la republication de l’article écrit par Nathalie Heinich et Michaël Pollak dans Actes de la recherche en sciences sociales (n° paru en 1986).
L’éditeur vient, à propos de l’histoire du XX° siècle, d’offrir à ses lecteurs une bande dessinée qui s’inscrit dans le registre de la fiction historique : Je suis mon rêve [21]. Le texte de Felipe Hernandez Cava, les illustrations de Pablo Aladell, la traduction de Benoît Mitaine. Je ne saurais trop conseiller au lecteur de se réserver (l’excellente) préface de Viviane Alary, pour la confronter à ses impressions de lecture, une fois l’album terminé. Sachez juste qu’il y est question d’un aviateur allemand, des totalitarismes, et du dialogue télépathique avec une chamane tartare, d’un parcours initiatique donc. Le travail graphique et le scénario (dont le découpage en grandes séquences) sont une parfaite réussite.
Merryl Streep vous aura peut-être ému-e, en incarnant le désarroi de celle qui incarna - en vrai - la « Dame de fer », en proie au délitement de sa psyché. Le livre d’Emmanuel Terray Penser à droite ne se situe pas dans le registre de l’émotion, pour analyser une pensée qui perdure, ce qui en constitue l’armature, les variations et jusqu’aux contradictions les plus criantes : l’aujourd’hui de l’immoralisme des marchés, et concomitamment le resserrement sur les « valeurs » de « toujours ». Ce clivage nous indique-t-il passe à l’intérieur des penseurs de droite, et devrait en s’approfondissant les contraindre à choisir leur camp, cf. le tableau, p. 153 mettant en vis-à-vis les valeurs du libéralisme économique, et les valeurs du conservatisme social. À la fois anthropologue (africaniste), historien et militant (v. aussi chez le même éditeur Combats avec Méduse [22]), Emmanuel Terray propose au lecteur une réflexion structurée, éclairante, savante sans peser pour autant, néanmoins puissamment mélancolique si l’on considère l’exemple conclusif des Mémoires de Zhao Ziyang, ce réformateur chinois qui s’opposa au massacre de la place Tian’ Anmen, et qui découvrit à ses dépens qu’il y a toujours un ordre établi à défendre...
Avec L’entretemps, Conversations sur l’histoire, aux éditions Verdier (après Léonard et Machiavel [23] en 2008), Patrick Boucheron, donne une manière de réponse à la question (élargie) posée par le livre d’Emmanuel Terray. Soit cette limpide quatrième de couverture proposée par l’éditeur comme résumé :
« Quel est le problème ? On le dira ici simplement, tant est criante son actualité. Il s’agit de trouver les lieux où peut se dire le politique. Non pas la parole instituée et instituante de la grande émotion révolutionnaire, mais celle, vibrante, efficace pour chacun, qui cheminera librement dans nos vies. Car elle s’énonce partout, sauf là où elle s’annonce comme politique. Face aux textes, devant l’image, il faut pour la saisir s’adonner à quelques exercices de lenteur.Faire comme eux, les trois philosophes. Trois hommes d’âge différent, qui méditent, qui commentent et qui espèrent. Ils prennent la mesure de la diversité du monde, tandis que le jour faiblit. Mais qui sont-ils ? Giorgione a peint la succession des âges comme une énigme. Alors tentons de les faire converser, depuis le pli du temps qu’ils occupent, arrêtés là, désœuvrant le cours glorieux des siècles – dans l’entretemps. »
Nous voilà prévenus, ce sont bien à des exercices de lenteur que nous sommes conviés. La bonne raison, si je puis dire en est la recherche de la bonne distance que l’auteur, universitaire, cherche à trouver avec le destinataire (exemplairement ici le "public" du Banquet du Livre de Lagrasse, avec lequel se sont engagées les conversations, Patrick Boucheron soulignant : « quant à l’histoire, elle ne vaut que si elle consent à dire quelque chose de nos vies ».
À cet égard, le chapitre III Espacements du politique, illustre particulièrement l’exercice de lenteur auquel l’auteur entend nous convier : avec toujours à la pensée Les trois philosophes (gardons ce nom) de Giorgione, ce sera découvrir un étonnant poverello, « inculte » peut-être à la manière du héros du Séjour à Chenecé, « rêveur perplexe et lent », expression due à De Signoribus cité dans un passage de Ronde des convers [24] pour clore une forte méditation.
Ajoutons juste que les sources indiquées pour chacune des études, aux pages 125-132, quatre : 1. Ce que voit Giorgione ; 2. Une histoire zébrée de part en part ; 3. Espacements du politique ; 4. Quelque chose de cassant, sont autant d’invitations à la relecture et au choix d’angles de la réflexion.
In angulo cum libro, on n’y manquera pas.
[1] Annie Clément Perrier, recension de L’Embardée, Actes sud, 2005, numéro 914-915 de la revue Europe, juin-juillet 2005, pp. 339-340.
[2] Jean-Paul Goux, Le séjour à Chenecé, Actes sud, 2012.
[3] Le séjour à Chenecé, op. cit., p. 107.
[4] Annie Clément-Perrier est l’auteur d’un essai sur l’oeuvre de Claude Simon : Claude Simon, La Fabrique du jardin, Nathan-Université, coll. "128", 1998. Elle a posfacé la version poche (Babel) des Jardins de Morgante, mené un entretien avec Jean-Paul Goux pour la revue Europe, 854-855, juin-juillet 2000, repris dans La Voix sans repos, éditions du Rocher, 2003.
[5] Europe, n° 914-915, op. cit.
[6] On aura reconnu la « Vie de Saint Alexis ».
[7] Quinzaine Littéraire, n° 882, du 1er au 31 Août 2004, numéro spécial : « Pour qui vous prenez-vous ? ».
[8] Article paru dans le n° 101 du Matricule des anges, mars 2009, à la suite de la parution des Hautes falaises.
[9] Et pour le lecteur désireux de savoir comment « ça marche », mentionnons outre les entretiens cités les ouvrages suivants :
— Genèses du roman contemporain – Incipit et entrée en écriture, CNRS éditions, 1993, Le temps de commencer, par Jean-Paul Goux, un document et une réflexion uniques de l’auteur, à la charnière de Lamentations des Ténèbres, et des Jardins de Morgante ; j’en retiendrai en résonance avec l’image du marcheur : « Dans le désir du livre, il y a aussi ce désir d’offrir au lecteur un équivalent fictif de ce qu’a été le temps biographique de son élaboration. [...] C’est qu’un livre ressemble bien plutôt à ce paysage que découvre lentement le voyageur qui se déplace à pied. Et si l’écrivain diffère du lecteur, c’est au moins en ceci qu’en commençant un livre il entreprend un voyage sans être assuré d’arriver, sans doute parce qu’il ne sait pas très bien où il va, tandis que le lecteur, lui, devant l’évidence matérielle du livre achevé, est assuré que le voyage a une fin. Pourtant, j’aimerais, dans cette interaction de l’écrire et du vivre qu’est pour moi un livre, que le lecteur devienne à son tour ce marcheur patient qu’est l’écrivain, et qu’il éprouve continûment, lui, le lecteur, ce sentiment d’un espace en lent déplacement, d’un territoire en mouvement. Le ton que je cherche, dans le temps du cahier rouge, c’est un ton qui soit comme mimétique de ce temps-là : si la phrase va de l’avant, elle n’est pas pourtant rectiligne et linéaire comme l’axe du regard dans la perspective du même nom. Je cherche ainsi des phrases-paysage, qui ont de la surface et du volume et qui déplacent en bougeant des territoires entiers, sans plus de rupture que les regards du marcheur. »
— La fabrique du continu, aux éditions Champ Vallon, 1999 ; la quatrième et le sommaire sur le site de l’éditeur.
— La Voix sans repos, aux éditions du Rocher, 2003, reprend diverses études, parues entre 1977 et 2000. Parmi celles-ci :
— Sur Lautréamont et Gracq : « Quelques propriétés des objets aimés », Théodore Balmoral, n° 26-27, printemps-été 1997. Cet article nous fit découvrir l’auteur, et "remonter" aux ouvrages parus dans la collection Digraphe,et dont Le Triomphe du Temps, en 1978 arborait en quatrième de couverture : « Il faudrait parler du souci que j’ai eu de rendre le texte continu : c’est une manière "d’occuper" le Temps, de se le soumettre, que la musique porte à son comble. Le flux musical me fascine parce qu’il organise le Temps.
Quant au "romantisme" du texte, je n’en mesure pas réellement les causes ni les conséquences : je sais seulement que le lyrisme, l’écriture de l’amour et de la nature, le discours de la ferveur et de l’enthousiasme sont aujourd’hui interdits par les idéologies littéraires "d’avant-garde" ; je vois seulement qu’on y perd beaucoup. La nécessité "de se confronter aux grandes expériences sensibles du passé", pour reprendre l’expression de Breton, ne saurait être niée d’un simple haussement d’épaules dédaigneux. La vieille question de l’héritage et de son assimilation critique est ainsi posée. » Sans omettre ceci :
— « Comment conjurer la fascination qui nous lie à tel ou tel livre... seul importe qu’il nous paraisse poser des questions que nous ne pouvons pas éluder : c’est l’ouverture des Leçons d’Argol, et sans doute la clé de l’énigme par quoi le fil rigoureux tendu depuis treize ans par Jean-Paul Goux, la difficulté même d’accès qu’il nous présente, nous impose une lecture qui met en question son propre geste et interdit de projeter selon les critères du commerce la stature d’une telle prose dans la seule sphère des pratiques dites culturelles. Cette rigueur même est ce qui nous concerne le plus, et la meilleure part, peut-être, d’un réciproque apport ; il n’y aurait rien de si subversif aujourd’hui que de restaurer ensemble une écoute. » (François Bon, « Outrageusement littéraire », Recueil, 1994, texte d’une grande densité et d’une grande précision, repris en ligne — François Bon redira sa dette au Banquet du Livre en août 1998 de façon plus resserrée, mais non moins admirative : « Jean-Paul Goux : lyrique et singulier »).
— Enfin, la lampe Marsaut n’ayant pas de secrets pour nous, nous nous permettrons de renvoyer à cette lettre intitulée « Jean-Paul Goux, magnifiquement seul ».
[10] « Julie savait maintenant que certaines de ses questions, par un seul mot, dégageaient de profondes perspectives d’arrière-plans multipliés, touchaient pour moi d’un coup à tant de choses à la fois que j’étais incapable d’imaginer par quel bout j’aurais pu commencer de les prendre, si bien qu’un épais brouillard intérieur m’envahissait aussitôt, me rendait incapable de rien dire, pas même d’indiquer ce qui soudain me rendait muet. » Ibid.
[11] Déplions cette réponse en son entier :
« Le jardin, l’image du jardin, ce n’est pas du tout pour moi une figuration symbolique d’un paradis où les conflits seraient abolis dans la passivité de la seule jouissance, c’est tout au contraire l’espace clos où s’exerce une lutte essentielle entre les forces de la nature multipliées par l’art, et nos propres forces personnelles. L’enjeu de cette lutte, c’est tout simplement ce que nous sommes, ce que nous pouvons peser face à ces forces de la nature multipliées par l’art et qui s’appellent : l’espace, le temps, la beauté. La puissance d’un jardin fait de lui une oeuvre totale qui met en jeu l’essentiel de nos rapports au monde : la puissance d’un jardin nous impose de faire l’épreuve de ce qui fonde nos rapports au monde, nous force à les mettre au jour, et rien ne nous garantit que dans cette épreuve nous puissions sortir indemnes. Mais la force d’un vrai jardin, c’est que nous ne puissions pas nous dérober sans honte aux questions qu’il nous pose.
A cet égard, le jardin devient une allégorie critique des usages contemporains de l’oeuvre d’art, réduite qu’elle est le plus souvent à un objet de consommation culturelle. Le jardin, parce qu’il met en jeu notre rapport au monde de manière physique, sensible et sensuelle, en ayant trait au corps dans l’espace et dans le temps de la nature, mais parce qu’il met aussi en jeu ce rapport au monde de manière intelligente, en créant des liens, en fabriquant des relations dans l’espace et dans le temps, qui ne sont pas dans la nature, le jardin est devenu pour moi un objet allégorique qui permet, sans sortir du roman, d’évoquer les enjeux contemporains de l’oeuvre d’art. » Quinzaine Littéraire, n°771 parue le 16-10-1999.
De Gérard Noiret, on aura pu lire récemment Autoportrait au soleil couchant, (Poèmes) - Obsidiane, 2011, Prix Max Jacob 2012, et l’entendre en conversation avec Sophie Nauleau (émission « Ça rime à quoi » du 11.12.2011.
[12] Il n’est sans doute pas interdit de penser, pris par la fiction, que le premier lecteur aura été Marien (l’architecte de L’Embardée, celui qui le deviendra dans Les Hautes Falaises), auquel, quarante ans après, Bastien Chéronnet aura confié le soin de remettre en état l’Abbaye.
[13] Frédérique Leichter-Flack, Le Laboratoire des cas de conscience, éditions Alma, 2012.
[14] Tiphaine Samoyault dans la Quinzaine Littéraire, n° 1056 du 1° mars, p. 24, Libération avec Robert Maggiori et un tchat.
[15] Martha Nussbaum est reconnue comme l’égérie de ce courant de pensée ; Éthique, littérature, vie humaine, dirigé par Sandra Laugier aux Presses Universitaires de France 2006, en exprime sensiblement la teneur.
[16] Frédérique Leichter-Flack, « Céline, " le style contre les idées " ? Méfiance ! », Le Monde, 27.01.11.
[17] Frédérique Leichter-Flack intervient à l’IEP de Paris (et je n’ai rien à redire à la réflexion proposée, par exemple, ce programme. Les « grandes écoles » ne manquent pas de recourir ainsi, je persifle, à des universitaires ou écrivains, pour donner aux décideurs de demain ou aux « tripoteurs de logarithmes », la teinte humaniste, et les syntagmes qui font « mouche » aux lieux de la « négociation » (le mot m’excite).
[18] Peindre aujourd’hui, Pierre Bergounioux, avec Philippe Cognée, aux éditions Galilée, 2012.
[19] Nathalie Heinich, Sortir des camps, sortir du silence, aux Impressions nouvelles, qui ont également publié d’autres ouvrages, Faire voir, et Comptes-rendus à.
[20] Renonçant ici à toute neutralité axiologique, je dirais qu’il y a des divorces qui s’éternisent ! Délesté de son premier chapitre, Pourquoi Bourdieu (Gallimard, Le débat, 2007) apporterait davantage sa pierre à la pensée critique, dont on ne peut évidemment souhaiter qu’une chose : qu’elle ne se fige pas !
[21] Je suis mon rêve, Felipe Hernandez Cava, illustrations de Pablo Aladell, traduction de Benoît Mitaine, aux Impressions nouvelles, 2012.
[22] Emmanuel Terray, Combats avec Méduse, Galilée, 2011.
[23] Le dossier de cet ouvrage est éclairant relativement à la méthode et à la manière de l’auteur, « historien et narrateur averti ».
[24] Eugenio De Signoribus, Ronde des convers, aux éditions Verdier, 2007, op. laud., et duquel, grâce à la traduction de Thierry Gillyboeuf, la préface de Martin Rueff, et les éditions de La Nerthe, on peut aujourd’hui lire Au commencement du jour.