28/10/2007 — Patrick Laupin, Marion Milner, Stéphane Mallarmé
« J’aurais donné jusqu’à mon nom, secrète nudité impossible à prononcer »
L’homme imprononçable.
Ceci n’est pas un titre. C’est le seul titre. Comme une résonance du tétragramme (tel que déthéologisé par un Henri Meschonnic). Titre de gloire, c’est-à-dire à être reconnu, connu comme il a été connu : homme aux semelles de vent (un pronom-sable), celui qui est ce qu’il sera, aux entrailles de devenir, l’homme selon Mallarmé, celui que s’employèrent à dépister un Blanchot ou un Laporte auxquels échut le don de le mi-dire.
C’est donc le titre du dernier ouvrage de Patrick Laupin. Un titre à entendre [1]. Longtemps. (Après que les poètes ont disparu.) Le poète comme dernier homme. Celui dont l’effacement, seul, est leçon. Et dont nous parvient la rumeur, libre.
S’élargit, s’approfondit la voie ouverte par les livres précédents qu’il s’agisse du Courage des oiseaux, un titre à chanter [2] , ou Les Visages et les voix, ou encore les textes rassemblés dans Poésie, récit (dans lequel se trouve le recueil La rumeur libre [3] ).
Un pluriel de paroles, des visages (« Marco, L’homme qui avait perdu son peuple »), une attention à l’être (« Piéça, une ode au fleuve Rhône »), les quartiers, une méditation ouverte, une lyrique sans apprêts dont les beautés surviennent par surcroît, pas d’effet recherché, seul un partage en vue, ce que souligne Eugène Durif, « [...] celui qui parle, devenu Poème, […] dans l’à-vif de ce qui ne peut se départager de la pensée, du rythme, du déchirement du jour » -quatrième de couverture-.
Une expression pour le dire : égalité spirituelle. Ici se ressent la rencontre avec les écrits de la « téméraire » [4] Marion Milner : Une vie à soi, et les ouvrages comme Entre les mains du Dieu vivant (liber terribilis), et Rêver peindre, ce qui se rassemble dans « le Mystère de la création en chacun ». (185-221)
Je tiens à en donner ce passage :
« J’ai trouvé mes alliés substantiels dans la tête pensive de quelques enfants fous, de quelques voyous méchamment lettrés ou quelques vagabonds analphabètes, ce qui revient au même, et en quelques êtres d’écoute et de bonté naturelles, dont le corps ne trahissait pas l’émotion sincère. Avec eux je pus vivre. Ils ne vous volent pas et ne vous enlèvent pas votre corps, ils sont le poème écrit qui écoute l’inouï transfert de songe presque impossible à dire dans la lettre inécrite du coeur.
Corps, beaux arbres et paysages vrais, n’y changent rien. La limite condensée et brutale de la mort répand son magnétisme et son tourment dans le corps ténébreux des mots supprimant une à une les pages du racontable. Le songe et la musique cessent, l’implacable dure.
Mais on peut nommer en toute force aussi et directement dans le présent le soleil ascendant des mots dans la phrase. La liberté ne s’étonne que de naître à contre champ et comme dans le vrai coeur du rêve il n’y en aura pas d’autre. Ce que nous nommons manque, passé, mémoire, n’est qu’une fausse présence de l’instant qui nous fait prendre ce que nous croyons et revivons pour ce que nous sommes. Or à chaque instant le prisme de la force transfigure les totalités partielles du temps d’avant en un geste unique qui ne pourra jamais être vécu une seconde fois. C’est ainsi qu’il est des paysages sur lesquels nous ne cessons jamais de revenir parce que nous ne les avons jamais encore regardés réellement comme ils sont. Nous ne sommes pas encore en eux clairs comme le jour. »
Je salue tous ceux qui ont permis à cette parole de rejoindre ceux pour lesquels Patrick Laupin a rencontré la nécessité de les confier au papier : les mineurs des Cévennes [5], les éditions Comp’Act, Claude Adelen (L’Émotion concrète), Jean-Marc Vidal qui, outre un beau commentaire de Les visages et les voix [6] donna à découvrir le Mallarmé [7] , Francesca Piolot, Elfriede Gayan, Andrea Iacovella, les éditions La Rumeur libre, et d’innombrables anonymes …
[1] « entendre l’essentiel venir frapper à sa porte, s’autoriser à être proche de ses sensations pour rendre l’écriture possible » et
que surgisse cette « égalité spirituelle » qui donna son nom à l’émission de France Culture « La vie comme elle va », dans laquelle Francesca Piolot reçut Patrick Laupin. S’y entendait l’incipit de L’homme imprononçable :
« Je voudrais que s’entende comment la violence historique rentre dans les corps, crée en chacun une parole non parlée, un soliloque muet. D’ordinaire la poésie arrive à ça par des abréviations fabuleuses et des synthèses de foudre donnant à lire toute la structure du langage en abîme. J’entends une poésie qui ne trahisse pas la réalité. J’imagine un théâtre, simple odyssée sous les arbres, solitaire, tacite ou social, où l’auditeur soit dans la position d’entendre ce qu’il écoute comme s’il ne l’avait jamais encore entendu prononcer, bien que vivant de tout temps de ce débordement concentré de sa propre énergie singulière. Où soient des adresses, des voix, un lieu de la parole en soi pour qu’elle puisse exister. Sans quoi, le tragique de la folie le prouve, l’homme est un être donné pour le néant et la disparition. Que la voix retraduise ça, le lieu, le geste, le fuyant. Que s’entendent ces voix, vulnérables de songe, sentences retorses qui évident le mensonge, une beauté statuaire dans le calme plat de l’invective. Je voudrais que s’entende une langue qui par la répartie instantanée retourne le sens à son vide, à la cruauté rapace d’envol qui dort dans la guerre intestine des corps, à la douceur élue de la beauté. Ennuis, soleils, traites impayées, corps courbaturé et l’oppression, le souffle de la révolte. Je me dis qu’une page est tracée diaphane chaque jour au soupir de notre disparition. Je voudrais lui rendre son invention de chair, de verbe et d’insurrection sacrée. »
[3] Andrea Iacovella, en a donné le nom à la maison d’édition qu’il a fondée, et où il a publié L’homme imprononçable.
[4] Selon les termes de Geneviève Brisac.
[5] Je n’ai jamais oublié la cité des mines, accrochée à flanc de montagne, au pied du puits Fontaine et des galeries des Lumières. J’ai toujours éprouvé tenir mon langage de cette vallée arborescente de fougères, de cette terre austère et patiente rythmée par le labeur. Enfance, amour et mémoire, ce livre est le souvenir, toujours vivant en moi, de ceux de ma famille qui travaillèrent à la mine. [...] Il ne s’agit pas pour moi de restaurer un passé mythique du travail des mines, non plus de me livrer à une analyse sociologique, mais de me laisser écrire à travers les voix de ceux qui me donnèrent la parole. De laisser parler, et entendre les voix des mineurs rencontrés, les voix de ceux qui se souviennent. Et je suis convaincu que des êtres restent à jamais séparés des autres lorsqu’ils ont une expérience impossible à transmettre. C’est rencontrer alors cette difficile, même impossible question : que font les humains de la mémoire, des lieux du travail, et des paysages, où ils furent, quand presque tout est détruit ? » Patrick Laupin, Les visages et les voix.
[6] Lorsqu’elle renonce à trahir le réel, ce que peut la littérature est le plus simple et le plus utile. Elle nomme nos désirs et nos manques. Elle nous relie. Elle nous parle de la condition des hommes, des solitudes, des séparations, jusqu’à l’ultime. Elle nous dit la liberté, l’impossible. Elle nous aide à nous tenir debout dans notre mémoire. Par ceux qui écrivent, passe cette pensée, cet espoir et cette souffrance, cet engagement et ce retrait, notre humanité. Leurs mots appellent notre lecture qui les fait exister, les rend présents, passage ou partage. La lecture dissipe les brumes, faisant apparaître à chacun d’entre nous une construction singulière, une architecture intime qui nous met en relation avec l’auteur, avec la langue et la pensée, avec le monde, avec nous-même. La lecture est le moment où se cristallise cette coexistence du réel et de l’intime, cette unité du moi et du monde dans et par la langue. La lecture est cette cristallisation, ce mouvement qui nous bouscule, nous arrache et nous rend à nous-même.
Lire Patrick Laupin, c’est éprouver comme rarement ce rapport au monde à travers les mots. Dans Les visages et les voix, livre inclassable, tout à la fois essai, récit et poème dédié à la mémoire des mineurs des Cévennes, il rapporte les mots de ces hommes parmi lesquels il a grandi, et les mêle aux siens, dans une écriture à la fois singulière et collective : « me laisser écrire à travers les voix de ceux qui me donnèrent la parole ». Il est chez lui parmi ces mots qui disent une façon oubliée d’être à la fois ensemble et seuls face au danger, attentifs au moindre craquement de la ville souterraine. Cette culture de la douleur, du risque, de la dignité et de la solidarité, Patrick Laupin la porte plus qu’il ne la rapporte. Il la porte en lui où elle nourrit une aptitude à l’écoute et à la parole, une façon de faire passer les mots comme le bien commun d’une humanité partagée. Dès lors, l’écriture est généreuse et enracinée, elle devient la voix des muets, elle s’ouvre dans la difficulté de transmettre, elle s’enrichit de ce qu’elle ne peut atteindre, elle met en lumière les visages et la terre comme autant de questions.
Les visages et les voix est un livre obscur et lumineux comme la vie des hommes. Patrick Laupin écrit depuis ce fond d’amour et d’absence sur lequel se déploie notre vie. Son écriture est une passerelle, une façon d’entrer dans l’histoire, une porte ouverte sur notre mémoire, un regard porté sur ce qui est et sur ce qui fut, sur la matière du réel et les gestes du travail. Le texte est dénué de toute posture. Il nous associe, nous lecteurs, dans une vérité du souvenir et de la quête, il nous touche et crée en nous un besoin de répondre, de tenter de transmettre à nouveau. Car comment ne pas être saisis par cette écriture qui ne tend qu’à faire coïncider « justesse et justice », par cette beauté du texte, toujours en phase avec les rythmes de la terre et des hommes. Ce livre déjoue les oppositions convenues qui balisent notre imaginaire collectif, entre savant et populaire, entre le monde de la culture écrite et le monde du travail manuel. Textes écrits et paroles recueillies s’y succèdent, chacun parle à son tour, et le livre se construit en une suite de fragments qui portent les voix du passé et leur répondent. Mémoire et pensée sont telles une neige qui recouvre les frontières imposées, donnant à voir à qui le veut un paysage de douleur et d’espérance : « la nature, ce parchemin d’inquiétude où furent tant de voix sonores, répond à qui l’interroge et s’y abandonne ». Lorsque les lieux sont transfigurés et que les outils du travail ont disparu, reste ce silence habité dans la mémoire des hommes, restent les mots, traces du réel dans la lumière de notre regard.
Réédition (2008) aux éditions La rumeur libre.
[7] Dans un texte poignant de beauté visionnaire, il y a quelque dix ans, Patrick Laupin écrivait : « Je ne puis me défaire de cette pensée de la splendeur d’un Livre oublié, perdu en moi, soit que je l’ai rêvé, soit que l’écriture en plein jour éveillé m’en fut à voix haute révélée et qu’il appartienne désormais à une parole plus profonde en toute écriture / ainsi chacun porte en lui son propre livre de mots oubliés et s’emploie selon sa propre histoire, selon l’énigme que nous sommes tous un peu pour nous-même, soit à le laisser naître, revivre, parler, soit à le rendre muet, fermé, illisible désormais en lui » (La rumeur libre, Ed. Paroles d’Aube, 1993 ; repris dans Poésie. Récit. Ed Comp’Act, 2001). Dans la même période, en conclusion de ce récit d’ombre et de lumière qu’est Les visages et les voix, hommage aux mineurs de fond des Cévennes, il notait « Stéphane Mallarmé, dans son langage, lui aussi est descendu au fond » (Cadex, 1991 ; réed. Comp’Act, 2001).
Ainsi, les lecteurs de Patrick Laupin savent qu’il chemine depuis longtemps aux cotés de Mallarmé, qu’il reconnaît en lui celui qui, comme Nietszche, creusa dans la langue pour y chercher le noyau de notre humanité. Ce Stéphane Mallarmé par Patrick Laupin, fruit d’une longue fréquentation, partie émergée d’un travail d’écriture continu, est là pour nous ouvrir les yeux, écarter les images toutes faites, « ouvrir la voie d’une lecture de ce qui est réellement écrit », nous rendre Mallarmé, non comme élément d’un patrimoine littéraire ou comme enjeu d’une polémique, mais comme projet.
Si le brouillard à dissiper est dense, cet « hermétisme » communément attribué au poète, Patrick Laupin, s’appuyant sur les fragments posthumes ayant échappé à la destruction voulue par l’auteur du Coup de dés, met à jour le projet mallarméen : « Ces fragments posthumes [...] permettent de comprendre ce que Mallarmé voulu signifier par l’esprit du Livre disant qu’il était écrit en chacun. Il révèlent un Mallarmé entièrement ignoré de l’histoire littéraire qui lui a forgé la réputation détestable d’un ésotérique, d’un illisible ». Dans un premier chapitre éblouissant, il avance à grands pas, résumant ce que fut l’existence et la quête de Mallarmé, « une vie d’homme consacrée à l’écriture », et nous la rendant lisible à travers trois périodes. Les années formatrices (1862-1873), années de création, sont aussi celles où le poète rencontre le néant, dans une expérience où l’écriture côtoie la folie. A cette « crise spirituelle et métaphysique » succèdent des années de transition (1873-1884) pendant lesquelles « il n’écrira quasiment pas de poèmes mais se consacrera à la base philologique de son rêve », celui du Livre. Puis vient « la grande époque » (1884-1898), celle pendant laquelle « il fonde l’esprit d’équilibre et de synthèse d’une écriture corporelle pour redonner voix, souffle et chair à l’illumination native ».
Patrick Laupin offre à notre lecture les textes de Mallarmé, ceux-là mêmes qui furent lus, oubliés, détournés et perdus dans le labyrinthe de la représentation, au fil d’un siècle qui préféra souvent la posture à la lecture. Il les frotte à l’obscurité de quelques fragments ignorés, dévoilant « une immense poétique d’écoute et d’appel de la merveille ignorée en tout être ». Il s’attarde sur Igitur, L’Après-midi d’un faune, Les Noces d’Hérodiade, les place sous la lumière de la Correspondance, croisant le poétique et le biographique, montrant comment la vie et l’écriture se nourrissent de l’expérience de la souffrance et du néant. Il approche l’Esprit du Livre, présent dans les fragments et les Divagations : conscience de « l’irréconciliable solitude de l’être », volonté de rendre « aux hommes la force de leurs impulsivités naturelles » et de les ouvrir « à l’art divinatoire de la lecture et à une conscience critique d’une force écrite du monde ». Le projet de Mallarmé apparaît ainsi comme une reconstruction, une « recréation de soi », comme « l’expérience de reconquête de l’unité primitivement perçue de sa vie et de son langage », expérience qu’il nommera « Folie utile » ou encore « Crime de Poésie ».
Après nous avoir prévenu, « il n’est pas aisé de suivre le passage emprunté par Mallarmé », Patrick Laupin nous y entraîne à sa suite ou plutôt montre la voie ouverte par les fragments qui « engagent un dialogue de destinée avec tout lecteur qui veut bien faire une partie du chemin », car en chaque être est un secret, un livre écrit d’une autre langue. Cette poétique, qui est aussi une ontologie, est le mouvement de l’écriture et de son affirmation, le mouvement de la relation, traversée des mots et des corps des humains. Elle passe à travers l’écriture de Patrick Laupin, d’une grande densité, exigeante et belle, qui développe son approche de Mallarmé comme l’un des éléments d’une poétique générale d’une extrême ambition, tournée vers le travail de la pensée et cependant, toujours, au plus près de l’humain. Il ne tient qu’à nous d’y percevoir le flamboiement secret de la rumeur libre, d’y entendre le souffle d’un silence sans origine, le bruissement de la langue au bord du monde, là où le sens ne préexiste pas à la beauté, là où les mots nous touchent et nous emportent vers autre chose.
Ce texte a été publié en avril 2004 dans "Livre et lire, le mensuel du livre en Rhône-Alpes" (édité par l’ARALD).