"L’homme est bizarre, Schmidt surtout"

01/05/2006 — Arno Schmidt, Claude Riehl, il particolare (revue)


« Et aujourd’hui déjà le livre, comme le montre le mode de production scientifique actuel, est un intermédiaire vieilli entre deux systèmes différents de fichier. Car l’essentiel est tout entier contenu dans la boîte à fiches du chercheur qui a composé le livre, et le savant qui travaille sur lui l’incorpore à son propre fichier. » [1]


Il particolare n° triple 14-15-16. N° spécial Arno Schmidt

L’exigeante revue il particolare, dirigée par Hervé Castanet, et sur laquelle veille très attentivement Françoise Santon, offre en ce mois d’avril, un numéro triple consacré à Arno Schmidt - il faut espérer que ce numéro comme les traductions de Claude Riehl [2], qui avait jeté toutes ses forces dans la cartographie de l’oeuvre de « l’homme de Bargfeld » [3], lui amènera une nouvelle cohorte d’admirateurs aussi enthousiastes qu’Eric Chevillard, auquel, nous sommes prévenus, on n’ôtera pas son exemplaire de Soir bordé d’or.

Présenté par Marjorie Caveribère et Jean-Pierre Cometti, le cahier central de la revue s’ouvre sur "La place où j’écris ", réponse à un questionnaire de la Deutsche Zeitung qui date de 1960, traduit par Claude Riehl. "L’homme est bizarre, Schmidt surtout", prévient ensuite Eric Chevillard, dans un texte allègre qui souligne : "Il semblerait que tous les mots utilisés par Schmidt servent pour la première fois." "Peut-on découvrir la lune ?" se demande justement Marjorie Caveribère, qui examine la logique de l’invention à la lueur des Calculs [4] tandis que "De l’optique en littérature" d’Erik Bullot, offre des vues passionnantes sur les épiphanies schmidtiennes : Giacomo Joyce est-il plagiat par anticipation ?

On y lit en particulier : "Divisée en colonnes, disjointe, morcelée, la page n’est pas sans évoquer celle de l’écran d’ordinateur, suscitant une nouvelle cinématique de la lecture, navigation au sein d’un hypertexte généralisé. Ce n’est plus seulement un encadré qui s’ouvre à la surface du papier, mais une fenêtre et un nouveau lien possible. Sans forcer le trait, on peut deviner à travers la constellation image/texte du livre schmidtien une puissance de la littérature dont l’informatique nous offre aujourd’hui les raccourcis" [5].

Alors que Stéphane Zékian avoue lire Arno Schmidt comme un enfant parti à la recherche du dernier nombre ("Cartographie morte, cartographiez"), Pierre Senges (Dans un moulin) se fait le lecteur-écrivain à la recherche de l’ambition profonde de Schmidt (sourde et discrète ajoute-t-il). "Pocahontas ou comment faire l’amour en Allemagne après 1945", par Thomas Keller offre une très subtile exégèse de la nouvelle Paysage lacustre avec Pocahontas, dont la parution avait valu à l’auteur une plainte pour blasphème et pornographie ! Thomas Keller met en évidence le reflet d’un traumatisme collectif : "Sortir de la guerre, de la violence, du péché originel, tel est le rêve de Schmidt, et il n’a jamais inventé d’écriture plus sensuelle, plus sexuelle, plus tendre et plus affectueuse qu’avec cette oeuvre-là". Une brève biographie et une bibliographie sommaire complètent ce bel ensemble.

© Ronald Klapka _ 1er mai 2006

[1Walter Benjamin, Sens unique, 10/18, 2000, p. 134, cité par Erik Bullot qui ajoute :

« Rappelons la passion de Schmidt pour les fichiers : ses narrateurs, archivistes en diable, noircissent à loisir signets et carnets, colligeant des almanachs ; le fichier informe la structure de Zettel’s Traum. La page, disjointe, ouverte, ne demande qu’à disparaître au profit d’un inventaire du matériau. Que devient le lecteur, sinon un monteur actif, effeuillant du bout des doigts ses fiches et ses chutiers ? »

[2Claude Riehl avait reçu en 2005 le prix Gérard de Nerval de la SGDL pour l’ensemble de son oeuvre à l’occasion sa traduction de On a marché sur la Lande. Avec ce titre on voit bien aussi que le traducteur se fait recréateur. Comme le montre la postface de ce livre, dédiée, et ce n’est pas un hasard à Julian Rios, qui évoque cette rencontre improbable de Joyce et de Hergé.
Recensant Tina ou de l’immortalité, d’Arno Schmidt (traduit de l’allemand par Claude Riehl et suivi d’un essai biographique : « Arno à tombeau ouvert » par C. Riehl, éd. Tristram, 122 p., 11,43€) Pierre Deshusses écrivait :
« Grâce à l’infatigable travail et la passion d’un traducteur, Claude Riehl, qui a traduit pas moins de huit livres en dix ans, les écrits d’Arno Schmidt deviennent enfin accessibles en français de façon continue. [...] Avec beaucoup d’humour et de science, Claude Riehl commet une biographie qui est la bienvenue pour nous guider dans le labyrinthe d’une oeuvre affolante d’érudition et de jubilation où se marient rage et rêverie, microréalisme et invention. »

[3Arno Schmidt est ainsi désigné par le photographe Michaël Ruetz, qui intitule ainsi un de ses livres. Bargfeld, dans la lande de Lunebourg, le lieu où s’était retiré Schmidt en 1958,

[4Ces « secrets de fabrication », Calculs l, II et III, sont adjoints aux fictions de Roses & Poireau, éditions Maurice Nadeau, 1994.
Une fois encore, les éditions Maurice Nadeau ont joué un rôle essentiel dans la découverte d’un auteur majeur, par les lecteurs français. La Quinzaine littéraire offre les traces de nombreuses recensions, argumentées, documentées, de Pierre Pachet, tout particulièrement.

[5Erik Bullot, De l’optique en littérature ; enseigne le cinéma à l’Ecole nationale supérieure d’art de Bourges.