09/01/2012 — Philippe Lacoue-Labarthe, Maurice Blanchot, Christophe Bident, Yannick Haenel, Jacques Derrida, Ginette Michaud, Claire Nouvet et — de même — tant d’autres... ainsi qu’Aliocha Wald Lasowski, Philippe Sollers et beaucoup, beaucoup d’autres...
« Et on comprend que la disparition du manuscrit, plus catastrophique peut-être que celle du sujet dans son quasi-mourir, demeure l’énigme par excellence de ce texte [2], le secret du secret en quelque sorte. Car plus que la quasi-exécution, plus que la réédition de l’expérience du mourir qui réactualise celle de la scène primitive, c’est la perte de ce manuscrit, perte totale sans restauration possible, qui inscrit ici la mort dans son absence même. Ultime témoin de ce qui a disparu sans laisser de traces, L’instant de ma mort ne livre rien du contenu, de la forme, ou du sujet de ce manuscrit : il vient plutôt au lieu du secret, au double sens de cette locution, il vient et retourne au lieu le plus secret de toute cette expérience, à ce point omphalique où le récit de Blanchot, comme la scène primitive ou le récit de rêve, communique avec l’inconnu : point de passage le plus inouï, où seule la fiction peut encore, peut désormais témoigner de ce qui a eu lieu. » [3]
« Même là où elle semble demeurer, la littérature reste une fonction instable et elle dépend d’un statut juridique précaire. Sa passion consiste en ceci qu’elle reçoit sa détermination d’autre chose que d’elle-même. Alors même qu’elle recèle le droit inconditionnel de tout dire, et la plus sauvage des autonomies, la désobéissance même, son statut ne lui est pourtant jamais assuré ou garanti à demeure, chez elle, dans le dedans d’un « chez soi ». Cette contradiction est son existence même, son processus extatique. Avant sa venue à l’écriture, elle dépend de la lecture et du droit que lui confère une expérience de lecture. On peut lire le même texte - qui donc n’existe jamais « en soi » — comme un témoignage dit sérieux et authentique, ou comme une archive, ou comme un document ou comme un symptôme — ou comme l’œuvre d’une fiction littéraire, voire l’œuvre d’une fiction littéraire qui simule tous les statuts que nous venons d’énumérer. »
[4]
Retours, prolongements
— Philippe Lacoue-Labarthe (Agonie terminée, agonie interminable)
« Retour » [5] motivé par les articles de Yannick Haenel (Le Monde) et Christophe Bident (Le Magazine littéraire) [6] à propos de la publication du livre posthume de Philippe Lacoue-Labarthe, « prolongement » par les livres de Derrida (Demeure) et de Ginette Michaud (Tenir au secret), sans omettre pour ces deux ouvrages, Passions de la littérature à leur origine.
Du premier article, je garde :
Du second :
Et d’ajouter : « C’est ici que la question politique croise la question poétique » [10]. Sans doute, n’est-il pas inutile de rappeler ici les propos de Lacoue-Labarthe :
D’où les relectures de Demeure, d’une part, et de Tenir au secret — et de leurs commentaires [13]. Je ne retiendrai, quant au questionnement, que le geste redoublé de Jacques Derrida, deux manières d’attester du secret de la littérature :
La première : « 20 juillet. Il y a cinquante ans, je connus le bonheur d’être presque fusillé. » [14]
La seconde :
« 20 juillet, il y a cinquante ans je connus le bonheur d’être presque fusillé. Il y a 25 ans, nous mettions nos pas sur la lune. » [15]
Ce qui ne manquera pas de faire post-scriptum, pour Tenir au secret : date anniversaire ou premiers mots de la lettre (de Blanchot à Derrida) ? les lignes interprétatives se déplacent..., autant dire que ces relectures sont autant de ré-introduction à l’entrelecture telle que la promeut Ginette Michaud, et telle qu’envisagée à partir de celle de Demeure, d’une part, de Voiles, du séminaire « Répondre du secret », et accomplie dans les deux tomes de Battements du secret littéraire [16]. Nous nous en tiendrons là.
— Aliocha Wald Lasowski (Philippe Sollers, l’art du sublime)
Au collectif Philippe Sollers ou l’impatience de la pensée dirigé par Anne Deneys-Tunney [17], Aliocha Wald Lasowski contribuait avec Rythme et écriture : vitesse Sollers. Comme l’annonce du petit livre qui paraît dans la collection Pocket. Du questionnement de l’auteur, retenons :
« Nietzsche à Venise, Mozart à Prague, Casanova à Paris, autant de figures qui inspirent Sollers dans sa recherche du "sublime", dans son rapport à l’infini. L’existence, comme l’art, peut-elle devenir un champ d’expérimentation et de renouvellement ? »
Et des trois entretiens inédits, celui qui clôt “Non omnis moriar. Haydn.” [18] J’en reproduis ces lignes, très « parlantes » :
Ph. S. : Rien n’est plus proche de Haydn que Rimbaud. En 1989, écoutant la radio, je tombe sur la symphonie n° 85, La Reine, ou La Reine de France. J’étais à l’époque en train d’écrire un roman, Le Lys d’or, dont le personnage féminin principal s’appelle Reine. Il est bon de rappeler que Marie-Antoinette a été guillotinée à l’âge de trente- huit ans.
Prenez Illuminations de Rimbaud, ce recueil de 57 poèmes en prose ou vers libres composés entre 1872 et 1875. Je cite, par exemple, « Ornières » : « À droite l’aube d’été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc, et les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide. » Prenez alors Rudolf Buchbinder (Le relieur) en train d’interpréter la sonate de Haydn en la bémol majeur n° 31 de 1768.
Poursuivons la lecture de Rimbaud : « En effet : des chars chargés d’animaux de bois doré, de mâts et de toiles bariolées, au grand galop de vingt chevaux de cirque tachetés, et les enfants, et les hommes, sur leurs bêtes les plus étonnantes. » Si vous êtes avec Haydn, non seulement vous êtes avec les oiseaux, mais vous êtes aussi très souvent avec les chevaux qui courent à toute allure dans la campagne, de-ci de-là, sans but précis.
Revenons encore à Rimbaud : « Vingt véhicules, bossés, pavoisés et fleuris comme des carrosses anciens ou de contes, pleins d’enfants attifés pour une pastorale suburbaine. » Avec « bossés, pavoisés et fleuris comme des carrosses », on entend l’« os », la voix et le rire. J’ajoute : « Même des cercueils sous leur dais de nuit dressant les panaches d’ébène, filant au trot des grandes juments bleues et noires. »
C’est un cercueil qui passe. Ce tableau poétique a été monté pour faire traverser la mort. Vous avez un superbe quatuor de Haydn qui s’appelle Les Dernières Paroles du Christ, qu’on peut jouer dans les églises sous une forme très dramatique.
J’insiste sur ces mots rassemblés ici par Rimbaud : juments bleues et noires ; l’aube éveille ; les talus tiennent ; les chevaux sont tachetés et les ombres sont violettes. Vous écoutez, vous voyez. »
Vous voyez, vous entendez.
[1] Maurice Blanchot, L’Instant de ma mort, Gallimard, 2002, p. 15.
[2] « Étrange fiction, elle-même placée sous l’autorité d’une scène primitive surgie du plus lointain de l’enfance qui hante toute l’œuvre de Blanchot, par laquelle le narrateur atteste de sa survie improbable, miraculeuse (les figures de Lazare, de la Passion, de la Résurrection font d’ailleurs retour de manière elliptique dans la trame du récit, de même que la grâce, accordée par l’empereur à Dostoïevski, sauvé en dernière instance de la mort). »
[3] Je souligne.
« Si ce récit demeure — et à nouveau il faut entendre dans ce mot si économe plusieurs sens à la fois, le nom, le verbe, la locution adverbiale — si énigmatique, c’est par sa manière de lier l’imminence de la mort de la quasi-exécution à une mort qui a déjà eu lieu, celle de cette « scène primitive » qui traverse toute l’œuvre de Blanchot, télescopée de Thomas l’obscur au Pas au-delà, à L’écriture du désastre (où elle est commentée trois fois). Cette « scène primitive » — mais ce « primitif » peut lui aussi être un souvenir écran, il est, comme l’imminence du mourir, achronique et anachronique — met en scène un enfant âgé de sept ou huit ans face à l’ouverture vide du ciel, éprouvant en cet instant même une « joie ravageante » (la même déchirure de l’affect qu’éprouve aussi le narrateur de L’instant de ma mort) : une « première » expérience du mourir, qui exclut chez Blanchot toute sublimation et tout travail de deuil, et qui figure les confins de l’infigurable même. Loin de livrer simplement un secret qu’il aurait gardé et retenu pendant cinquante ans, Blanchot, à travers la singularité de cette expérience inéprouvée, fait de la littérature le lieu même où le secret, à nouveau, a lieu, se secrète. « Témoigner d’un secret, attester qu’il y a du secret mais sans révéler le cœur du secret », mais aussi « témoigner de l’absence d’attestation », attester « un secret qu’on ne peut même pas ne pas garder », voilà la double souffrance, la double passion de ce texte. »
Ginette Michaud, dont le texte, retrouvé, en ligne, sur le site de l’Université du Québec, est en provenance de Spirale magazine : « Maurice Blanchot, La discrétion de l’écriture, » n° 169, 1999
[4] Jacques Derrida, Demeure, Maurice Blanchot, Galilée, 1998, pp. 29-30 (je souligne). Pour ce qui est de ces statuts : « les lignes de force qui traversent la sémantique du mot passion », et dans lesquelles le philosophe décèle « le nœud d’au moins sept trajectoires » décrites — dit-il — « en pointillés et à un rythme télégraphique » ! bien difficile de résumer les pages 25 à 31, qui en donnent la teneur.
Essayons :
1. « Passion » connote d’abord dans la littérature une histoire qui s’est déployée comme telle en culture chrétienne...
2. « Passion » connote aussi l’expérience de l’amour, la passion amoureuse, courtoise, chevaleresque, romanesque, romantique là où elles sont devenues inséparables du désir de l’aveu, du témoignage confessionnel et de la véracité...
3. « Passion » connote la finitude certes (tout le moment kantien de la détermination de l’expérience comme sensibilité, espace et temps, réceptivité de l’intuitus derivativus) mais aussi une certaine passivité dans le rapport hétéronomique à la loi et à l’autre...
4. « Passion » connote encore la passibilité, c’est-à-dire aussi l’imputabilité, la culpabilité, la responsabilité, un certain Schuldigsein, une dette originaire de l’être-devant-la-loi.
5. « Passion » connote un engagement assumé dans la souffrance ou le pâtir, l’expérience sans maîtrise et donc sans subjectivité active ...
6. « Passion » connote, toujours en mémoire de la signification christiano-romaine, le martyre, c’est-à-dire, comme son nom l’indique, le témoignage. Toujours une passion témoigne...
7. Enfin et surtout « Passion » connote l’endurance d’une limite indéterminable ou indécidable, là où quelque chose, quelque X, par exemple la littérature, doit tout souffrir ou supporter, pâtir de tout précisément parce qu’elle n’est pas elle-même, n’a pas d’essence mais seulement des fonctions...
(pp. 25-31)
[5] Le livre de Philippe Lacoue-Labarthe (Agonie terminée, agonie interminable, aux éditions Galilée, 2011, ouvrage de lontemps attendu (Première apparition dans Récits critiques, Farrago/Leo Scheer, 2004, pp. 439-449, que l’on retrouve, précédée de (Le 22 septembre ?) aux pp. 131-151 du livre éponyme), a fait l’objet d’une recension ici-même, qui en soulignait les aspects, psychanalytique (primitive agony), mystique (Pascal), et l’endurant labeur des editors.
[6] L’accès à ces deux articles s’effectue par le dossier de presse réuni par l’éditeur.
[7] Lors de l’Adieu à Blanchot, Derrida : « Parmi les mises en gardes les plus dignes qu’il me faut feindre un instant d’oublier ou de trahir, il y aurait celles, mémorables, de l’amitié même, je veux dire celles qui ouvrent, en italiques, la conclusion L’amitié dans le livre qui porte le même titre L’amitié, et d’abord recueilli, dédié, on le sait, à la mémoire et à la mort de Georges Bataille : "De cet ami, comment accepter de parler ? Ni pour l’éloge, ni dans l’intérêt de quelque vérité. Les traits de son caractère, les formes de son existence, les épisodes de sa vie, même en accord avec la recherche dont il s’est senti responsable jusqu’à l’irresponsabilité, n’appartiennent à personne. Il n’y a pas de témoin (...) Je sais qu’il y a les livres. Les livres demeurent provisoirement, même si leur lecture doit nous ouvrir à la nécessité de cette disparition dans laquelle ils se retirent. Les livres eux-mêmes renvoient à une existence." » (Maurice Blanchot, Un témoin de toujours).
[8] De conclure :
« On sourit en pensant qu’une telle exigence de pensée est peut-être inaudible aujourd’hui, et qu’elle peut sonner comme un défi - un défi sans protestation - à une époque où la littérature est devenue un marché comme un autre. La société raffole des écrivains : en les réduisant au produit, elle peut facilement les intégrer à son bavardage. Mais quand deux ou trois isolés évoluent ensemble, il est plus difficile pour elle de les contrôler ; les amitiés, écrit Bailly, sont des « événements intérieurs à la pensée ». Cet appel tournoyant d’un nom vers l’autre, puis vers tous les noms où se brouillent les identités, je l’appelle la littérature. »
Dans la collection Traits et portraits au Mercure de France, Yannick Haenel a récemment livré une manière d’autoportrait littéraire Le Sens du calme, dont La légende de saint Julien l’hospitalier (chapitre neuf) ouvrit l’auteur « à la dimension intérieure du langage. »
[9] La question du « mythe » a tout lieu en effet d’être mise en valeur, qu’il s’agisse de la conclusion du texte de Lacoue-Labarthe au colloque Blanchot Récits critiques, ou de cet entretien pour la revue Labyrinthe.
[10] Et de renvoyer au dialogue de Jean-Luc Nancy, de La Communauté désoeuvrée (puis affrontée [V. la recension de ce livre et ses « annexes ».]), à Maurice Blanchot, Passion politique [Voir ce compte-rendu.]
[11] Je renvoie à cet égard au travail exemplaire de Claire Nouvet.
[12] Agonie, p. 150.
[13] Parmi ceux-ci :
— Entretien avec Ginette Michaud, réalisé par Mathilde Branthomme, revue électronique Post-Scriptum.org.
— « Qui saura jamais dire, écrire ce qui se passe dans un battement ? » - par Jonathan Degenève, Espace Maurice Blanchot.
[14] Demeure, p. 64. Assorti de cet avertissement (je souligne) : « Au risque encore une fois d’être violent à l’égard de Blanchot, qui est la discrétion même, j’oserai ce que je crois n’avoir jamais fait de ma vie, mais que je juge nécessaire ici à la lecture même que je voudrais tenter, pour mettre en rapport un témoignage supposé non littéraire et non fictif avec un témoignage en régime littéraire. Je citerai donc le fragment d’une lettre que j’ai reçue de Blanchot l’été dernier, il y a juste un an, presque jour pour jour, comme si c’était aujourd’hui l’anniversaire du jour où je reçus cette lettre, après le 20 juillet. »
[15] Derrida, Un témoin de toujours (discours d’adieu), la citation étant précédée de : « La lettre qui accompagna l’envoi de l’Instant de ma mort, le 20 juillet 1994, me disait, dès ses premiers mots, comme pour marquer le retour ou la répétition des anniversaires ».
Concernant les dates, lisant Joë Bousquet par Maurice Blanchot | Maurice Blanchot par Joë Bousquet, Fata Morgana, 1987, je découvre : « Achevée d’imprimer le 22 septembre 1987... », le « jeu » avec les dates ne manquant jamais de signification...
[16] Ginette Michaud, Battements du secret littéraire, Hermann, tome 1, chroniqué ici, et tome 2, ici noté.
[17] Lire la recension.
[18] Les deux autres portent, l’un sur Roland Barthes, et le Voyage en Chine, l’autre sur Picasso en « monstre de poésie ». Tonique, en effet.