Le style d’Hervé Castanet, psychanalyste, essayiste, directeur de revue (1)

30/06/2007 — Hervé Castanet, Christian Prigent, Jacques Lacan


« Affirmons une thèse : l’écriture est un traitement du réel - entendu ici comme l’exclu défini du sens, comme ce qui se rencontre comme inassimilable. Le réel, c’est l’impossible, dira Lacan à la fin de son enseignement. Pour tirer des conséquences de son affirmation, il en sera quitte pour repenser des pans entiers de ses concepts et reconstruire sa théorie.
Comment entendre cette référence au réel qui ne se réduit pas aux formes concrètes de la réalité (biographique ou autre) ? Le concept de style ouvre une voie. N’est-ce pas là un concept vieillot, peu heuristique, vite réduit à la stylistique et à ses méthodes techniques ? Sortons le style de la stylistique et posons ceci : Le style - d’un écrivain, d’un poète, d’un peintre mais aussi d’un théoricien- est inséparable d’un point spécifié de réel- soit ce qui échappe à toute prise du mot, de l’image, de la représentation ou du concept. Précisément, la fonction (et l’usage) du mot, de l’image, de la représentation, du concept est, non point de réduire ce réel, mais de l’épurer, de le mettre aux commandes de l’acte - de l’acte d’écriture, de poésie ou de création d’images. Ce réel est cause. [ ... ]
Aussi, l’auteur, qu’un nom propre désigne, est moins la cause que l’effet de son oeuvre. Une telle formulation sort le rapport auteur-oeuvre de l’idéalisme causal qui souvent se retrouve encore ici ou là. » [1]

Psychanalyste, directeur de la revue « il particolare », Hervé Castanet est aussi un essayiste qui aide à penser la création littéraire. Approches de son travail.

Qui est Hervé Castanet ? Il donne de lui-même un portrait malicieux dans L’entre-je, introduction à Entre mot et image, chez Cécile Defaut (Nantes, 2006) :

« Ce sujet, C., eut l’ennui pour symptôme - celui, déterminé, dont parle Baudelaire dans sa dédicace des Fleurs du Mal à Théophile Gautier : dans un bâillement, il peut avaler le monde. Ce fut le partenaire de jouissance, toujours présent, de sa jeunesse. Pour le contrer, C. rêva d’être, non pompier ou pilote de ligne, ni aventurier, mais écrivain de romans. Précisément de romans-publiés-dans-la-Collection-Blanche-chez-Gallimard. Le rêve d’enfance, fastidieux et monotone, limité à un nom sur une couverture, ne trouva aucun début de réalisation. Adulte, C., devint un spécialiste de la « lettre » écrite. L’ennui ne le quittait pas pour autant. Il faisait l’épreuve que l’aphorisme la vie est un songe n’est pas un vain mot. Ce sujet fit une analyse. Une issue radicale à son symptôme se dégagea. L’ennui fut extirpé et tomba. C. devint pas pour autant écrivain et, par ailleurs, renonça à cette carrière d’auteur qui aurait pu le conduire à publier ses analyses de la lettre dans la Bibliothèque des idées (Gallimard) ! »

Ce professeur des universités (psychopathologie), psychanalyste à Marseille, est demeuré féru de littérature, pour notre plus grand bonheur : voir la revue il particolare qu’il orchestre entre art (Albert Ayme), philosophie (Deleuze, Cometti), poésie et littérature vivante : Beck, Prigent, Arno Schmidt ... [2]

Son dialogue avec Christian Prigent chez Cadex : Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas est des plus précieux pour connaître l’auteur du récent Demain je meurs, mais encore voir les liens du poète de L’Âme avec la psychanalyse lacanienne, ou explorer l’époque de Supports-surfaces, l’aventure TXT [3], ou encore s’interroger sur l’érotique du Professeur [4].
Il est d’ailleurs extrêmement plaisant de retrouver dans L’âme et ses bouts de corps cette citation :

« Un peu de travail de pensée s’est fait sur la base de ce ce savoir [5]. Bien sûr ce ne sont ni le savoir ni la pensée qui font la poésie. Mais le manque de savoir et la frivolité de la pensée peuvent frapper la poésie d’anachronisme et d’insignifiance. »
Puisque l’âme, disait Lacan, est « l’identité supposée » du corps. Castanet d’ajouter :

« La poésie de Prigent nous démontre précisément en quoi cette identité n’est que supposée, vraiment que supposée, désespérément que supposée. C’est à ce titre qu’elle enseigne. »

Vous suivez ? Re-lire Le Professeur (Al Dante), et dès lors la convention narrative (pornographique ou pas) est la forme littérairement générique de la naïveté.

Exemple insuffisant ? Alors dans la partie intitulée Le mot, vous trouverez Angelus Silesius, un mystique du côté phallique, version originale des Distiques : « Sans jouissance, rien ne subsiste. Sans jouissance, rien ne dure. Forcément Dieu jouit de soi, sinon son essence, comme l’herbe sècherait »

Davantage ? au chapitre Artaud extra-lucide, lire le paragraphe Cruauté choisie, procès de désenvoûtement, pour en finir « avec le jugement de dieu », ou alors ce sera découvrir où Studio (Jean Todrani [6]) nous amène - à savoir que contrairement à l’adage populaire, justement au réel chacun est tenu - qu’à l’impossible (autre nom de réel) justement chacun est absolument tenu.

Faut-il parler de son écriture insonore ? Hermétique ? Ce n’est qu’à partir de cette écriture mise en position de cause que l’écriture effective, devenue poésie ou prose littéraire, peut se produire, s’incarner en mots (non sans le corps du poète impliqué).

Passionnante lecture pour les littéraires : pour reprendre le lexique d’un Jean de La Croix, avancés davantage que progressants et plus encore que commençants ; mais la peine est récompensée.

Les amateurs d’art, feront leur miel de l’essai sur les Chèvres de Picasso, ou s’intéresseront au questionnement de Cueco : Qu’est-ce qu’une image ? complété par un entretien : Une Réalité ajoutée du peintre avec le psychanalyste, à partir de l’exposition La Peinture de la peinture  [7]. Les cinéphiles ne manqueront pas l’analyse d’Une sale histoire de Jean Eustache (le voyeur ne bande pas).

Que nous disent donc ces essais en forme de bric-à-brac pour les spécialistes des lettres et des arts ? Que : « A sa façon, selon style, chaque auteur ou artiste convoqué noue, dénoue et renoue image et mot. »

Voilà qui est à considérer : mot et image sont des traitements du réel. Et d’insister à nouveau sur le sens de ce mot réel, celui de Lacan (celui du noeud borroméen [8] non séparable de l’Imaginaire et du Symbolique), d’un Bataille, d’un Prigent ou d’un Forest [9].

La récente exposition Artaud à la BNF, les ouvrages d’Evelyne Grossman, la parution du Quarto qui offre un outil maniable et une vue d’ensemble, amènent à considérer le premier des essais réunis dans Le choix de l’écriture : Artaud, « écrire le subjectile » avec attention. En effet tout en accordant des lettres de noblesse aux approches de Foucault ou Blanchot ou à la lecture de Derrida, l’interrogation d’Hervé Castanet, porte sur :

— la position subjective dont Artaud témoigne : pour lui, il y a eu rapt du langage et envoûtement de son corps ;

— la place et la fonction de l’oeuvre dans ce témoignage auquel elle donne forme poétique et graphique

A cet égard Le Théâtre de la Cruauté est à juste titre vu comme une élaboration conceptuelle d’une envergure certaine. Pour ce qui est des portraits de l’ultime période, il semble effectivement que l’on peut appliquer à ces figures ce qu’Artaud disait du langage de la scène dans le théâtre de la cruauté. Comparer avec l’approche de Jean-Luc Nancy Le visage plaqué sur la face d’Artaud pour le catalogue de l’exposition de la BNF : « Avons- nous seulement le droit d’en faire exposition (Nancy parle des nombreux autoportraits d’Artaud) avec visite bien policée et catalogue aussi savant qu’élégant ? Cette question ne pourra pas être passée sous silence, car ces portraits la posent... » avec :

« Ces dessins et peintures sur papier sont les traces de ce poète dont la vie se consuma hors toute reconnaissance des musées. II fallait aller voir ce qui, dans le champ du dessin, réduit à son non-lieu (utopos) le dessin et la figuration plastique. Pour y parvenir, Artaud nous a prévenus : savoir accepter « la barbarie et le désordre » du poète. À ce titre, cette oeuvre graphique aura sa place dans la cruauté : « tout spectacle contiendra un élément physique et objectif, sensible à tous ». Cette production visuelle présentifie l’inexposable au coeur de l’exposable-l’irreprésentable au centre du figurable. Telle est l’immense puissance de ce regard fou qui nous regarde, spectateurs si démunis, du dehors. »

On comprend ainsi pourquoi Hervé Castanet s’est intéressé de près à la production picturale de Pierre Klossowski ( La manipulation des images aux éditions La lettre volée) [10], ou encore a pu donner une conférence aux Editions Pleins feux, Joel- Peter Witkin, L’angélique et l’obscène, suivi d’un entretien avec le photographe.

Le relevé des quelques champs explorés par Hervé Castanet : l’écriture, l’art, l’analyse, l’abord de la pathologie mentale, serait incomplet sans mentionner l’engagement dans la cité :

— un livre tout d’abord, pour le traduire en mots : Un monde sans réel [11] sur quelques effets du scientisme contemporain, on reconnaît une vigoureuse défense de la théorie et de la pratique analytique par le membre de L’École de la Cause freudienne.

— une action : avec quelques uns de ses confrères marseillais , une initiative visant à permettre l’accès à des entretiens analytiques pour les personnes les plus démunies [12].

Tel est donc le style d’âme - je renvoie à la citation initiale et à Psaume de Paul Celan - du psychanalyste et de l’écrivain.

© Ronald Klapka _ 30 juin 2007

[1Hervé Castanet, introduction à Le choix de l’écriture, Himeros/La Rumeur des Âges, 2004.

[2Lire la bio-bibliographie du CipM.

[3Numéros archivés.

[4Une partie de haute intelligence que cette « Âme du professeur », pp. 125-160, la quatrième partie de ce livre.

[5La motérialité (Lacan) de la chose dite ou écrite.

[6V. fiche bio-bibliographique du CipM.

[7Septembre 1997, galerie Louis Carré.

[8Cf. Les dessins de Lacan commentés par Jean-Michel Vappereau dans le numéro double de la revue Essaim : Les Écrits, quarante après, éditions ERES, n° 17, 2006.

[9Voir le troisième tome d’Allaphbed aux éditions Cécile Defaut

[10À découvrir, le récent Pierre Klossowski. La pantomime des esprits, aux éditions Cécile Defaut, opus magnum, d’une série d’études consacrées à l’auteur.

[11Avec des dessins d’Annie Czarnecki.

[12Direction du Centre psychanalytique de Consultations et Traitements (CPCT).