anamorphoses, indéfiniment
4. dans un nouveau monde liseré d’une courbe fermée

31/08/2011 — Paul Audi, Alfred Jarry, Annie Le Brun, Jacques Lacan, Christian Prigent, Hervé Castanet,


« Il faut bien le regarder ce jeune homme depuis toujours sûr que les prisons de l’intérieur sont encore plus terribles que celles de l’extérieur, il faut même ne pas le quitter des yeux pour voir comment, sans en avoir l’air, il va faire avec Le Surmâle ce qu’on n’a jamais fait, simplement en considérant l’amour à la lumière de cette irréductible révolte. » [1]

« La phrase d’où était née la prodigieuse aventure se représenta à son esprit telle que, personnage volontairement et falot et quelconque, il l’avait par caprice proférée :
“L’amour est un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment.”
Indéfiniment...
Si. Il y avait une fin.
La fin de la Femme.
La fin de l’Amour. » [2]

« — Il y a ce texte de Lacan, daté de 1964, qui décrit ce montage surréaliste présentifiant un circuit pulsionnel (la pulsion se passe de l’Autre) : un croupion surgit au milieu de la scène où une douce plume vient chatouiller un ventre de femme et où des fils sont branchés sur une dynamo pour donner le mouvement - au centre de la beauté, le sans-nom d’un déchet... et la dame jouit juste par le frôlement de la plume et... Voilà ! C. Prigent, par ses vers, produit une écriture non pas qui dit (décrit) les montages pulsionnels où chairs, signifiants, bouts de corps sont impliqués - mais est agencée comme ces montages pulsionnels. Les mots sont. En lisant C.P. l’insupportable du sexuel et de la pulsion, le voile phallique systématiquement troué ou déchiré ou annulé, se rencontre dans les vers eux-mêmes.

— C’est donc que...

— Chut ! petite tête. Tu en sais déjà trop...

— Je parlerai fort : et pourtant vous ne cessez de dire que vous admirez C.P.

— Mais oui, je l’admire aussi pour cela : qu’on ne sait pas ce qu’est un corps vivant sinon que cela se jouit (toujours Lacan - ici dans R.S.I.) et que cette jouissance justement est sans image et que Météo des plages est aussi (pas seulement bien entendu) cette histoire des circuits, branchements, débranchements, tumescences et débandades, secrétions et... où le corps jouit (tout seul ?). » [3]



Ça commence bien, en vers et contre tout. Certes il y a la circonstance de deux nouveaux numéros de la revue Il particolare [4] (arts, poésie, culture (au vrai sens de ce mot, bref d’une philosophie de "tout ça") et ce qui est bien plus qu’un zeste de psychanalyse apporté à chaque fois par son directeur, car s’il dit peu [dans la revue], il dit fort et cela porte ; au surplus, le sujet, il connaît, à preuve, pour nous faire la courte échelle, le récent S.K.beau [5] - un récent qui n’a rien à voir avec le temps des horloges médiatiques, mais celui, interne des lectures-maelstrom ou des orages désirés... Il y a aussi le trentenaire de la mort de Lacan : célébrations, mises en perspective, peut-être autant de manières aussi d’écarter ce qui fit trou dans l’assistance médusée : « il n’y a pas de rapport sexuel, la femme n’existe pas... »

Reprendre la Sexualfrage, à l’aune de Jarry comme le fait Paul Audi : relire Lacan, encore, armé du théorème du Surmâle [6] , voilà une perspective propre à dessiner les contours d’une érotologie de passage (à quoi s’entendent les filles du bord de mer célébrées par Prigent : dé/trou/ouïr/ire : détrouïre, dit-il)... (D’où que niaises nixes /Et ris claboussent ici démesurément le plan [7]).

On y va.

Paul Audi : Le théorème du Surmâle. Lacan selon Jarry

D’emblée, fort courtoisement, Paul Audi rend hommage à Annie Le Brun. Qu’on se souvienne : Comme c’est petit un éléphant ! (alluse à : « Ce n’est qu’un grand cirque, a-t-on dit. Soit ; mais imaginez une arène dans laquelle vous en versez trois autres de dimensions respectables. [...] Dans chacune de ces trois pistes, vous lâchez quelques troupeaux d’éléphants, et alors vous commencez à entrevoir ce que c’est que l’énorme, à moins que vous n’aimiez mieux vous dire : « Comme c’est petit, un éléphant ! » [8]. Annie Le Brun titre ainsi la postface donnée à l’édition Pauvert [9] de l’ouvrage de Jarry dont l’incipit est pour le coup hénaurme, et ne manque pas de faire (son) effet.

*

Paul Audi a bien raison. L’alacrité (et l’acribie, voir les notes) d’Annie Le Brun est ici à son meilleur (c’est un des plus beaux romans d’amour qui soient, démontre-t-elle [10], tout comme l’écriture, enchanteresse), et tient fermement son rang parmi les exégètes de l’oeuvre, les Décaudin [11], Besnier [12], Arrivé [13], Thieri Foulc, François Caradec, Sylvain-Christian David [14] etc., cependant que côté roman moderne Christian Prigent, nous confiait ainsi son tav :

« Peut-être Le Surmâle est-il à lire comme la fable d’une tentative d’échapper à l’empoissement de la socialisation décervelante, au leurre de son “amour”. L’exploit, lui (la radieuse et a-pathique performance de l’écarlate lubricité sans état d’âme), a lieu en vase clos, dans l’exception monacale et sadienne au monde (à la névrose sociale) : là où les contradictions et les compromissions du monde ne font plus effet, là où la fiction les suspend, là où, du moins, absolument mécanisé et désaffecté, règne le principe de plaisir : à la fois jeu machinal, surhumanité du “champion”, perversion infantile polymorphe, histrionisme mythomane de l’ ’“acteur”, bon plaisir sans partage du “Roi” : “L’Indien nu et vermillonné fut emporté dans une cohue accaparante, la même qui acclame un champion, un acteur ou un roi.” Et le surmâle (l’échec fulminé du surmâle) est la figure héroï-comique de ce vieux baroud battu d’avance mais toujours rêvant sa prouesse surhumaine. » [15]

Concernant, cet aspect du « moderne », l’appendice du livre de Paul Audi, De la modernité d’Alfred Jarry, est lui aussi « pain bénit », non seulement en ce qu’il conclut sur le (fécond) paradoxe du Surmâle  : l’amour ? acte et ou sentiment ? quand l’un, quand l’autre ? les deux ? [16] un certain Freud nous en dit, nous l’apprîmes, le sûmes, long sur les amphibologies de la langue [17] mais plus encore ce qui touche précisément, à mon gré, au génie anticipateur de Jarry :

« si Jarry s’est plu à qualifier Le Surmâle de « roman moderne », c’est non seulement parce qu’il y est question de l’Homo sexualis contemporain, mais aussi, et surtout, et peut-être même d’abord, parce que la construction du roman a partie liée avec une certaine expérience de pensée ? Plus encore : pour traiter son sujet (à savoir, pour le dire au pas de charge, la crise moderne de l’amour), Jarry, en écrivant Le Surmâle, n’a-t-il pas voulu créer autre chose que le lieu et l’occasion d’une expérimentation idéale ? »

Et il ne sera pas difficile, je pense, d’acquiescer à la formulation du Δ anartiste formé par Jarry, Duchamp, Lacan que propose incidemment Paul Audi (note 2, p. 212), rejoignant en cela Annie Le Brun [18].

*

C’est parti pour Lacan désormais : Encore [19], forcément, et le précise Paul Audi, avec la phrase d’entrée dans le séminaire : « La jouissance de l’Autre » [20], n’est pas le signe de l’amour, et pour la boucler, ce paragraphe de la dernière séance : « Il n’y a pas de rapport sexuel parce que la jouissance de l’Autre prise comme corps est toujours inadéquate - perverse d’un côté, en tant que l’Autre se réduit à l’objet a - et de l’autre, je dirai folle, énigmatique. N’est-ce pas de l’affrontement à cette impasse, à cette impossibilité d’où se définit un réel, qu’est mis à l’épreuve l’amour ? » [21]

Le ton est donné, il s’agira bien de Lacan modulo Jarry, ou plutôt de la manière dont le premier au fil de son enseignement élabore une « théorie » de l’amour dans laquelle la jouissance devient le maître mot, tandis que le « théorème » du Surmâle tant dans sa formulation paradoxale que sa mise en oeuvre (« l’expérimentation ») en fournit les prémisses. Donc, ce ne sera pas toujours facile à suivre, nonobstant les notes souvent développées, les références ou points d’appui tels les travaux de Serge André ou de Norbert Braunstein. Toutefois les allers et retours entre le texte psychanalytique et la fiction permettent à la compréhension de s’instaurer progressivement. Et là où Annie Le Brun déploie en guise de solution imaginaire une lyrique de l’éperdu, Paul Audi montre que si Lacan est proche par bien des côtés de la ’pataphysique, en tant que le paradoxe contredit à tout ce que le discours ne cesse de reformer en termes d’être, il s’achemine, quoique nous y restions collés, au nettoyage du sens.

Pour éclairer le propos, une citation, elle nous semble la pointe du discours de Paul Audi :

« À plusieurs reprises, Lacan est revenu sur un poème de Rimbaud, intitulé À une raison, « qui se scande, dit-il, de cette réplique qui termine chaque verset - Un nouvel amour ». Il y est revenu une fois pour ajouter ceci : « L’amour, c’est dans ce texte le signe, pointé comme tel, de ce qu’on change de raison, et c’est pourquoi le poète s’adresse à cette raison. On change de raison, c’est-à-dire - on change de discours. »
Par cette seule phrase, Lacan aura pour ainsi dire remis toutes nos pendules à l’heure. Je veux dire qu’il les aura mises à « l’heur » d’un nouvel amour, auquel nous n’avons toujours pas donné de nom.
Pour satisfaire le vœu de Rimbaud, l’amour aurait-il été réinventé ? Ce n’est pas que les humains s’aimeraient différemment, ce serait bien absurde ; c’est seulement qu’ils auraient de leur amour une conscience autre s’ils s’interrogeaient sur la logique de l’amour à la manière de Lacan - j’ai même envie de dire ici : de Lacan selon Jarry. Réinvention de l’amour, donc, à condition d’entendre l’expression dans le sens de : création d’une logique nouvelle, celle-là même dont Lacan, au plus vif de son désespoir quant à l’humain, aura été l’inventeur acharné.
De cette logique nouvelle, j’ai rappelé certains éléments. Mais que savons-nous d’elle ? Comment en prendre la vraie mesure ? » (170)

Qui sait ? rappelons la proposition d’« un petit bout de femme » : [son] corps souple, tiède encore de ses bras à lui, l’enlaça et le culbuta sur le lit de fourrure.
Et le souffle de la jeune femme susurra, dans un baiser qui lui fit bourdonner l’oreille : « Enfin, on est quitte de ce pari, pour être agréable à... M. Théophraste ! Si nous pensions à nous maintenant ? Nous ne nous sommes pas encore aimés... pour le plaisir ! » [22]

Comme dans le roman, ici le propos bascule, on y lit qu’Ellen, maîtresse du jeu, sans doute depuis le début veut aller plus loin (réponse au « Et plus », le trait unaire du surmâle), souhaitant passer du temps mesuré de l’amour que l’on fait à celui incalculable de l’amour qu’on éprouve.
Et d’un rapport qui ne serait plus du semblant, Paul Audi reprend les quatre schèmes quantiques de la sexuation établis par Lacan, constatant combien le déroulement de l’intrigue du Surmâle, colle, selon un certain ordre à cette équation. De quoi alimenter quelques séances de séminaires avec les pages 146 à 155... Ellen y est plus belle que jamais, de savoir « d’un savoir insu que L’homme n’est jamais qu’un mythe à l’occasion duquel La femme a été inventée. »

Avec la fiction de Jarry, on pourrait penser au récit de la Genèse convoqué au début de l’essai d’Audi : réinventée. Au surplus, et ce en quoi le livre du surmâle des lettres [23] est résolument moderne, en ce qu’il fait de l’égalité d’amour le fer de lance de l’égalité des sexes...

On l’aura compris, l’ouvrage de Paul Audi, n’est pas un essai petit-bras, il prend très au sérieux Lacan logicien de l’amour (cf. les propos de Catherine Millot, revenant sur Lacan en Italie [24]), et c’est parfois ardu à suivre (très documenté, discuté, mariant des aspects apparemment contradictoires d’une théorie (celle de Lacan) constamment in progress, avec l’immense mérite de donner au texte de Jarry la place qui lui revient : « Difficile », disait Annie Le Brun, « d’être le père du Père Ubu... » [25]. Et de la rejoindre également avec ces derniers paragraphes d’Une force inattendue :

« Mais ce n’est pas tout. Jarry est aussi coupable de crime de lèse-poésie comme de lèse-sentiment. Car il est le seul à avoir reconnu dans la férocité du désir, visant à arracher aux êtres et aux choses le secret de leur cohérence sensible, l’origine même de la poésie. Ne faut-il pas que Marcueil croie avoir aimé Ellen à mort, pour en découvrir la bouleversante beauté ?
C’est pourquoi je ne parlerai pas de la poésie nue qui fait trembler ce livre d’un bout à l’autre. Elle est évidente. Comme son insaisissable modernité qui pourrait bien être la réponse définitive à la question que Jarry se posait justement l’année du Surmâle :

“Si l’on veut que l’œuvre d’art devienne éternelle un jour, n’est-il pas plus simple, en la libérant soi-même des lisières du temps, de la faire éternelle tout de suite ?” » [26]

© Ronald Klapka _ 31 août 2011

[1Annie Brun, postface au Surmâle, version Mille et une nuits, 1996, p. 138.

[2Alfred Jarry, Le Surmâle, in O. C., tome II, p 260.
On ne se privera pas de citer le merveilleux incipit de ce chapitre XIII, à l’opposé de toute foutilité :

Son masque était tombé...
Ellen était maintenant toute nue.

[3Hervé Castanet, Chairs et phallus, texte qui ouvre le dossier Prigent de Il particolare, 21 & 22, pp. 67-69.

[4Françoise Santon aura élu un magnifique Nettuno Carruba de chez Fedrigoni pour couvertures des numéros 23, dont le cahier central rend hommage à Pierre-Yves Soucy (directeur tant de l’étrangère, que de La lettre volée), le 24 à Philippe Beck. Nous y reviendrons. A chaque fois, s’inscrit la constellation de ceux qui se situent au plus près de la démarche des deux poètes. On notera dès à présent la conversation à trois voix : Rien n’est réel comme « l’impossible », où Pierre-Yves Soucy converse avec Jean-Paul Michel et Christophe Van Rossom, tandis qu’Yves di Manno soulevant la question : Dégel du classicisme ? souligne que l’un des mérites de l’oeuvre de Philippe Beck est de s’y confronter, tout en écartant tout retour en arrière.
Et pour qui aura lu Alice (Balthus) avec les yeux de Jouve, Hervé Castanet lui ménage une surprise...

[5Hervé Castanet, S.K.beau, aux éditions de La Différence, 2001. Dont on signalera, for connoisseurs, Edgar Allan Poë, La lettre et le signe de la femme, La Lettre volée, relue (brillamment) à l’aune des séminaires ultérieurs. De la Litura pure.

[6Paul Audi, Le théorème du Surmâle, Lacan selon Jarry, Verdier, 2011.

[7Christian Prigent, Météo des plages (p. 99), à lire, chez POL, à ouïr, chez le même.
Voici le poème, le troisième de la section X : À fond la forme ! intermède sur la méthode jarryque en diable :

(dé/trou/ouïr/ire : détrouïre, dit-il)

LUI : coups de dé/bris de vocabulaires, ces
Bulles nulles en l’air ! MOI : ça vaque au Pré des
Sons ; avec on peint Fresques portatives ou
Des fanions vifs piqués sur le plein de tout : des trous.

LUI : ce za/ oum mou (charabia d’Oum
Caleçon ?) ou b, a, ba/ sourdi - ab/ sur
De, non, d’en patiner les pâtes sonores sur
Le chromo partout tonitrué ? MOI : boum !

Boum ! (du bord de mer définitivement
Instable & sexyfuyant fixer l’infixe
Ment ((irait)), non ? D’où que niaises nixes
Et ris claboussent ici démesurément le plan).

[8Alfred Jarry, Barnum, in La Revue blanche (1. 1. 1902) ; v. O. C. (Pléiade), t. 2, pp. 331-334.

[9Alfred Jarry, Le Surmâle, suivi de "Comme c’est petit un éléphant !" par Annie-Lebrun, Co-édition Ramsay-Jean-Jacques Pauvert, 1990.
Le texte de cette postface est facilement accessible en poche, dans le recueil intitulé De l’éperdu (folio, n° 457, 2000.) pp. 9-104.

Quant aux éditions Mille et une nuits, elles ajoutent, en 1996 au texte du Surmâle, toujours d’Annie Le Brun, une postface resserrée, qui va puissamment à l’essentiel pour une édition de cette sorte (poche), je la recommande pour sa nettezza, par exemple : « ...ce n’est pas d’aimer comme une machine mais de ne pas aimer comme une machine sociale que le Surmâle va mourir. Et telle est aussi la raison pour laquelle, consciemment ou non, on ne pardonnera jamais à Jarry d’avoir fait de l’amour limpide, sauvage, irréductible dont il rêve, l’arme fatale contre les enclos amoureux dans lesquels la plupart passent leur vie. »

Et pour s’esperdre encore, un récent texte titré : Le génie de l’embrasement, dit :

« Ton ombre suit ton corps de trop près, ce me semble/Car nous deux seulement devons aller ensemble. » Que ces deux vers soient un des plus beaux joyaux de l’éperdu amoureux, qui pourrait en douter ? Mais que des jeunes gens soient allés le retrouver dans les profondeurs du temps pour nous en faire partager la lumière resplendissante comme au premier jour, voilà ce que je tiens pour une des rares merveilles de ce XXI° siècle si mal commencé.

Annie Le Brun (Quinzaine littéraire n° 1044, 1-15/09/11) évoque ici une mise en scène récente des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, du si méconnu Théophile de Viau. A propos du poète, v. « Il faudra bien qu’on me laisse vivre après m’avoir fait tant mourir » in A distance, Gallimard, 2011, pp. 109-116.

[10Et pour renvoyer par la même occasion à la lettre précédente, ce qu’Annie Le Brun aura extrait de la formule initiale (le meilleur) :

« Et telle est la grande découverte de Jarry, aussi considérable pour l’érotique que pour la poésie en ce qu’elle ouvre à la pensée amoureuse, pour la première fois une perspective non truquée. Après Sade qui, le premier, a reconnu la criminalité à l’origine du désir, voici que Jarry pousse en effet l’audace à en faire la scandaleuse pierre de scandale de l’amour, je dis bien de l’amour, de ce pacte sur le néant par lequel, tant qu’il dure, deux êtres jouent absolument leur solitude. »

[11Michel Décaudin, nous donna, avant de nous quitter, « l’essentiel » de Jarry dans la collection Bouquins.

[12Voir sa notice du Surmâle dans les O. C.(II) pp. 769-775, la Biographie chez Fayard en 2005.

[13Michel Arrivé a publié en 1972 le premier volume des Œuvres complètes de Jarry dans la Bibliothèque de la Pléiade. Il a consacré à l’œuvre de Jarry deux livres : Les Langages de Jarry (Klincksieck, 1972) et Lire Jarry (PUF et Complexe, 1976).

[14Annie Le Brun a préfacé Jarry, le secret des origines, (PUF) qui met en évidence les proximités entre Jarry et Lautréamont. On la trouve dans A distance, Gallimard, 2001, pp. 199-208 (Une leçon de ténèbres)

[15Christian Prigent, « Comment le roman vient au poète », in L’Incontenable, POL, 2004, pp. 87-123.
Habitant des lieux, comme j’eus l’honneur d’en être, Prigent nous rappelle ailleurs (Ceux qui merdRent, POL, 1991.) la prime présence de Jarry à « Saint-Brieuc-des-choux » (au lycée), et la vraisemblable inscription dans la mémoire du potache de l’héraldique saint Chiot, « ce chieur médiéval appendu aux basques de l’édifice religieux [la cathédrale] et remâchant sa langue au-dessus du monde bruissant des vaines paroles de la prière, du commerce et des « mots bulletins de vote » [qui] est comme le signe rabelaisien qui surplombe toute l’oeuvre de Jarry ».

[16On le voit bien sur l’exemple du théorème du Surmâle, qui joue sur plusieurs claviers son air déconcertant. Un même mot, amour, bascule dans une tout autre dimension de sens quand on le fait fonctionner avec un certain verbe (faire) et un certain adverbe (indéfiniment). Les perplexités bourgeonnent d’un coup : ce qui était un sentiment est-il aussi un acte ? L’est-il d’abord ou l’est-il ensuite ? Mais qu’est-ce qu’un acte a à voir avec un sentiment ? Un sentiment se répète-t-il comme on répète un acte ? Est-ce quelque chose de continu ou de discontinu ? Une spirale s’ouvre en cratère. Et ce que l’on croyait compris une fois pour toutes, ce que l’on croyait placé en dehors des mots - dans le champ de la pensée, comme on dit - reprend dare-dare le chemin de la virtualité. Dans ces conditions, comment imaginer que le paradoxe n’eût pas été du pain béni [sic] pour un écrivain tel que Jarry, qui concevait la création littéraire sous la forme d’une déformation, d’une distorsion, d’une extorsion, d’une concaténation, d’un démembrement et d’une recomposition de significations arrachées à leur constituant premier : le langage ? (214)

[17Ici Martial, Allouch, Prigent, au rapport ! :

Elle raconte quoi, ta putain ? — qui, au juste ?

— Pas ta copine, non ! mais ta langue de pute !
(Martial, Épigrammes, traduction de C. P.)

Autre version :

— Ta putain, quelle est sa harangue Aujourd’hui ? — Quoi ? quelle putain ?
— Tu ne comprends donc pas, crétin Que je veux parler de ta langue ?
Traduction de Jean Malaplate, Gallimard 1992, cité par Jean Allouch, La psychanalyse, une érotologie de passage, Cahiers de l’Unebévue, EPEL, 1998, p. 148.

[18Si rien avait une forme ce serait cela :

« Sans doute personne n’aura été plus près que Duchamp de se reconnaître dans la constatation que fait Jarry au début du Surmâle impliquant que le désir tourne en rond et que l’amour en est le masque scandaleux. Mais c’est Jarry qui, du plus profond de sa révolte, trouve la « solution imaginaire » et brise l’infernale répétitivité en misant sur l’amour comme improbable tangente du désir, c’est-à-dire en opposant à la mécanique amoureuse autant l’éblouissement lyrique que l’obscurité criminelle où celui-ci puise son énergie. Et l’extraordinaire avec Jarry, c’est qu’il ne propose une « solution imaginaire » que quand il en sait la résolution pratique. »

Ici se rejoignent Annie Le Brun et Paul Audi (cf. Jubilations, Bourgois (Titres), 2009, pp. 199 sq., dont fut donné écho ici.). En effet nous lisons :

« Ainsi, en 1903, se passionne-t-il pour le poème que son ami Fagus vient de consacrer à Ixion, ce héros antique condamné à être attaché à une roue par suite de ses prouesses amoureuses. « Heureusement, écrit-il, la roue d’Ixion, de par l’éternité qu’elle dure "prend du jeu" : Ixion ne tourne plus dans le même plan : il revit, à chaque circuit, son expérience acquise, puis pousse une pointe, par son centre, dans un nouveau monde liséré d’une courbe fermée ; mais après il y a encore d’autres mondes ! »
Et, ici comme ailleurs, le génie de Jarry est de rêver au presque rien qui peut tout changer : « “Que serait-ce si Ixion voilait sa roue ! Si l’essieu de la roue "grippait", pourtant, dans l’arrêt subit imposé par ce frein à l’éternité, Ixion, ses liens rompus, se libérerait par la tangente qui serait l’éternité développée... ” »
(Si rien avait une forme ce serait cela, p. 256)

[19Encore, Le Séminaire, livre XX, Seuil, 1975.
On renvoie aussi, cf. lettre précédente à L’Index, de Françoise Bétourné, chez L’Harmattan, en particulier, celui des « bateaux », à L’amour Lacan, de Jean Allouch. On y ajoute la conférence de Jean-Luc Nancy, publiée par Galilée en 2001 : L’ “il y a” du rapport sexuel, avec cette glose finale, l’iliade du rapport, proposée par Ariane Chottin, évoquant le double monument littéraire de nos origines (p. 53). Il y a deux, comme pas un.

[20Encore, op. cit. p. 11.

[21Encore, op. cit. p. 131.

[22Le surmâle, O. C., II, p. 253.

[23Allusion au livre de Rachilde, pour laquelle Jarry, en rédigeant Le Surmâle aurait écrit à sa requête, « comme tout le monde ». Éditions Arléa, 2007.

[24« Bizarrement, je m’aperçois seulement aujourd’hui qu’il ne cessait alors de parler de l’amour. De l’amour et de la logique, titre qu’il donna à une conférence qu’il fit à Rome, et à laquelle j’assistai. L’enregistrement en fut perdu.
C’était tout lui que d’allier des termes apparemment si dissemblables, le pathos s’en trouvait désarmé, la logique elle-même devenait érotique. Ce qui l’intéressait, en effet, dans la logique était ses failles : ses impasses, ses indépassables paradoxes, là où se révèle son incomplétude, son inconsistance. En somme, les tourbillons où les logiciens eux-mêmes se perdent. Ce sont les mêmes paradoxes qu’il rencontrait dans l’amour, lorsque celui-ci devient sérieux et pousse la rigueur, comme chez les mystiques, jusqu’au point où l’on ne peut plus rien dire sans se contredire et où s’équivalent la perte et le salut. C’est là que l’on touchait, disait Lacan, à « ce que ça devrait être, l’amour, si ça avait le moindre sens ». Ces points faisaient comme un siphon par où s’évacuait le sens. Par ces trous-là disparaissait aussi l’espoir d’établir un quelconque rapport entre les hommes et les femmes. Lacan nous invitait à nous en passer pour réinventer les jeux de l’amour, c’est-à-dire peut-être une autre logique qui parte de l’impossible. »
Catherine Millot, Le Monde, édition du 13.04.01. Pour O solitude, cf. lettre précédente.

[25Difficile d’être le père du Père Ubu. Difficile d’être le père de cette marionnette faite de « tout le grotesque qui fût au monde ». Surtout quand cette paternité échoit à vingt-trois ans et réussit en un seul soir (la première de la pièce eut lieu le 10 décembre 1896, il y a presque cent ans) à complètement brouiller les clivages littéraires d’alors (Marcel Schwob, Stéphane Mallarmé... pour, Jules Renard, André Gide... contre), Plus difficile encore, six ans plus tard, après s’être lancé dans la nuit d’aventures aussi folles que Les Minutes de sable mémorial (1894), César-Antéchrist (1895), Les Jours et les Nuits (1897), L’Amour absolu (1899), Ubu enchaîné (1900), de soudain se décider à « écrire comme tout le monde », pour inventer avec Le Surmâle le plus beau roman d’amour qui soit.
Postface de l’édition Mille et une nuits (Une force inattendue), 1996, p. 137.

[26Le temps dans l’art, in. O.C. II, p. 641.