21/04/2011 — Roger Giroux, Jean Daive, Jacques Garelli, Marie Étienne, Isabelle Garron, et l’ombre portée de Virginia Woolf...
écrire... consisterait à...
se mettre en marche, (se jeter
à l’eau comme on dit) et se
mettre à... écrire —
Roger Giroux [1]
L’écrivain n’est pas un pur esprit, il ne naît pas n’importe où, son roman familial a la plus grande importance, les événements qui se déroulent autour de lui aussi. La curiosité biographique est pleinement légitime, ne serait-ce que pour démontrer qu’elle bute, non pas sur un mystère (rien n’est mystérieux dans la création), mais sur une façon de vivre autrement.
Philippe Sollers [2]
Et donc, une façon de vivre autrement sera le fil dont on ne se découvrira pas.
Roger Giroux
En 2001 (Qui a peur de la littérature ?), Didier Cahen me donnait, nous donnait :
« Ainsi l’expérience poétique de Giroux est, avant tout, expérience du poétique, « de ce qui ne saurait être présent », expérience d’un dire qui ne peut être porté au dit, du dire multiple que le sens linéarise et oblitère, après-coup. Plus qu’une pratique qui tirerait son enseignement de la recherche d’une polysémie (visant à produire « plus de sens »), elle se résume en une mise-en-jeu improductive du dire.
D’où l’attention accordée par Giroux à la polyvalence syntaxique qui remet toujours les mots à l’œuvre hors « la fine prison des sens » (L’arbre, le temps, 18) ; de là l’investiture sans formalisme du blanc et du « hors-blanc », l’espacement de l’espace, qui permet d’accorder le regard à ce qui a lieu hors de tout lieu. Et plus encore, le souffle polyphonique de la voix antérieure à la langue consumant tout « excès de silence ». Brûlure de l’expression. En bref, le touché de ce qui d’un mot, tangent à la pensée, se donne hors de tout(e) donné(e) : poésie. » (262) [3]
En 2006, Anne Malaprade titrait : « Don du néant : cela », et ce dans un collectif réuni par Pascal Boulanger, grâces lui en soient rendues, au titre bataillien : Suspendu au récit, au sous-titre interrogateur : la question du nihilisme [4]. Et l’essayiste entamait sa contribution avec :
« Nietzsche a donné du moment nihiliste l’une de ses définitions les plus célèbres : « Que les valeurs les plus hautes se dévaluent. » Puisque et parce que le ciel est absent, Roger Giroux, justement, s’emploie à dévaluer (en tous cas, à évaluer autrement) ce qui constitue notre attente la plus traditionnelle de la poésie. » (111)
Plus loin :
« Ouvrant la première page de Blank, on est saisi par cette définition extrême du poème 13 : « Le Poème est ce lieu où le néant vient voir, vient respirer », définition qui insuffle au néant une puissance vitale surprenante. Dans le journal du poème, l’expression « pur objet de néant » réapparaît à plusieurs reprises dans le texte d’ouverture, et vient qualifier cette fois le poète, successivement au travers de son « cœur pur », de son « regard » et de son « âme ». Ainsi le néant est-il à la fois (à) l’origine et (à) la fin du Poème, qui transite par un sujet lui-même objet du/ de néant. Le néant, voie et voix du poème. Ce dernier semble, plutôt qu’à un rien absolu, renvoyer à la conscience d’un manque qui entend la perte comme une donnée indépassable de l’existence à laquelle il faut s’affronter. Vivre et écrire dans le souci toujours plus exigeant du dire, c’est se situer au plus près du défaut d’être, l’étant. Pour cette raison, le néant peut être disqualifié de « dérisoire ». Il est une réalisation du vide que l’écriture frôle et provoque pour la sublimer dans l’opération d’écrire. À la marge et dans les marges du néant, à proximité de l’étant et de l’être, l’écriture trouve sa voie près de l’obscur, autre désignation possible d’un des vertiges propres à l’acte créateur. »
On serait impressionné à moins. Aussi, quand, grâce aux soins de Jean Daive, paraît Poème en 2007, aux éditions Théâtre Typographique [5], qui justifient en l’occurrence pleinement leur nom, la lecture se fait attentive, étonnée, méditative, interpellée : comment « Être là sans être vu » ? réapprendre à parler, quand on a été façonné par l’alexandrin, comment désillusionner le vers ? Jean Daive précise en sa préface : « Par chance Poème se double d’un Journal d’un Poème, lequel nous laisse voir tout le travail accompli, tout le travail du désir, tous les impossibles que Poème doit transgresser et renverse. »
Par chance, Éric Pesty est poète-éditeur, et peut-être en lisant ces lignes de Jean Daive, percevait-il que « Poème et Journal d’un Poème nous donnent les clés d’un art de la pensée pour demain. » Et c’est naturellement Jean Daive qui préface l’ouvrage qui paraît aujourd’hui, un livre dont nous est livré le manuscrit, à la fois prouesse typographique, donnant à ressentir visuellement la pensée à l’oeuvre : couleurs, espacements, caractères, encadrés, phrases entourées, dessins, marges. C’est extrêmement émouvant, pour ainsi dire désarmant, c’est très certainement là que se situe le don : Ecce locus scripturae... [6], fascinant : journal (comme le négatif du poème), et non genèse comme le souligne Roger Giroux avec force dès les premières pages de ce qui est, en effet, hors temps, cependant qu’« écrire appelle un autre pour être lu ».
Prolongeant sa préface de Poème, Jean Daive conclut celle de Journal d’un Poème ainsi :
« Roger Giroux a toujours tenu un journal, parce qu’il aime regarder l’écriture en train de se faire. Les carnets intimes traitent de l’absence, de la présence, du rien et du silence, du non-être de l’esprit. Ils sont nombreux. L’écriture très particulière de Poème a suscité Journal d’un Poème, publié ici avec ses couleurs. Il est à part. Il progresse selon l’invention visuelle du poème, il en suit l’évolution, il accompagne les différentes phases de l’expérience, dévoile les enjeux de l’œuvre. C’est ainsi que Poème et Journal d’un Poème s’imbriquent parfaitement. Tout de Poème se retrouve différemment dans Journal d’un Poème. La différence est ce qui doit définir Poème et définir Journal. Car Roger Giroux a conscience que la langue n’a plus une vérité de sens (il la laisse encore volontiers au Journal), mais une vérité de signes, vérité qu’il veut inscrite, dessinée, graphique, théâtralisée, jouée dans l’espace du livre et de ses doubles pages. Roger Giroux sait qu’il va à contre-sens et qu’il change de tradition de langage. Il propose une nouvelle abstraction dont Journal d’un Poème livre la pensée. Un exemple : Ne rien écrire qui ne témoigne du centre de l’Univers. »
Le lecteur à venir sera complètement armé/désarmé, s’il se procure le numéro un de la revue Ligne 13 [7]. Y trouvera une lettre à Roger Laporte, dont la facture est étonnante, mais pas le sens, comme ce post-scriptum d’une autre lettre :
« Ce n’était pas un Texte mais une espèce de lettre-signe, comme on agite le bras d’une rive à l’autre en attendant de trouver le point, la passerelle. La voici maintenant. Nous y hasarderons le pied, en éprouverons l’assiette, oui, oui, à bientôt. »
Puissent les quelques indications données par cette lettre jouer ce rôle : faire signe, donner le point, la passerelle d’une rive à l’autre... comme le font ces publications, comme l’ont fait les derniers chapbooks publiés par Éric Pesty [8], où ceux qui nous donnent d’emprunter à la suite de Sébastien Smirou et Francis Cohen la ligne 13..., soit une/des écriture(s) en mouvement créatrices(s) d’autres espaces de pensée (et de vivre... [9])
Jacques Garelli
« À saisir
À moins d’en conserver l’empreinte, à défaut de la source, prends ta plume, prends ton temps, il y va d’une semence, d’un appétit ou d’une conquête, arrachés à vif au paroxysme de l’événement. Trajectoires, par pléiades, de corps en survivance, montés de lustres légendaires, comme il n’en pend, dans les palais, sous aucun plafond. »
Il s’agit de l’un des fragments de Fulgurations de l’être de Jacques Garelli, fidèlement publié aux éditions José Corti. Celui-ci retenu, peut-être parce qu’il me renvoyait à Certith Wyn Evans, à la densité poétique de « ...où quelque chose arrive sans cesse pour la toute première fois » [10], mais aussi en écho à la "fulgoris scena" qui ouvre chez Maria Gabriel Llansol à « L’espace édénique » et au « Jeu de la liberté de l’âme » [11].
Ainsi chacun des fragments pour le lecteur qui se sera rendu disponible à l’état de poésie [12] est porteur de déflagration ; aussi ce qui est à saisir c’est la brève et fulgurante révélation qui ouvre à l’état de poésie, cette disponibilité qui fait qu’
« Avec un peu de chance
Encore, faut-il cueillir cette grappe de solitude, où baigne l’impassible éponge irriguée d’un sel éradiqué des fonds. »
On le voit, c’est une invitation à la :
« Tâche nocturne
D’une touche antérieure à la naissance de leur éclat, ils brûlent, la nuit, pour un lecteur solitaire, qui barre ses lignes, les orientant vers d’autres sons, lesquels engendrent la naissance du songe, tel l’impromptu de ces triangles de basses fosses, chargés de signes en alternance, qui dans le fond du dénuement, donnent faim à la mer et soif aux corbeaux. »
Aussi est-ce le choix du poète (et de son lecteur) de « tenter à l’aveugle une marche sans balancier, dont l’enjeu, pour toute attente ne tient qu’à un fil. » Les quelques deux cent cinquante fragments sont reliés par le fil de cette pérégrination dans le haut espace de la méditation inséparablement poétique et philosophique de Jacques Garelli dont chaque pas (chaque image) (ré)invente le chemin. L’emprunter à sa suite est une grâce. [13]
Marie Étienne
Pour être toute autre, la grâce de Marie Étienne, n’en est pas moindre et l’oeuvre est à juste(s) titre(s) ces temps-ci célébrée.
Donc deux livres de prose qui paraissent simultanément chez José Corti, dont précise Jean-Yves Masson [14], l’un (Les Yeux fermés, les variations Bergman) composé de « notes de cinéma » [15], l’autre (Haute lice) de récits de rêves, et il en dit bien davantage dans l’abondant dossier de presse [16], entre autres : « mais, à côté du cinéma et des voyages, c’est le théâtre qui aura le plus profondément marqué la vie de Marie Étienne ». Aussi citerai-je pour commencer (ce sont les trois coups de la mémoire) :
« Marcel Proust rêve de voir la Berma jouer le rôle de Phèdre. Plaisir que ses parents ne lui accordent pas à cause de sa santé. Mais il insiste tant qu’ils cèdent. Son désir tombe tout aussitôt.
Néammoins il se rend au théâtre, comme il le fait soir après soir, depuis que le spectacle est annoncé. Il assiste au collage de l’affiche et il la lit entièrement, aucune information ne lui échappe, à commencer par cette phrase, qui le ravit : « Les portes seront fermées dès le début des représentations. » Son désir resurgit aussitôt.
Tout s’est joué pour lui, oui, s’est joué, aux abords du théâtre et donc hors de la scène. Pour moi aussi. » [17]
Et ensuite :
« Ceci est un désir ancien : tout dire, et surtout dire la vérité des poèmes. Ce qu’ils cachent. Ce pourquoi, finalement, ils sont faits :
cacher, celer, sceller.
Le poème est un receleur.
Je commence aujourd’hui ma mémoire générale. »
[18]
On aura reconnu quelqu’un et non des moindres.
« C’était probablement en 1981. [...] Tandis que je le surprenais avec des “textes” (il n’aimait pas ce mot, auquel il préférait, selon le cas, “poème”, “nouvelle”, “roman”) qui échappaient, partiellement, à la logique, lui m’habituait à cette idée que l’art était premier, que fabriquer une œuvre était, pour un artiste, la seule loi à prendre en compte.
S’il avait pressenti, et de la sorte encouragé, mes livres à venir en répétant, “Tu dois écrire ton œuvre”, c’était qu’il accordait, dans l’échelle artistique, à la littérature, et en particulier la poésie, une place primordiale.
Tout à coup dans ma vie, quelqu’un, et non des moindres, prétendait que remplir cahier après cahier (lui, c’était des carnets) de signes minuscules, quasi inaccessibles à la communauté des hommes, pendant un temps précieux puisque enlevé à d’autres tâches, n’était pas insensé ni coupable ; qu’il fallait au contraire s’y consacrer à toutes forces. C’était le monde inverse, le monde sur la tête (où la tête comptait). »
Il y eut donc cette rencontre, et cette collaboration avec Antoine Vitez. Il y eut cette autre, pas des moindres : en 1985, Maurice Nadeau ouvrait pour Marie Étienne les portes de la Quinzaine littéraire [19].
Marie Étienne qui aime à dessiner, sourira, faut-il espérer, de ces rapides coups de crayon. D’autres se sont réunis autour de son oeuvre, à l’appel de Marie Joqueviel-Bourjea, à l’université de Montpellier et dans la revue NU(e), le numéro 47, à l’éloquent sommaire, et leurs travaux feront date : Antoine Vitez avait vu juste : l’oeuvre s’est donc écrite, continue à s’écrire, poétique et critique, requérant les lecteurs qu’elle mettra à leur tour en chemin. Suite à la prise en vue panoramique lors de la marche...
Poètes (beaucoup de femmes), hommes de théâtre (donc pas de femmes), universitaires et artistes (les deux), voilà qui donnent plus de trois cents pages (en bibliographie, les nombreux articles de la Quinzaine), mélanges offerts à Marie Étienne, celle-ci s’exprimant amplement dans deux entretiens, l’un avec la maîtresse d’oeuvre Marie Joqueviel-Bourjea [20], l’autre avec Marie-Claire Bancquart [21]. Elle le fait aussi avec trois récits-dessins (datés 01/10, 18/10 et 02/11/2010), qu’elle intitule Enlacements — vous irez savoir pourquoi —, dont je dévoilerai peu, hormis de dire qu’en tous les cas, c’est la poésie qui garde la main.
Isabelle Garron
Dans le numéro 5/6 (octobre 2008) de Passages à l’act [22], dévoué à Pascal Quignard, je repère dans : « “Les chevaux, les cauchemars et les livres”, sur La Nuit sexuelle, Digression sur une lecture de Pascal Quignard » :
« En bas du feuillet 192 [23] on peut lire “Les chevaux, les cauchemars et les livres reculent quand on les regarde en” et premier mot du feuillet suivant, en haut fer à gauche, “face.” . Défilèrent sans tarder, d’abord, au galop, les chevaux peints sur les parois des grottes, au trot ceux racontant sur les bas reliefs indiens les fuites et les victoires de rois. J’assistais aussi à leur bravoure sur les panneaux de La Bataille de San Romano de Paolo Ucello. Puis dans un nuage de poussière, se mêlent sans fin les études de Leonard de Vinci, les dessins de Géricault, les croupes reconduites par Picasso. A cette phrase la peinture, en son théâtre rituel des forces de la nature rejouées, est venue se cogner en une suite de mots à l’évidence d’une traversée de l’écran entre ces choses que l’on nomme et celles qu’il faudra inlassablement narrer. » me rappelant illico une rêverie de Nino Júdice aux Offices, cette merveille, d’où surgit : « Seuls les chevaux bleus sont invincibles. » [24]
Et ces précisions in fine :
« Isabelle Garron, née en 1968, vit et travaille à Paris. A publié Face devant contre (2002) et Qu’il faille (2007) dans la collection Poésie Flammarion dirigée par Yves di Manno. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Action Poétique et a récemment collaboré au n° de Critique : Les intensifs, poètes du XXle siècle, Août Septembre 2008 [25]. Son premier livre vient de paraître aus États Unis dans une traduction de Sarah Riggs ( [26], Litmus Press, New York). Elle travaille actuellement au troisième volet de sa trilogie. »
Voilà pour l’anecdote.
Il y en a d’autres, notez bien. [27]. Celle-ci, [28] que rapporte Isabelle Garron ( Mathieu Bénézet « [...] et l’écriture est cela ») n’en est pas une (universelle autant qu’unique liée au nouvel amour — mais écrire/décrire quelle est donc cette douceur, cette terrible douceur ?”), qui se conclut par :
« Une voix au travail, que le réel déclenche.
Réel que le corps habite et confirme malgré soi ou plus exactement contre toute attente. Un acte d’écrivain qui ne peut vivre sans ce double emploi de soi par soi-même honni et cependant indépassable, rencontré à chaque fois que la conscience affleure au fait de vivre, une voix d’écrivain sans cesse.
Je relis d’ailleurs, souvent, sous le passé simple qui est son temps cet aveu qui nous portera « Je fus "instrumental", non du côté de la forme mais du côté de la polysémie, de la floraison, cherchant dans la trame même d’écrire un accord, une unité » [29]. »
Oui ? Ajouter :
« Poésie composée de répliques à des motifs de discorde et de désordre, pour dénoncer ce qu’elle ne souhaite plus à la marge, et dans le projet de rétablir des accords entre corps divisés. Elle aborde les différends et toutes pesanteurs avec une indulgence et une fermeté mêlées, qui réjouissent par leurs politesses instruites (recherche de vocabulaire, concision étudiée ... ). Manière de proposer avec élégance à son corps d’auteur un domaine, un pays privé, son genre, une définition dont tout autre ne saurait imiter la langue.
Limite d’une matière au monde, le corps n’est pas la limite de ce qu’il pense ; la poésie est la mesure d’une expression dont le sens dépasse le cadre des écrits. Le dispositif du mot sur la page est le cadre du sens. Un cadre est dans le texte où le poète inscrit ses frontières d’artiste, au projet de les observer s’étendre. » [30]
Instruit de toutes ces politesses, le fallait-il ? elles s’imposent à la lecture, mais puisqu’elles en ont été les ambassadrices, autant les accréditer, quel bonheur non pas de vérifier ce qui les annonçait, mais ce dont elles étaient grosses pour que la lecture (le lecteur) prenne corps, en arrive à ce troisième volet de la trilogie : Corps fut.
Élégant volume, éclairé par les lumières d’Anne Deguelle [31] et en quatrième, la citation d’un poème de la cinquième suite (il y en a six) :
« mais la porte s’ouvre .la machine souligne qu’un corps /vient .que nos corps furent .que tous /les corps composent//
une musique un jour //un jour un corps vient aux tournoiements des chambres /des femmes en couches | de balises pour
un poème /qui s’écrit là dans la poussée » (189)
avec cette dédicace qui est la fin du livre à tous les sens du mot :
à celle qui est venue prendre corps
Quand on a lu plus haut, une voix au travail que le réel déclenche, on ressent l’isotopie parturiente à l’oeuvre : “toi tête à vulve, moi au simple” (qui dira mieux l’écriture (perpétuellement) in statu nascendi : le cri, la peur, la joie, l’étonnement (l’aveu) d’être là ?) Ici le fragmentaire donne sa toute force, toute sa puissance et “s’en tenir près si cela/est possible // si les vagues vers/nous se retirent.” On le voudrait, et on le peut, les mots offerts donnent d’habiter une histoire (fil narratif discret mais sensible) qui peut être toute autre que celle qui a conduit à en agencer les séquences, car les sensations sont hospitalières, qu’il s’agisse de plaisir, de souffrances, de moments cocasses parfois, de nos trains-trains, de nos entrains, car ici on ne s’appesantit jamais, mais on fait signe(s), on revitalise tel ou tel dépôt de mémoire, lui rendant tout ce qui en faisait le sel.
Travail d’amour rappelait Isabelle Garron à propos de Mathieu Bénézet. On n’en dira pas moins de celui qui nous est proposé.
De la très belle suite 6, à l’écriture translucide, (toutes le sont), j’extrais, je prélève de son contexte, mais ne le fais que que pour y ramener (l’histoire qui s’écrit ailleurs (Niamey), s’est écrite ici (la nuit de Walter Benjamin à la frontière de toutes) pour qu’« un jour des axes /pas brisés /seraient //alors oui le /monde m /on aimé » :
« oh ! décideurs ! anciens mondes que ceux-là — lus
chavirant au terme .à chacun de vos pas
: « que se dicte la loi »
la loi de répartir : la physique et sa durée
— le pain .leurs effigies .nos ordonnées
le port des apparats
ou ce que des vols figurent parfois sur les rives
les ponts nos êtres .au demeurant »
Corps fut, outre qu’il est particulièrement travaillé, composé, et aussi exigeant soit-il et il l’est, s’avère des plus fraternels à son lecteur — good enough — auquel il r)appelle ses propres fragments, et une fois l’ensemble des suites et variations parcourus, appelle en plus de la sienne, la relecture des précédents livres. Aussi, il fera date, très certainement.
Un bouquet pour Virginia
En exergue de Corps fut, Isabelle Garron cite Virginia Woolf : « Je n’imagine rien au-delà de l’ombre portée par mon corps. Mon corps me précède comme une lanterne dans une allée sombre obligeant les choses l’une après l’autre à sortir des ténèbres, à entrer dans mon cercle de lumière. Je vous éblouis : je vous fais croire que l’instant contient tout. » (Les vagues). Les moments of being, ces presque équivalents des épiphanies joyciennes, qui illuminent l’existence, la poésie, sont bien le fait du corps de qui écrit, nous rappelle-t-elle ainsi.
Les Yeux fermés se reclosent sur : Toutes nos chambres, une « lettre à Virginia ». J’en livre ceci, « mon » prière d’insérer pour ce livre en particulier, qui touche si profond, mais aussi pour les quelques autres qui auront été aujourd’hui évoqués :
« Alors j’adapterai, si vous le permettez, transformerai la « chambre à soi », en la « chambre avec soi », c’est-à-dire transportable, qui désormais nous accompagne car on a pris talent de la concentration, de la re-création d’un espace mental où naissent les images dont on a tant besoin pour pratiquer son art, un espace identique à cette « camera oscura » décrite par Bergman dans Laterna magica, qu’il recherchait, enfant, dans le placard de ses parents, qu’il ne cessa de convoiter comme de craindre, sa vie durant.
C’est à cela, chère Virginia, que je voulais en arriver, non pas pour vous l’apprendre, vous ne l’ignorez pas, vous qui avez écrit que l’imagination doit « draguer librement tous les récifs et toutes les anfractuosités de l’univers immergé sous les eaux profondes de l’inconscient » (The Death of the moth), mais pour me consoler et me le répéter. Bergman de son côté assure qu’aucun « art ne traverse, comme le cinéma, directement notre conscience diurne pour toucher à nos sentiments, au fond de la chambre crépusculaire », la chambre en soi la plus secrète, espace limité qui contient l’univers puisqu’il s’auto-engendre, mais a besoin pour exister de ce révélateur qu’est le retrait, de la capacité que nous avons acquise à prêter attention aux êtres qui nous peuplent comme ils peuplent l’écran des salles de cinéma. Tant il est vrai que certains films demeurent en nous, qu’ils ont leur place dans notre chambre, et que, issus d’une « camera oscura », ils ont rejoint la nôtre. » (208-209)
Stella Harrison, psychanalyste, nous précise dans une note biographique en annexe du collectif : Virginia Woolf, L’écriture un refuge contre la folie qu’elle a dirigé, pour le compte des éditions Michèle [33], quelques raisons de son entreprise. Parmi celles-ci, le fait que Virginia Woolf put écrire, qu’elle « dévora » Freud [34], dans le but de retrouver son centre, d’« élargir ses horizons pour donner plus d’espace à son intelligence », d’autre part pour avoir trouvé chez Lacan qu’« un fait n’existe que d’être dit », sans oublier la chasse cruciale, opiniâtre, ancienne au mot juste.
Elle les développe également dans une sobre et précise postface : La réalité, barrage contre le réel ; en quatrième de couverture, elle prend soin, d’indiquer : « Les auteurs de ce livre ont cependant pris la position de ne pas tenir Virginia Woolf pour une déprimée, une « victime exemplaire » des théories du traumatisme, mais bien plutôt de cerner sa bataille avec les mots contre une douleur d’existence. La lecture de son œuvre révèle la tâche infernale à laquelle elle s’est livrée et les moyens qu’elle a trouvés pour se protéger de ce qu’elle nomme son « horreur ».
Les textes rassemblés suivent l’écrivain à la trace, dans ses écrits fictionnels, autobiographiques, et, particulièrement, dans ses écrits les plus tardifs car c’est là que s’exposent de façon fulgurante son ironie et l’éclatement de son monde intérieur. »
Sans décrire l’ensemble des contributions, mentionnons que Mrs Dalloway tient une place importante dans le recueil : Le drame de Septimus et Lucrezia par Pierre Boileau, le texte de Ginette Michaux : Une suppléance fragile : les refuges de Clarissa Dalloway, mais sont aussi lues (relues) dans une optique lacanienne, précisons-le, mais sans technicité qui rebuterait le lecteur non familier de la psychanalyse, Au Phare, Les Vagues, les nouvelles des années 30-40, Entre les actes et bien sûr les Moments of Being. Ce sont des contributions raisonnablement développées, en nombre de pages, et qui soulignent en quoi le recours incessant à l’écriture a pu être une manière de donner consistance à la réalité, face aux assauts répétés d’un réel menaçant.
L’avant-propos de Jacques Aubert, lumineux, éclaire bien tant la démarche d’ensemble des contributeurs, autant qu’il rappelle sa connaissance intime de l’oeuvre (Jacques Aubert dirige la nouvelle traduction de l’œuvre romanesque de Virginia Woolf pour la Pléiade en 2012), sa reprise de l’expression « stream of consciousness » en regard de la contrepartie française habituelle monologue intérieur, avec une insistance sur le mot stream : ce sera la Liffey pour Joyce, la rivière Ouse pour Woolf, nous renvoie à L’inconnue de la Loire [35] d’une part, mais aussi à cette épiphanie -comme en rêve- de Corps fut, aux beaux accents raciniens :
maintenant] ce qu’il faut ajouter c’est : ce corps palpable
le fait égal de le voir encore .et cela
au rythme lent des algues foulées
par toi svelte comme découpé
par l’horizon .sur les rouleaux
à la couleur troublée
dans la fraîcheur de tes passes .et
de ce fleuve au sortir du bain (25)
[1] Roger Giroux, Journal d’un Poème, Éric Pesty éditeur, 2011, non paginé
[2] Philippe Sollers, Il n’y a rien à craindre..., article paru dans le Monde, édition du 11.02.94, et qui traite du biographique, en ce qui concerne l’écrivain, et pose, entre autres, cette question :
« Entre la réduction sociologique et l’idéalisme mystificateur, il y a place pour cette question, rarement traitée : qu’est-ce que vivre avec pour premier souci le fait de le dire d’une certaine façon ? »
Manière de souligner aussi que l’on saura gré à Jean Daive, au fil de ses préfaces (de Poème, et de Journal d’un poème), de nous avoir donné quelques uns des détails biographiques, qui éclairent sans l’épuiser assurément, l’oeuvre de Roger Giroux et ses entours intellectuels (Edouard Glissant, L’Éphémère, Royet-Journoud etc.)
[3] Didier Cahen, L’autre jour (le poème), à propos de Roger Giroux, in Qui a peur de la littérature ? Kimé, 2001, pp. 259-262. Très récemment (L’étrangère 26/27), on a pu lire de Didier Cahen, Il y a... :
« Il y a l’arbre et le temps, le vent de l’aventure ; / la main recommandée/ Giroux. // je pour faire angle / ne plus mendier la langue // Pour tout savoir, je dors entre vos lèvres. / Dormir, alors ? non sans exactitude. »
[4] Suspendu au récit, la question du nihilisme est un collectif paru en 2006 aux éditions Comp’Act, à l’initiative de Pascal Boulanger. Une chronique déplie les grandes articulations d’un ouvrage que j’ai particulièrement apprécié. Dans une note (p. 123) Anne Malaprade décrit fort justement la difficulté du compte-rendu critique (dont elle s’acquitte par ailleurs, avec autant de talent que d’empathie avec l’oeuvre, et son auteur) :
Voilà la liste des livres *** actuellement publiés (en 2006) de Roger Giroux : L’Arbre le temps (Mercure de France, 1964), Voici (Le Collet de buffle, 1974), Théâtre (Orange export Ltd., 1976), S (Orange exp art Ltd., 1977), Et je m’épuise d’être là ... (Unes, 1982), L’Autre temps (Unes, 1984), Ptères (Unes, 1985), Journal du poème (Unes, 1986), Soit donc cela (Unes, 1987), Blank (Unes, 1991).
Les poèmes de Roger Giroux s’offrent au regard d’une telle manière qu’ils ne sont pas citables dans leur disposition originale, qui est l’ œuvre d’une réflexion plastique. Comment agréger des fragments de mots ou de signes qui n’obéissent qu’à un principe, la dislocation ? Comment rendre compte du caractère non linéaire de ces derniers ? La typographie, souvent éclatée, conduit à de semblables impossibilités. On voit qu’une position critique traditionnelle, qui implique la pratique de la citatio, n’est plus tenable.
*** Il ne semble pas inutile d’ajouter :
1) Le travail de lecteur de Roger Giroux, à la « Série noire » aux côtés de Marcel Duhamel.
2) Son travail de traducteur et spécialement les livres de Lawrence Durrell.
[5] Roger Giroux, Poème, Édition établie et présentée par Jean Daive, Théâtre Typographique 2007. J’extrais de son éclairante préface :
« A la question : que reste-t-il du langage ? Poème répond : il reste quelques mots, juste quelques mots obsessionnels comme : cela - donc - voici - neutre (être nu) - lieu - voir et le nom de Roger Giroux, dont il comprend que Roger (ogRre) a mangé Giroux. Ce qu’il reste n’est pas autre chose que la signature, et la signature, nécessairement, enfante l’Introuvable. Les pages deviennent par essence visuelles et offrent à voir des colonnes de mots qui se parlent (elles ont l’efficacité de la bulle) et se répondent, des grilles de lettres, des lettres habitées comme la lettre U ou la lettre X ou encore la lettre S. Tout cela dessine des astres, des horizons, des anagrammes, véritablement un théâtre de l’être fait de langage et signes.
Le lecteur perçoit très bien le mouvement de l’ œuvre, sa dynamique interne, à savoir comment le langage peu à peu se débarrasse de ses limites et prélève en lui quelques-uns des éléments pour continuer le travail d’Œdipe, ce travail d’enquête toujours plus loin jusqu’à aboutir au Nom (celui du coupable meurtrier, celui du fugitif) dévoré par soi-même. Le secret est là. Et même le nom dévoré, le secret reste tout entier proportionnel au vide laissé par une dévoration qui excède ses intensités. » (pp. iv, v)
[6] Roger Giroux, Journal d’un Poème, Éric Pesty éditeur, 2011. Cette page du site de l’éditeur, donne d’accéder à une riche étude de Jean Laude (texte intégral téléchargeable).
[7] La revue semestrielle qui est apparue au printemps 2010, est dirigée par Sébastien Smirou et Francis Cohen. De grande densité, elle se lit avec lenteur, et donne d’approfondir tout un versant de la poésie d’aujourd’hui, dont la dimension réflexive n’est pas la moindre, en particulier en ce qui concerne les problèmes formels de l’expression.
[8]
— Jean Daive, Insincère, très, un poème en six séquences, dont la fin de l’une (la troisième) m’émeut particulièrement :
« Notre séparation : / refus de ce monde // j’attends un retour / comme les enfants / de ces enfants qui / pénètrent [ ] et parlent / en moi. // Revenir. Recommencer / d’après les lois connues, simples — // j’ai vu. J’ai parlé. // J’ai parlé /dans le rêve. »
C’est la corde, que pour ma part je tiens.
A celle-ci j’attache Une femme de quelques vies (Flammarion/poésie), renvoyant aux parfaites recensions d’Odile Hunoult (La Quinzaine, 992, 16-31 mai 2009, pp. 12-13), Marta Krol (Le Matricule), et à inscrire séance tenante l’ouvrage dans sa bibliothèque de coeur.
— Francis Cohen, En finir entreprend d’interpoler le texte de La Délie à une lecture-récriture de Moriendo de Roger Laporte.. Au surplus, Francis Cohen nous régale de sa lecture d’un livre qui n’a pas pris une ride, Le tempo de la pensée de Patrice Loraux (paru en 1993).
[9] Paradigmatique m’est apparu, dans le numéro 1, Le Grand Séparateur, un entretien de Jean-Michel Fauquet (photographe), avec Francis Cohen, avec ses « déplacements de la jouissance à la vie. »
[10] De l’exposition Cerith Wyn Evans « ... in which something happens all over again for the very first time » au MAM de la Ville de Paris en 2006, le journaliste de Libération, Gérard Lefort, aime à rappeler qu’il fut l’assistant de Derek Jarman, se plaisant à « trouer l’histoire par des flashs d’actualité »...
Comme l’écrivait fort justement Patricia Falguières : « Rassemblée pour la première fois à Paris, une série de lustres s’illuminant en alternance, traduit en morse des choix très personnels de textes littéraires. Le langage codé fonctionne comme un virus qui pénètre la perception pour en interroger les attentes. Il acquière une dimension plastique créant un espace de poésie inattendu ».
« Chacun de ces lustres « clignote » un texte en morse : l’un affiche un « porno très émouvant », un autre, La Princesse de Clèves. Ensemble, ils construisent une muette polyphonie. Ils rappellent combien le langage est au coeur de l’oeuvre plastique d’Evans, marquée par le surréalisme, le pop art et les situationnistes, et jouant de références constantes à Marcel Duchamp. » ajoutait Bérénice Bailly, Le Monde, 1 septembre 2006.
Voir aussi la présentation d’Ostia, au Centre Pompidou en 2004.
[11] Maria Gabriela Llansol, Le jeu de la liberté de l’âme, Pagine, et Les errances du mal (Contos do mal errante), Métailié, 1989, et ses fulgurantes échappées vers l’amour impair, avec pour protagonistes Isabelle la Catholique, Copernic, Hadewiijch d’Anvers, et maître Eckhart (en cuisinier), au temps du siège de la ville de Münster (fin de l’utopie anabaptiste de Thomas Münzer).
« Ce qu’il y a, également, de merveilleux dans cette passionnante vision de Llansol naît du fait que tous les rapports affectifs se trouvent hors de la moindre rumeur, de la moindre crépitation psychologique, mais vivent uniquement selon la logique inhumaine des quantités attractives et mobiles. Attraction et répulsion. Et la peur de chuter dans le vertige du “centre foudroyant”, peur obligée et nécessaire mais qui s’estompe en vérifiant que toute attraction est réversible. Syntaxe des images du pouvoir qui dépassent le récit traditionnel, syntaxe de l’attraction et de la répulsion qui encadrent le thème de ce livre : l’alchimie de la rencontre. De cette rencontre à trois, dans l’inhumanité cosmique de l’amour impair, Maria Gabriela Llansol nous offre des pages extraordinaires qui vont de la luminosité du feu et de la neige au savoir cossu d’un cantique hivernal ; mais il n’y a aucune tristesse dans ce parcours, plutôt même une grande joie à partager : “un cantique hivernal ce n’est pas la mort, ni l’immobilité : c’est laisser éparpillées sur la table toutes les lettres du nom de l’Amour”. »
Eduardo Prado Coelho, postface, p. 227 (traduction P. Léglise-Costa) ;
Concernant Maria Gabriela Llansol, voir « figures du livre intérieur » (21/03/10). Je reprends aussi volontiers ce propos de Guida Marques, traductrice et préfacière de La foudre sur le crayon, aux éditions Les Arêtes :
Le texte de Llansol chemine en marge, il travaille sur les bords, par-delà le roman et la poésie. Quelle que soit sa forme, toujours entre-les-genres, il est une fiction qui n’imite rien, déplie le monde, l’ouvre et l’amplifie, cherchant à découvrir cet « inconnu qui nous accompagne ». Il est un corps à écrire. Il veut apprendre à voir, saisir le pli du vivant, être le lieu de « la rencontre impromptue du Divers ». Il est une pensée du monde « ambo ». Il est un chemin, où la langue fait elle aussi l’expérience de la métamorphose. Sa recherche d’une écriture, capable de saisir « ce qui est étant », proche du rêve éveillé, marque profondément la texture de l’oeuvre de Llansol, sa tessiture aussi. Fulgurée, construite autour de ce que Llansol appelle elle-même les « scènes fulgor », elle travaille, dépèce l’image, intensément, sensuellement. Là, le non-dit affleure et se meut. Le texte se fragmente, tend à se dissoudre dans les voix et les corps qui le constituent, tissu de relations érotisées.
[12] En liminaire, Jacques Garelli « s’explique » :
Pourquoi : « fulgurations », pourquoi : « Être » ? Parce que, depuis la plus haute antiquité grecque, l’Être apparaît comme sous-jacent aux individualités singulières : choses, événements, personnes, qualifiés d’ « étants », auxquels on ne peut le réduire. Corrélativement, les individualités ne peuvent se concevoir sans la puissance énergétique de l’Être, qui les sous-tend et leur donne naissance. Selon cette perspective, c’est souvent par fulgurations que l’Être fait apparaître les « étants », selon des mouvements d’émergences successives. Dans ce contexte, chacun des poèmes, ici construits, oriente vers un au-delà inconnu, qui limite l’homme, sans qu’il perde pour autant contact avec l’ordre des choses servant de point de référence à la méditation ; celle-ci s’inscrivant dans la dimension « préindividuelle de l’Être-au-Monde. »
Pour le sens à accorder à cette expression, voir La Gravitation Poétique, Mercure de France, 1966. Le Recel et la Dispersion, 1978. Archives du Silence, José Corti, 1989. De l’Entité à l’Événement : La Phénoménologie à l’Épreuve de la Science et de l’Art Contemporain, Mimesis. L’œil et l’Esprit. 2004.
[13] Brève recension a naguère été donnée ici, plus développée, là, de Fragments d’un corps en archipel, chez le même éditeur. Recommandé, toujours, Penser le poème, aux éditions Encre marine.
[14] Pour le Magazine Littéraire ; dans la Quinzaine (n° 1033, 1/15 mars 2011), Paol Keineg souligne :
Recueil complexe et dynamique, anthologie personnelle d’où le personnel est presque exclu (on est à l’opposé de l’autofiction), autobiographie intellectuelle, Le Livre des recels, tout en faisant état des doutes de l’auteure, de son insatisfaction, affirme avec un certain optimisme que la poésie n’est pas morte, qu’elle peut encore quelque chose : « Écrire dans le besoin, dans le désir d’écrire. Une joie qui transgresse. »
Les éditions José Corti publient aussi deux nouveaux livres de Marie
Étienne, Haute lice, petites narrations en prose, et Les Yeux fermés ou Les variations Bergman, réflexions sur ses rapports avec le cinéma. Tous deux, inséparables des grands recueils de poèsie, tel que Anatolie ou Roi des cent cavaliers, participent de son rêve, « à l’intérieur d’un continuum, d’un seul grand texte en prose, récit auto-mytho-biographique ». je recopie, ce qui en est une sorte d’« enchantillon » :
« Mes sœurs. /
Filles tranquilles. /
A se faire des cadeaux de baisers et de griffes. Savaient qu’un jour seraient aimées. Et que tout /
serait bien.
Alors qu’un jour ce fut brouillé. /
Je devrais dire : horrible. /
Encombrements, disparitions. Maris devenus fous
ou à peu près. Fiancés morts en avance. /
Mais dans les temps premiers, quelle verdeur.
Moi j’avais une hélice, coincée entre les omoplates, un ressort qui butait sur la glotte. /
Et dans les mains des interstices par où fuyait mon /
vif. /
N’oublions pas : Père était à la guerre. /
De temps à autre il revenait nous constater. /
Mère se débattait dru, refusait de couler, ficelée dans les eaux de ses devoirs multiples.
Depuis l’amour a dénoué mes jambes, m’a fait flotter tout près du bord. /
J’ai acquis quelques arbres, une enfant blonde, pour
qui blessure est la vieillesse. /
Un mari qui surveille mon sommeil, suit des doigts /
mes sillons et me confond avec la joie.
Un amant qui me met dans les trains. Et qui m’attend, tant il m’attend, sans regarder passer sa vie. Il a besoin de ma tendresse mais s’endort seul.
Ce qui n’est pas ma moindre peine. /
Ce qui pourtant calme ma faim. /
Pas tout à fait. /
Car j’ai aussi, n’oublions pas, de quoi écrire sur du papier. /
Ce n’est pas tout, ce n’est pas tout. /
Car j’ai enfin, c’est là l’ennui, beaucoup de blancs à l’intérieur, de grandes feuilles qui palpitent, peu accessibles. /
Alors j’avale tout ce qui marque. Il y a du déchet./
Mais l’histoire vient, tout petit à petit, oui l’histoire vient.
Est-ce la bonne, est-ce la mienne ? » (Le Livre des recels, pp. 145-146)
[15] Les yeux fermés ou les variations Bergman, José Corti, 2011. A lire, l’entretien avec Jean-Max Méjean, à lire le livre, surtout, on s’aperçoit vite qu’il s’agit de bien plus que de simples notes, mais par endroit d’une véritable méditation sur les pouvoirs du cinématographe, de l’image, de ses relations avec la littérature (cf. les notes de Bresson, les livres de Bergman, tout ce qui fut écrit sur, à partir de Rossellini, etc. (on peut « ouvrir le cinéma »).
Il n’y est pas question que de Bergman. De films pour cinéphiles, pour « littéraires » assurément. Aussi je retiens parmi beaucoup d’autres les pages relatives à La Pluie d’été (167-177), Ernesto que je suis sans doute... (sur les entours de ce film rachâcher.
[16] Celui-ci est donné avec la page de Haute Lice, dans laquelle Tristan Hordé a raison de conclure (je souligne) :
« Il y a dans Haute Lice un amour de la langue (comment dire autrement ?) que l’on voudrait plus répandu, une jubilation que l’on partage sans peine, un humour constant — et une manière malicieuse de l’auteur d’être présente : "Marie" et "Ava/Ève" sont deux origines culturelles, et ne reconnaît-on pas "Marie" dans les noms de personnages "Mariquido" et "Marigdar" ?. »
[17] Marie Etienne, Antoine Vitez le roman du théâtre , Balland, 2000. Dont la quatrième porte :
"Le théâtre est chronophagique", disait Antoine Vitez. Il est aussi très romanesque.
Dix ans après sa mort, j’ai souhaité restituer mon expérience de son théâtre, sous la forme d’un récit le plus libre possible, incluant des "histoires", des notations sur les spectacles ou leurs répétitions, des dialogues, de la correspondance, des réflexions sur le théâtre et la littérature, des citations d’Antoine Vitez, chaque fois inédites.
J’ai souhaité aussi faire le portrait d’un homme vraiment exceptionnel dont la survie dans les mémoires est d’autant plus pressante que le théâtre est un art éphémère, dont les traces ne peuvent être que partielles. Ce qui en constitue la force et le déchirement.
[19] A ce jour, 217 occurrences d’articles.
Quant à Maurice Nadeau, à la question : Votre livre risque d’en déconcerter plus d’un. Quelle en est la lecture que vous préconiseriez ?
Marie Etienne : Je vais vous répondre par une anecdote. Je demandais un jour à Maurice Nadeau, l’éditeur que l’on sait, comment il avait procédé pour découvrir autant d’écrivains fabuleux, et il m’avait répondu sobrement : je lis ! (entretien avec Jean-Max Méjean, cité plus haut.)
[20] « Plus d’une vingtaine de livres balisent à ce jour votre chemin d’écriture : « poésies, prose, récits, romans, essai » - à reprendre les catégories, fluctuantes, sous lesquelles s’ordonnent en « Poésie/Flammarion », ce qu’il faut bien appeler, dans l’insatisfaction même de ce terme, une œuvre.
La première insatisfaction, en effet, vient de ce qu’il paraît figer le mouvement d’une vie en écriture, qui jamais ne se hasarde à la pause, ne se complaît à la pose.[...] La deuxième insatisfaction tient au fait que le terme laisserait accroire à une maîtrise du maître d’œuvre sur son matériau, les livres constituant autant de pierres patiemment empilées en vue d’un projet global, in fine révélé. Or il me semble que votre travail ne répond en rien à cette vue de l’esprit ; il ne relève pas tant de l’architecture que - vous le dites fort bien dans votre conversation avec Marie-Claire Bancquart - de la couture. La robe, la nappe ou le tablier ne naissant du reste sous vos doigts (et sous les yeux du lecteur) qu’à l’écoute amoureuse, surprenante, du tissu, et non dans le respect scrupuleux d’un patron qui les précéderait en amont de leur (possible) invention. »
[21] « Peut-être puis-je rapprocher ma manière d’écrire du dessin, qui permet de garder d’un objet, d’un spectacle, ce qui a vraiment retenu l’attention : j’ai beaucoup dessiné, en noir et blanc, c’est-à-dire au crayon ou à l’encre. Ou encore de la couture. Je pense au travail lent, précis, patient, de la couturière qu’était ma mère, et je le compare au lent, précis, patient travail de l’écrivain. Je n’ignore pas, disant cela, que j’aborde un sujet pour ainsi dire interdit aux femmes, parce que trop « domestique », pour qui désire être reconnue en tant qu’écrivain, alors que les écrivains masculins ont souvent comparé ces deux activités. Je pense notamment à Proust, et, plus proche de nous, à Gérard Macé, qui a rapproché l’organisation de la corbeille à couture de sa mère de celle des jardins japonais.
Pour conclure, je voudrais exprimer ma satisfaction d’avoir, grâce à vous, et parlant de ces trois livres, mieux mesuré combien j’avais été nourrie par une enfance infiniment tourmentée, puisque vécue à l’étranger en temps de guerre, mais aussi, de ce fait, d’une richesse, d’une complexité et d’une originalité extrêmes. C’est la raison pour laquelle j’ai le sentiment d’avoir encore tant de livres à écrire en prose, sur des modes différents : récits, témoignages, chroniques, etc. Et en poésie aussi, bien sûr, un mode d’expression auquel je ne renoncerai pas car c’est lui qui génère et entretient une acuité à la langue ; indispensable, voire vitale à l’écriture telle que je la veux. »
[22] La revue, qui avait succédé à La Polygraphe, comme l’Act Mem à Comp’act, et aussi prometteuse, a subi le sort des éditions. Wikipedia rappelle tout ce que nous devons à Henri Poncet.
[23] Il s’agit des petits Traités, Tome III (éd. Maeght)
[24] Extrait :
Ce qui domine partout,
ce ne sont pas les lois de la guerre mais les règles de la couleur et de la
proportion tout leur obéit comme si maintenant la seule bataille
à gagner était celle de la lumière. "Ce qui n’est pas
rien", dit Paolo, en avançant dans le couloir avec les pinceaux
el les tubes d’encre avec lesquels il va corriger la scène : "Les
chevaux ne sont pas réussis, me dit-il, ils sont noirs
et ils devraient être bleus parce que dans une bataille seuls les chevaux
bleus sont invincibles, " Je lui demande pourquoi ; et il me répond que
c’est parce qu’ils se confondent avec la couleur du ciel. Nous sommes donc dans une
bataille d’anges et d’hommes ; et les guerriers qui montent
des chevaux bleus semblent vêtus de feu et portent
sur la tête les rayons qui fulmineront
les ennemis et brûleront l’herbe des champs. "Ici
rien ne repoussera plus. " Si ce n’est l’amour. Une plante
brusque comme le désir qui existe entre la terre sèche et le ciel
chargé de nuages prêts à se défaire en eau. Un
amour sans limites au centre de l’hiver.
Nuno Júdice, A Florence, traduit du portugais, par Jean-Pierre Léger (Prétexte 18/19)
[25] Revue
Critique n° 735-736 : Les Intensifs. Poètes du XXIe siècle
Numéro dirigé par Michèle Cohen-Halimi et Francis Cohen
2008. Nous lûmes, et relûmes.
[26] With Face before against Sarah Riggs offers us a somber, faithfully measured, precisionist rendition which at the same time adds light, insight, levity, and American vocal tonality to Isabelle Garron’s important work in its first full-length English appearance.
[27] Par exemple :
« 19 rue Racine, librairie Flammarion : 23 ans, journée d’inventaire. Et parmi d’autres volumes à indexer, Trois plans inhumains. Ce titre, mon arrêt et un temps que je pris sur celui de la tâche à accomplir. Redire la scène en équilibre sur l’escabeau. Revoir le glissement de la main droite sur la tranche des ouvrages disposés sur ce rayon du haut où figurait, - juste à côté de « Trois plans » que je venais de saisir - Des corps attaqués de Jean Tortel, paru dix ans plus tôt. Ainsi débuta ma lecture de l’œuvre d’Esther Tellermann : par ce fronton en lettres rouges découvert au lieu du livre, sans foule ni intermédiaire, ni aucune conversation de littérateurs.
La première Apparition avec épaisseur d’Esther Tellermann, je la devais à Michaël Bishop, dont il me fut donné de lire les Contemporary French Women Poets en 1995, il fallait en effet passer par Halifax, pour alors avoir une vue critique d’ensemble de l’oeuvre d’Heather Dohollau, et de quelques autres, Marie Étienne par exemple. Dans le numéro 39 de NU(e), la contribution d’Isabelle Garron voisine tout naturellement celle de Michaël Bishop.
[28] Voici la scène (le rosebud) :
« ... Une scène pour finir ici. Rue Delambre, le Rosebud, bar américain. Un soir, un verre entre amis. On attend une personne. Elle est la récente compagne de l’un d’entre nous. À chaque fois que la porte s’ouvre, cet homme qui attend davantage, regarde vers l’entrée afin de ne rien manquer de l’arrivée de son désir. Le temps s’écoule et nous échangeons ainsi sur divers sujets au rythme de ses coups d’œil. À dire vrai, nous partageons cette fièvre sensible le plus naturellement du monde. Enfin il arrive que son corps à elle passe le seuil. Leur sourire à tous les deux est manifeste, et si grand que Mathieu Bénézet s’exclame d’une voix sourde à la fois grave ou tendre, sur un ton que je ne saurais décrire ici en un mot, - il s’exclame, en détournant son regard du littéral des retrouvailles par un geste de fumeur : « l’amour, c’est ça ».
Aujourd’hui j’y repense comme « à cette version qui nomma la tendresse du monde/ comme le versant du vers. » Car il y avait là, entre cette exclamation et la scène, une allégorie. Il y eut, en ce fait précis et très rapide, la désignation d’une grande réalité, émise sans apprêt dans le flux de paroles alentours, les fumées tamisées de cet espace lardé de rires, d’échos de conversation, et de tintements de verre.
Je me souviens également avoir perçu sur son visage l’ombre double de la souffrance et d’un émerveillement inaltéré. Lyrique sans forcer. Ce qui affleure l’épiderme, l’expression. L’expression sensible. Et depuis ma place à cette table, je notais l’impression d’une voix off ; celle de Mathieu Bénézet. Une voix des coulisses, de souffleur, celle du metteur en scène avant la première, la fin du montage, anxieux et magistral à la fois. Une voix lourde et empesée que la situation distingue. Une voix prête à contenir, comme un peintre dans son atelier dispose de toiles, qu’il a préparées pour le moment où. Pour ce moment où cela se fera. Il me semble à présent qu’il s’agissait alors d’une activité de cette nature à laquelle j’assistai, c’est-à-dire en fait à un acte préparatoire aussi naturel que répété dans l’instance, relayé par ce moment aussi palpable que souffle fragile. »
[29] Critique n° 735-736, op. cit.
[30] Ce qui était précédé de :
« La mesure du corps, d’un état. Corps résident et résidence de conditions ; agglomération et carrefour des états humains, auxquels la poésie d’Isabelle Garron se reporte en adoptant un style - sa loi formelle et son utopie -, inauguré avec Le Corps échéant et développé jusqu’au dernier opus Qu’il faille.
L’écriture répond du corps, mais l’esprit également dont la résistance est réputée médiocre. Le conflit, né de la cohabitation de ces deux natures, s’étend au couple sous-entendu et vexé que l’auteur évoque dans ses ouvrages. Où il est cependant plus généralement question de la femme du couple dont le trouble se fait sujet et principe des poèmes. De telle manière que le chant de cette femme corrige le chant masculin en hégémonie hors du texte, pour éteindre de lui les mouvements qui l’affectent. L’écriture est ici puissante pour couvrir la voix d’un homme. » (Henri Lefebvre, Tout corps d’état /Quelques propos sur l’œuvre d’Isabelle Garron , in Critique op.cit., p. 703)
[31] Le nom de l’artiste me fut un jour soufflé par Nicolas Pesquès (par le biais de la revue Scherzo), aussi je ne m’étonne pas qu’Anne Garron lui manifeste en remerciements sa gratitude "pour son écoute et sa proposition sensible concernant la couverture de Corps fut".
Le site de l’exposition Rodin et Freud collectionneurs en atteste.
[32] Pour, entre autres :
— La Force du féminin,
Sur trois essais de Virginia Woolf, La Fabrique éditions 2002, dont l’éditeur souligne que : « Le féminin est aussi une question de lecture. »
— La préface au Rire de la Méduse, d’Hélène Cixous, dans son édition Galilée, 2010, cf. ces éclats.
[33] Stella Harrison (dir), Virginia Woolf, L’écriture un refuge contre la folie, aux éditions Michèle, 2011.
Ouvrage annoncé par un article de la revue Quarto, n° 97, évoqué à cet endroit.
[34] I’m gulping up Freud, note-t-elle le 8 décembre 1939.
[35] La contribution d’Isabelle Garron, Comme identifié dans l’incertain, dans le collectif de la revue NU(e) s’intéresse précisément à ce livre. Elle prend pour exergue : « La grande affaire est en effet de fabriquer un texte unique qui coulerait comme une eau vive sans jamais s’interrompre. » (Dormans, p. 213)
Elle s’inscrit dans ce sous-ensemble : L’inconnue, sa chute, sa renaissance étrange qui outre Isabelle Garron, Comme identifié dans l’incertain recueille : Serge Bourjea, L’inconnue du Verdon ; Claire Malroux, Échange sur le pont ; John C. Stout, L’eau, les rêves, le désir.