La nettezza de Nicole Caligaris

18/05/2003 — Nicole Caligaris, Philippe Bertin


« Sauf cette chaleur de miel qui se diffuse en moi pour m’emporter du sol et que la tête me tourne ; cette chaleur pour me perdre. »

« Le mystère gagne à s’épaissir. Quelqu’un est passé par moi, se passe de moi ? Qui ? »


A propos de Désir voilé/La dernière chambre, aux des éditions Abstème & Bobance

Photogramme

Suivant la définition de Man Ray, le photogramme est « une photographie obtenue par simple interposition de l’objet entre le papier sensible et la source lumineuse ». Pour le réaliser, il n’est donc pas nécessaire d’en passer par les étapes de la prise de vue et du développement. Pas d’appareil photo, de négatif, d’agrandisseur, les matériaux pour un photogramme au sens strict sont le papier photosensible, la lumière, l’objet référent, puis les bains chimiques du tirage. [1]

Pour ce qui est de Désir voilé [2], François Angelier nous précise :

« A ce funambulisme intérieur, les images de Philippe Bertin [les photogrammes] apportent un jour cru, une lumière citrine de plaie citronnée pour éclairer jusqu’à les dissoudre des visions de temples, de croix communiantes, de corridors affamés de rencontres, de jeux proscrits, d’impudeur calme. Le mystère gagne à s’épaissir. »

De la disposition du livre et de son contenu, Pierre Le Pillouër nous indique :

« Le texte en prose, jamais plus de quatre lignes à la fois [3], figure en haut de chaque page tandis que les photogrammes de Philippe Bertin, identiques au recto et verso d’un bandeau, peuvent se poser dessous d’un côté ou de l’autre au fil de la lecture.

[...] Qu’est-ce donc que cet espace si étrange, qu’est-ce que ce trouble au-delà des volets jumeaux presque clos ? ...qu’est-ce que c’est qu’une porte qu’il ne faut pas ouvrir ?
[...] Nicole Caligaris, dans une langue très dépouillée, nue, se privant délibérément (ou religieusement ? !) du recours trop facile à l’obscène, dans une langue-femme et presque lierre, réussit la plus extraordinaire des effractions. Elle démonte les ressorts les plus intimes de l’assentiment.
[...] [4] »

Abstème & Bobance

« Ce n’est pas barbara et baralipton qui forment le raisonnement. Il ne faut pas guinder l’esprit ; les manières tendues et pénibles le remplissent d’une sotte présomption par une élévation étrangère et par une enflure vaine et ridicule au lieu d’une nourriture solide et vigoureuse. »
De ce texte de Blaise Pascal, dont elles nous offrent l’entièreté : De l’Art de persuader [5], les éditions Abstème & Bobance, éditeurs arts et littérature [6] ont sans doute fait leur devise.

Si le catalogue n’est pas abondant,on ne peut que souhaiter qu’il s’étoffe continûment au regard des Tanikawa Shuntarô /Paul Klee ou Leonardo Sinisgalli / Laurence Egloff et le beau livre de Nicole Caligaris dont il a été question ; pareille exigence et pareille qualité sont rares.

Nicole Caligaris

De Nicole Caligaris, le site des éditions Verticales où elle est publiée désormais, nous rapporte sobrement :

« En cinq ans, Nicole Caligaris a imposé un ton neuf en littérature, à la fois poétique et brutal, d’une saisissante force d’interpellation. Depuis 1997, Nicole Caligaris est l’auteur de La Scie patriotique [7], Tacomba [8] et Les Samothraces (Mercure de France) [9] En 2002, elle rejoint les éditions Verticales avec Barnum des ombres [10]. Elle est également auteur d’ouvrages pour la jeunesse. Elle travaille dans la formation professionnelle. »

A ce propos je relève de l’entretien donné en 2003 :

« L’inquiétant, c’est que la littérature est écartée des questions qui nous tenaillent politiquement. Lorsqu’il y a un thème social débattu dans un studio France Culture ou sur un plateau télé, il y a toujours le psy de service, régulièrement le philosophe, exceptionnellement le littéraire. Qui, aujourd’hui, éclaire sa vie par la lecture de textes profanes ? Qui a conscience qu’un texte est une lanterne, quand on est dans la nuit ? Combien ? » [11]

Ce qui rejoint cet autre entretien d’Eric Naulleau, à propos de Barnum des ombres :

— On reste aussi frappé par la dureté d’ensemble du livre, par ces personnages qui s’enfoncent dans la folie ou dans la solitude absolue...

— Je voulais rendre compte de ce qui, ici et maintenant, aujourd’hui, en France, est de cet ordre-là, de ce qui se joue comme violence, comme tension humaine, comme scandales fondamentaux. Fondamentaux et non pas psychologiques. Et c’est là que le réalisme, j’y reviens, est pour moi un piège sans intérêt. Non seulement sans intérêt, mais on dirait de plus qu’il n’existe plus aujourd’hui qu’une seule façon de marcher : le pas psychologique. Par réaction, j’ai justement envie de proposer des motifs narratifs, je ne suis pas dans le psychologique, dans l’interprétation psychologique. Je travaille sur un certain nombre de mythes qui circulent et courent sur différentes époques, et dont je parie qu’ils concernent au premier chef la nôtre, à condition de les garder vivants. Et les garder vivants, c’est mon boulot. C’est aussi une manière d’établir un dialogue avec une certaine littérature de notre temps, celle qui verse dans les travers, car c’en sont bien selon moi, du nombrilisme et du psychologique. [12]

On voit bien la poursuite de la réflexion dans Les Chaussures, le drapeau, les putains [13], sur ces scandales fondamentaux avec cette fois Primo Levi comme guide dans nos modernes Enfers : Penser cet « état divisé, entravé, incompatible avec la grandeur, incompatible avec l’envol, incompatible avec la joie », c’est l’envisager à la lumière de notre condition ontologique :

« Nous endiguons dans le travail une vie que nous ne comprenons pas, que nous ne contenons pas, dont la poussée tumultueuse et la force corruptrice nous suffoquent. Dans le travail, nous tentons de réduire le dépassement de notre conscience par le réel pour ne pas céder à la mort. »

Où l’on voit que l’effort et l’éveil de la pensée ne sont pas l’un des masques de la paresse ... [14]

© Ronald Klapka _ 18 mai 2003

[1Le photogramme est donc produit par contact de l’objet (plat ou tridimentionnel) sur le papier photosensible et non par projection. La lumière provoque le noircissement de l’émulsion, sauf à l’endroit où repose l’objet dont il reste une empreinte blanche ou grisée, suivant son degré de transparence et d’opacité.

[2Nicole Caligaris/Philippe Bertin, Désir Voilé, La dernière chambre, éditions Abstème et Bobance, 2003.

[3En voici un autre :

« Je suis passée dans la chambre défendue. Celle des souvenirs. Celle des affaires qu’il cache. II n’y a rien... je ne vois rien... Est-ce possible qu’il n’y ait pas une fissure pour que la lune se glisse ou une petite étoile ? Pas une grille vers la nuit du dehors ? »

[4Pierre Le Pillouër, La dernière chambre de Nicole Caligaris, 2003.

[5De l’Art de persuader in extenso.

[6Explorer le catalogue.

[7Avec son premier roman, La Scie patriotique, Nicole Caligaris descend en apnée dans les tranchées d’une drôle de guerre et touche par la même occasion le fond de l’humanité.
Dans ce premier entretien avec l’auteur pour le Matricule des Anges, Eric Naulleau indique au passage, d’autres temps et lieux d’écriture de celle-ci :

La violence qui imprègne votre livre peut d’autant plus surprendre que vous aviez jusqu’alors essentiellement publié des livres pour enfants. C’est votre côté Dr Jekyll et Mr(s) Hyde ?

J’ai toujours écrit pour les adultes parallèlement à mes livres pour enfants, mais il s’est trouvé que lorsque j’ai commencé à publier dans les années 80, c’était alors une période faste pour la littérature enfantine et il existait beaucoup plus de débouchés que dans la littérature pour adultes. Cela reste encore vrai dans une moindre mesure aujourd’hui. Même si le statut d’auteur n’est pas aussi affirmé dans le cas des écrivains pour enfants, la prospérité relative de ce secteur permet de publier plus rapidement et plus régulièrement.

[8Au lieu d’un guide, c’est Moby Dick - ce « sermon », « d’une perfection, d’une liberté à faire monter le rouge au front de nos géomètres de la littérature » - qu’elle emporte dans son sac à dos. Et pas seulement le chef-d’oeuvre de Melville, mais aussi d’autres textes, dont ceux de Louis Massignon, le grand orientaliste converti au catholicisme et qui travailla au rapprochement des chrétiens et de l’islam. De ce dernier, elle retient la méditation sur l’Etranger, sur le devoir d’hospitalité :

« Comment demander ce qui nous manque, de manière à l’obtenir, sinon en accueillant chez soi l’interlocuteur étranger comme un hôte ? » Massignon justement fut, avec Claudel, le lecteur passionné d’un admirable récit de voyage au désert : celui que Michel Vieuchange, un jeune homme de vingt-six ans, laissa de son équipée en 1930 jusqu’à la ville mythique de Smara devant laquelle il mourut.
Patrick Kéchichian, le Monde du 11/02/2000.

[9La Scie patriotique fut une des révélations de la rentrée littéraire 1997. Nombre de critiques virent dans le premier roman de Nicole Caligaris le premier coup d’archet d’un talent nouveau, conjuguant une haute exigence d’écriture et un don réel dans la prise en charge d’un discours, celui des hommes en guerre, dont l’auteur était a priori on ne peut plus éloigné. (Voir à cet égard également, son entretien avec Emmanuel Darley et Dominique Aussenac)
L’an dernier, Tacomba mettait en évidence, sur le thème du voyage et de l’hospitalité, la finesse d’observation et la perspicacité de lectrice de son auteur.
Avec Les Samothraces, elle fait travailler avec force tout ce qui se joue dans le mouvement qui nous fait nous lever et partir... )
Alain Nicolas, L’Humanité, 28/09/2000.

[10Nicole Caligaris, Barnum des ombres, Verticales, 2002.

[11Interview in extenso sur le site des éditions Verticales.

[12A lire dans son entièreté dans Le Matricules des anges, n° 40, septembre-octobre 2002.

[13Nicole Caligaris, Les Chaussures, le drapeau, les putains, éditions Verticales.

[14Cité par Patrick Kechichian, Travailler fatigue, Le Monde du 30 mai 2003