lettre du 21 février 2009
à Jeannette B.
« Il est certain que la vie n’explique pas l’œuvre, mais certain aussi qu’elles communiquent. La vérité est que cette œuvre à faire exigeait cette vie. [...] Il est donc vrai à la fois que la vie d’un auteur ne nous apprend rien et que, si nous savions la lire, nous y trouverions tout, puisqu’elle est ouverte sur l’œuvre »
Le poète veut délier les plaintes de ceux qui à force d’être déliés, craignent de devenir fous – à lier. Ils sont pleins de douleurs – et lui, avec ses bouts de ficelle, il est l’un des leurs.
Du Manuscrit de la mère morte, d’Emmanuel Bing, ne pas attendre de révélations ! Ou s’il est un secret, celui de l’écriture, comment elle se saisit de qui accepte de se laisser déposséder /posséder par elle. Une histoire d’amour, donc.
A priori, je j’aimais pas ce titre, mais l’éditeur (Nadeau), mais l’article d’Agnès Vaquin dans La Quinzaine, citant : « La mère est morte, alors il peut écrire, il peut écrire alors qu’elle est vivante encore. Il surgit dans ce paradoxe. » et « [ …] et au fur et à mesure de l’âge la douleur s’apaise, la fureur s’estompe, la tristesse diffuse et s’éteint, il reste en moi la poésie, comme un savoir parmi tous les savoirs, indestructible. ». Mais aussi, quelques pages feuilletées (Bataille : « Sous le matelas : L’Histoire de l’œil puis Ma Mère. L’Histoire de l’œil dans son carton rose et rigide dont on extirpe le livre rose. »), mais encore la lecture autrefois d’Isabelle Rossignol, pour mesurer l’apport des ateliers d’écriture, en apprécier la transmissibilité, et puis un jour celle-ci incarnée. Et de se prendre à songer à : « un atelier de liberté où l’on apprend à aimer... ». Rêve, vrai : jumeaux palindromiques, selon l’auteure de Philippines.
C’était aussi sous l’égide de Bataille que s’inscrivaient les premières pages de Et je nageai jusqu’à la page : « Dans l’éducation des enfants la préférence pour l’instant présent est la commune définition du mal. Les adultes interdisent à ceux qui doivent parvenir à la maturité, le divin royaume de l’enfance. »
« Une certaine odeur de lessive », qui se signalait à l’orée de ce livre princeps, connaissait un déploiement à nul autre pareil dans les pages 28 à 44 de Ce livre que mon père écrivait.
Au centre de ces pages : « C’est du lavoir que j’ai écrit. »
Et c’est depuis ce lavoir (ce livre que sa mère écrivait) que je lis l’ouvrage d’Emmanuel Bing, avec son rapport à une mère extrême, impossible, avec peut-être au centre également de cette relation, et soulignons l’équivoque du mot, un dossier nommé « Epuration », transmis au petit-fils par une grand-mère aimante, repris par la mère, et dont les pièces figurent dans chacun des livres. D’un côté une certaine odeur de lessive, de l’autre un honneur à laver ; et en fin une mémoire définitivement troublée. D’où une mise au net des généalogies, de l’engendrement de l’écriture ?
Ici les processus d’identification, la dimension transférentielle jouent à plein. Et demande, « demander ce que je désire », est adressée au lecteur d’avoir l’esprit délié ! Si tant est que le lecteur attendu soit comme celui que requiert Hubert Lucot « un peu psychanalyste ».
En écoute d’Ignacio Garate Martinez :
« L’expérience d’une psychanalyse ne change pas une personne ; le déplacement qui s’y opère est oblique ; le sujet n’y prend pas un sens contraire dans la direction de sa vie, cela se passe hors sens, dans la constatation que nos actes portent autrement, même si nous demeurons « le même ». Nos tics, nos amours, nos lubies, notre culture, nos habiletés subissent des petits détours, des variations d’intensité là où c’était : ce qui « transforme », c’est la manière de dire « je » qui advient et qui produit une chimie différente dans la chanson de nos vies. »
Ainsi j’entends Emmanuel Bing : il aimerait encore lui dire, partager peut-être quelque chose avec elle dans l’infini du sens, il se souvient de lui avoir fait entendre, dans la voiture, la chanson de Nancy Sinatra, rencontrée dans la musique du film de Quentin Tarentino, Kill Bill : « bang bang, he shot me down, bang bang that awful sound », la mère disant comme c’est beau ce truc-là qu’est-ce que c’est. (p. 155).
Jean Szpirko imagine « Dieu comme la ligne de mire que dessinent les méandres de la parole. »
Valère Novarina intègre cette citation parmi 287, dans la séquence « au dieu inconnu », scène XXXV de La Chair de l’homme (POL).
Voici quelques miens méandres.
Dans la dernière partie de L’heure de Clarice Lispector, « L’auteur en vérité », Hélène Cixous reproduit une dédicace de l’auteur, sous le signe des musiques, de la vibration des couleurs neutres de Bach, aux dodécaphoniques, aux cris âpres des électroniques, auxquels elle se dédie comme à tous ceux, prophètes du temps présent, qui lui ont prédit à elle-même, au point en qu’en cet instant, elle explose en : je.
Telle est la sensation que j’éprouve à découper les pages de L’exil musical de Thierry Martin-Scherrer aux éditions encre marine. Ceux qui connaissent cet auteur délicat, publié aux éditions Lettres Vives, et Dumerchez pour l’exigeant Crayons pour un poème, reconnu des meilleurs, savent que la musique joue un rôle primordial dans son écriture. Invitation à tracer une ligne serpentine, une ligne de beauté parmi les méditations que nous offre l’auteur, appuyées sur des citations serties dans un cartouche en exergue des quelques pages qu’elles inspirent et qui si elles étaient assemblées, réordonnées, constitueraient plus poème que dictionnaire. L’introduction, brève, sous le patronage de Georges Steiner : « Qu’est-ce que la musique ? » pourrait bien être une façon de demander « Qu’est-ce que l’homme ? » pourrait être amplifiée de la manière suivante : la musique dont il sera ici question, et l’homme : de manière essentielle l’auteur qui a mûri pareil ouvrage et à son invitation le lecteur, qui petit à petit, entrera en connivence /confrontation avec ce qui lui est proposé. Je ne puis en cet endroit m’empêcher de penser au Combattimento de Monteverdi, au combat de Tancrède et de Clorinde tel que relu par Jouve, ou analysé par Christian Doumet, qui décèle dans cette parabole la leçon du corps-pour-autrui, inaccessible au langage ordinaire, à ce langage où s’affirme, vertical et isolé, le je qui s’y nomme.
Voici une belle promesse. Elle est tenue. Aux pages 254 à 260, nous sommes invités par un impératif à la première personne du pluriel : Méditons ici le pouvoir des sons à instruire une enquête subjective (nous – nous, RK, l’auteur et vous lecteur présent ou à venir - sommes partis d’une citation de Valéry) : quel est ce je que comble telle musique au-delà de son entendement ?
Thierry Martin-Scherrer d’ajouter : Cette intuition m’inspire de reconsidérer l’étrange collaboration entre deux langages, celui des sons et celui des mots, d’où sont nés mes livres –poèmes si l’on veut, en tant qu’aventures verbales.
Et de relire à cette aune, je ne dévoilerai rien : La fenêtre immobile, Le poème élémentaire des bords de la nuit, Le Passage de Marcel, Crayons pour un poème, Le fantôme de Chopin. J’ajouterai juste qu’une discothèque précise tout comme une bibliothèque sont requises, mais plus que tout une sensibilité, et une perméabilité à une écriture qui ouvre le plus souvent hors texte sur une dimension contemplative.
C’est donc une multitude d’essais (les citations qui donnent l’impetus, sont de poètes, musiciens, philosophes, artistes, dont la dominante est le contemporain) qui ont un orient : le dernier essai me semble en donner la teneur, à partir d’une citation et de la musique de Franz Schubert et rejoignant la méditation de Lévinas :
« Semblable musique fait trace en moi du souci de l’autre quand sa souffrance à mon insu modèle mon visage vers lui. »
Quelques unes des plus belles pages de Boutès ne viendront pas contredire cette Stimmung : p. 24, sur l’Hilflösigkeit, la détresse originaire, et le chapitre XVI, où Schubert à trois semaines de mourir se rend sur la tombe de Haydn dans la Memoria de la Bergkirche.
Qu’ajouter ? encore Quignard : « Sans la musique certains d’entre nous mourraient. »
Notes, pour poursuivre...
exergue :
1. Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, 5° éd., 1966, « Le doute de Cézanne », p. 34-35, 43.
2. Martin Rueff, Les Pleins et les déliés. In Comme si quelque, Comp’act éditions ; Martin Rueff avait-il les nœuds borroméens à l’esprit ?
Pour mémoire Elisabeth Bing est réputée être la fondatrice des ateliers d’écriture en France, à la suite de son expérience d’enseignement à des enfants étiquetés caractériels (commencée en 1969), ceci relaté dans Et je nageai jusqu’à la page (Des Femmes, 1976) qui emprunte son titre à la phrase finale " je nageai jusqu’à la page où je m’endormis " du récit d’un enfant, François, au chapitre Ecritures du labyrinthe, p. 221.
Les ateliers Elisabeth Bing ouvrirent la voie à un certain nombre de courants, dont Isabelle Rossignol, dans sa thèse publiée à L’Harmattan, a recensé, analysé et comparé les sept principaux : L’invention des ateliers d’écriture en France, 1996.
Dans Ce livre que mon père écrivait (Gallimard, L’Arpenteur, 1995), Elisabeth Bing construit un récit d’origines de son écriture à partir d’un dossier retrouvé, et de l’époque à laquelle il renvoie. Son père l’avait rédigé en défense d’accusations malveillantes de collaboration par des ouvriers sous ses ordres alors qu’il était chef de district aux chemins de fer durant la guerre, et blanchi de celles-ci. Dossier remis à Emmanuel Bing par la grand-mère, qui en inclut des éléments dans son livre et dont il dit : Ce livre que son père écrivait, liasse de feuillets tapés à la machine, il trouve son achèvement ici, entre ce que je ne savais pas, ce que je ne pouvais pas écrire, et ce qu’elle ignorait, qu’elle ignorera maintenant toujours, et qu’elle ne pouvait écrire.
Le Manuscrit de la mère morte, est écrit alors qu’Elisabeth Bing est en proie à la nuit d’Alzheimer.
D’Elisabeth Bing, deux autres livres : Les hommes de traverse, éditions Des Femmes ; Fragments du jour, suivi de Armor, au éditions Le Préau des Collines.
Emmanuel Bing est écrivain, psychanalyste, artiste peintre et anime des ateliers d’écriture. Voir lesite personnel et la chronique Doxa sur le site Ecrits-Vains.
Ignacio Garate-Martinez, L’expérience d’une psychanalyse, aux éditions Erès, voir également aux éditions encre marine et aux éditions Hermann
.
Thierry Martin-Scherrer, L’exil musical, éditions encre marine.
Sur Thierry Martin-Scherrer, un portrait sur le site de Guy Allix.
Une recension par Jean-Paul Gavard Perret de l’ouvrage Le Fantôme de Chopin et de Crayons pour un poème.