texte du 6 juin 2005 (Michaël Bishop)
Michaël Bishop, Professeur de littérature française à Dalhousie University, Halifax (Canada) est à l’heure actuelle le meilleur connaisseur de la poésie et de la poétique d’Heather Dohollau.
Il lui a consacré un essai brillant qui sera joint aux actes du colloque dans son ouvrage "Contemporary French Women Poets" paru à Atlanta en 1995.
Les lecteurs feront connaissance avec la "manière d’ailes " d’Heather Dohollau dans deux de ses articles ci-après. Que Michaël Bishop trouve ici toute notre gratitude.
"De Seule Enfance à Matière de lumière"
Après son essai sur Segalen et une étude sur Rilke (1974-5) paraît le premier recueil de poésie d’Heather Dohollau : Seule Enfance (78). C’est un livre d’une simplicité et d’une profondeur exquises. Ses préoccupations sont nombreuses mais toutes visent l’essentiel : la réalité et le temps, le visible et l’invisible ; l’équilibre entre l’ici et l’ailleurs, l’amour et la finitude ; l’énigme et la simplicité d’être ; la présence des anges et le "poids" du néant. Se présente ici une voix poétique "dans un lieu de rien pour la poursuite de tout". Alors que nous sommes condamnés à passer, notre passage est plénitude : "Trouvant dans le vide immense/les lieux fidèles/d’un paradis jamais perdu".
La Venelle des portes (1980), avec un beau frontispice, comme ses deux livres suivants, de Tanguy Dohollau, nous plonge à nouveau, avec peut-être une intensité plus grande bien qu’avec la même sérénité, dans l’exploration des profondeurs infinies de notre être fini. L’écriture est riche au point de vue spirituel, tranquillement pénétrante et allant à l’essentiel, remplie avec un sens de la simplicité en aucune manière réducteur. A nouveau, ce dont elle traite est multiple : les liens de la terre et de l’âme, la signification que tout peut prendre pour notre intériorité ; ce qui dure à l’intérieur de ce qui passe ; la reconnaissance de la grâce d’un instant ; au centre : l’amour. Dans cette perspective, l’esprit et la matière deviennent réciproquement fidèles, acquièrent pertinence l’un à l’égard de l’autre ; l’imaginaire apporte vie, fécondité, germination. "Vivre, c’est fermer les yeux" peut-on nous dire ; et bien que le ton ne soit jamais didactique, il témoigne constamment de l’urgence : "Pourquoi ne faisons-nous pas/le plus important, ?/Pour garder l’impossible intact". Bien que nous soyons déjà en paradis, il nous faut nous souvenir de tout.
Après la Réponse, une méditation fine et délicatement respectueuse sur les dernières heures de Jules Lequier, dans laquelle de si nombreux facteurs cruciaux de l’existence sont (re)vécus et pesés, Heather Dohollau a publié Matière de lumière.
Ce volume traite des mystères simples de l’opacité et de la lumière, de la matière et de l’âme, la musique et le néant, la mort et la naissance, le déclin et le renouveau, de la présence et de l’absence.
Les équations tirées ne sont pas banales, elles sont offertes avec une rare humilité, sans prétention, et une utilisation claire et non abusive d’une puissance poétique révélée.
La poésie pour Heather Dohollau, c’est aussi un abri sommaire, un lieu où l’on rassemble et l’on retient, près de la disparition et de la mort, et cependant c’est un chemin de lumière fragile et d’ombre vacillante (cf. Torcello). L’amour cherché est au-delà de toutes apparences, limitations, impuissance, juste comme la réalité est un baptême continuel de ce qu’il semble ne pas être, du divin. Nous sommes les hiéroglyphes de la profondeur/dans la profondeur même, plaide le poète. Tandis que, alors, la nomination contient toujours un élément de leurre, la perte est en un sens impossible. La voix poétique d’Heather Dohollau vient d’avoir "écouté l’Éternel parler de ses arbres". "Comment perdre... est un poème sans titre, qui aurait pu être pris presque au hasard dans Matière de lumière :
Comment perdre ce qui est toujours là
Le vrai incroyable
La présence d’un feu, un lit, un jardin
L’ombre en tête d’oiseau de la plume
N’est pas plus fidèle
Que ces lieux où nous vivons
Par la caution des choses
La table, les chaises, les fleurs
Dans l’eau des heures
L’espace partagé
Où en tendant la main
Nous poussons la porte du présent
Et le regard s’arrondit comme un fruit
Le ton est infailliblement serein, en dépit de l’interrogation, de la négation, et communique l’idée de reposer dans le confort de l’être -ce qui n’a rien à faire avec la possession, mais au contraire baigne dans la présence et la coexistence, le sentiment de ce qui passe et la fluidité. Le poème de cette façon trace l’équation d’une félicité implicite, de la continuité invisible mais certaine, et d’une vérité qui défie la crédulité, avec une fidélité fragile mais ressentie de l’espace et du temps. Ce qui attend, a en vérité toujours attendu ; dans cette acceptation de la simplicité de la profondeur infinie se trouve une ouverture éternelle du présent, une présentation permanente de l’être (dans laquelle "je suis le seuil"), un "arrondi" et une fructification qui rendent plein le lien entre le monde et soi, toujours débordant et exprimant un partage vrai : un échange étonnamment simple et pourtant plein dans lequel rien ne peut être perdu comme l’amour.
(Studies in Twentieth Century Literature, Vol 13, N° 1, hiver 1989)
traduction Ronald KLAPKA