05/09/2001 — Pascal Quignard, Philippe Bonnefis, Pierre Lepape, Chantal Lapeyre-Desmaison, Martine Broda
De quelques écrits de et sur Pascal Quignard (septembre 2001 [1]). Entre autres Son nom seul : si un lecteur peut-être pressé parce qu’agacé avait pu écrire à propos de Vie secrète : en paraphrasant ce mot sur Bach "ce n’est surtout pas Quignard lui-même qui revient dans les lettres de son nom qu’il a cru disposer", Philippe Bonnefis administre ici magistralement la preuve du contraire, démontrant à l’instar de Pascal Quignard, que nous sommes, tout compte fait, "qu’un conflit de récits endossé par un nom".
Pascal Quignard dans Scherzo n° 9
Pour :
— Marie Rouanet à cause d’"une barrette d’enfant, bleue, en plastique, représentant une grenouille".
— 1640 à cause de 1640, mais aussi d’août 1999, les bords de l’Yonne, les fleurs dodues et blanches des trèfles, [...], pas un coq qui côche. [...] Pas la moindre affectation de gaieté autour de moi qui me donnât le désir de me suicider toutes affaires cessantes. Le bonheur montait. Je lisais. Le bonheur me dévorait. Je lus tout l’été. Le bonheur me dévora tout l’été."
— Patrick Drevet à cause de "La profération de Pascal Quignard donne l’impression d’exiger de lui qu’il casse un gel toujours prompt à envahir sa gorge, qu’il choisisse dans la langue les termes les plus percutants ou qu’il puise dans son tréfonds le surcroît d’énergie apte à leur donner la capacité d’expulser le tapon qui les retient."
— Olivier Chazaud à cause de "On a failli mais on a failli."
— Martin Belksis à cause de l’optimisme linguistique qui croit encore pouvoir atteindre la réalité des choses par le "mot vrai", "qui peut surgir quand le tout du langage tourne court". [2]
La mise au silence
Lecture à plusieurs voix par des romanciers, poètes, critiques français et italiens réunis à Bologne en 1998 autour de l’oeuvre de Pascal Quignard (le titre du colloque est emprunté à l’invention de l’écriture est la mise au silence du langage).
Parmi ceux-ci :
— Pierre Lepape : chasser, lire, écrire : le silence des traces
— Jacqueline Risset : ce qui interrompt le langage (Vie secrète et vita nova)
— Michel Deguy : l’écriture sidérante (tous les ingrédients p. 47, l’asyndète en pole position)
— Adriano Marchetti : l’ascétisme de l’écriture (les amis de Lieux dits apprécieront les références à Joë Bousquet et Simone Weil)
L’ouvrage s’ouvre sur un conte inédit de Pascal Quignard : La Voix perdue, texte qui comme "Le Nom sur le bout de la langue" se suffit à lui-même — et mériterait bien une publication à part — mais offre aussi en l’occurrence une bonne clé de lecture de l’ensemble. [3]
Son nom seul
Philippe Bonnefis avait-il lu ce passage de l’intervention de Pierre Lepape citée plus haut ? :
« C’est probablement le plus ancien de tous les savoirs complexes. Antérieur à l’écriture, antérieur aux constructions abstraites. C’est le savoir des chasseurs. Un homme seul dans une forêt épaisse, environné de mille dangers. Il cherche sa nourriture, en silence pour ne pas la faire fuir, en se mettant à contre-vent afin qu’elle ne renifle pas son odeur, car autant que de savoir, il importe de ne pas être su. Dans les centaines d’objets qui l’environnent, le chasseur va savoir regarder et choisir ceux qui vont guider sa chasse. Non les plus visibles, les plus spectaculaires, les plus bavards mais au contraire les plus humbles, les plus dissimulés, les plus prosaïques : un tas de déjections, une branche cassée, une touffe de poils, une plume, un reste d’arôme. Des symptômes. Rassemblant en un éclair toute l’expérience de ses chasses passées, toute son histoire de chasseur, celui-ci va enregistrer, interpréter et classifier ces informations minimes pour affirmer : un animal est passé par là. Et plus encore : c’était un ours, il était de haute taille, il venait de la rivière où il avait mangé des baies rouges. Il se dirigeait vers une grotte, dans la montagne, pour dormir. De lecteur-des signes infimes tracés dans le grand livre de la nature et qui ne tarderont pas à s’effacer-, le chasseur devient narrateur, pour lui-même en silence : voici ce qui s’est passé, se raconte-t-il. Une histoire se met en place : "Il est une fois..." »
Avec un Teddy Bear, identifié comme étant de 1903 à cause des pollens et d’une tache de mûre, Acturus, la Petite et la Grande Ourse, l’affaire de la rue de Lourcine, le grammairien Bruneau, les tablettes de buis d’Apronenia Avitia en guise de charade, les griottes, guignes et guignolettes, la Kriek-Lambic - cherchez la cerise - la relique du Moulin-Quignon, Philippe Bonnefis se livre à un parcours virtuose de l’oeuvre de Pascal Quignard.
Quatre arguments en faveur de cette conviction structurent ce petit livre qu’il faut lire, nous prévient l’auteur, "en nous tournant vers le nord et en le mettant au-dessus de notre tête" : le premier est astronomique, le deuxième est historique, le troisième est paléontologique, le quatrième philologique.
Aussi sérieux donc qu’enjoué le livre de Philippe Bonnefis ne pourra que réjouir les lecteurs de Pascal Quignard. [4]
Mémoires de l’origine
Les éditions Les Flohic viennent d’inaugurer sous la houlette de Catherine Flohic, deux collections appariées : Écritures et Les Singuliers, ce qui donne deux beaux volumes à propos d’un même auteur, une manière de revisiter le parcours biographique et de proposer une approche assez fouillée d’une oeuvre. Paul Nizon et Philippe Djian figurent parmi les premiers auteurs de ces collections.
En ce qui concerne Pascal Quignard, il a été fait appel pour les deux séries à Chantal Lapeyre-Desmaison qui lui a consacré une thèse.
L’ouvrage proposé porte la marque de la loi du genre, sérieux, ordonné, documenté.
La dernière partie : autoportrait en anamorphose, dont l’auteure note dans son introduction que celle-ci avec son jeu d’illusion comme écrin du secret ne sont apparus qu’au dernier temps de la recherche, cette ultime partie permet effectivement la rencontre. [5]
Pascal Quignard le solitaire
Cette méditation à deux voix est infiniment plus intéressante. L’on se doute qu’une mise en forme et un réordonnancement ont eu lieu et l’unité de ton est réelle.
L’on ne peut qu’être reconnaissant à Chantal Lapeyre-Desmaison d’avoir mené à bien ce beau travail qui rend l’oeuvre sans doute plus accessible mais sans rien céder sur la profondeur.
L’éditeur s’est proposé (quatrième de couverture) d’offrir au lecteur un "véritable musée secret" ; s’il s’agit de l’iconographie, des photos, l’intérêt pour la connaissance de l’oeuvre exige parfois des détours érudits. Cependant il ne faut pas bouder les bien belles réponses de P. Quignard, sur la Parole de la Délie, ou la lettre de Lord Chandos, ou encore sur l’attacca.
Enfin nous apprenons que nous est promis un Dernier Royaume dans lequel nous ne devrions plus démêler fiction ou pensée, où Pascal Quignard s’approchera encore un peu plus de Tchouang-tseu, si souvent cité dans ces entretiens. [6]
La Passion selon Quignard
Martine Broda, (à qui on doit des traductions de poèmes de Celan), qui a publié en 1997 chez José Corti, L’amour du nom [7], essai sur le lyrisme et la poésie amoureuse, a donné sur Vie secrète un article bouleversant, dont on sait gré à Jean-Michel Maulpoix de l’avoir accueilli sur son site personnel [8].
La déprogrammation de la littérature
« A chaque écrivain qui me dit : "On ne peut plus écrire comme cela. On ne peut plus mettre de nos jours des guillemets. On ne peut plus en 1989 employer l’imparfait !" Je réponds : "Vous vous protégez beaucoup trop. Vous aimez trop les conventions, les stéréotypes, les idées, les peurs, les lois. Ne songez plus qu’à l’énergie, au détail sans raison, au jeu." A l’oeuvre fragmentée, trop maîtrisée, froide, propre, intellectuelle, à la mort, il faut peut-être préférer l’oeuvre longue, l’oeuvre qui passe la capacité de la tête, l’oeuvre où on perd pied, plus fluide, plus sale, plus primaire, plus sexuelle, l’oeuvre au coeur de laquelle on ne sait plus très bien ce qu’on fait. On raconte que les deux premières peurs, préhumaines, ont trait à la solitude et à l’obscurité. Nous aimons pouvoir faire venir à volonté un peu de compagnie et de lumière feintes. Ce sont les histoires que nous lisons et que nous tenons le soir dans nos mains. Dans le dessein de conserver cette douceur sans nom qu’est l’art, nous avons besoin que la mort et ses formes se retirent. Nous avons besoin de cesser de rationaliser, de cesser d’ordonner ceci, de cesser de s’interdire cela. Ce dont nous avons besoin, c’est qu’un peu de lumière neuve vienne tomber de nouveau, comme un "privilège", sur les "sordidissimes" de ce monde. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une déprogrammation de la littérature. »
[9]
Revue des Sciences Humaines
Je n’ai pas lu le numéro 260 de cette excellente revue de l’Université de Lille III signalé dans la bibliographie de Chantal Lapeyre-Desmaison. Ce numéro sur Pascal Quignard a été coordonné par Dolorès Lyotard.
Quand on connaît la qualité des numéros publiés sur Blanchot, des Forêts, ou Jaccottet et bien d’autres, passionnés, chercheurs, ou étudiants, il y a peu de chances que vous soyez déçus. [10]
[1] On trouvera biographie et bibliographie de Pascal Quignard sur le site POL.
[2] Scherzo n° 9, Pascal Quignard, Scherzo publications (diffusion PUF), octobre 1999, 80 p.
[3] Sous la direction d’Adriano Marchetti, Pascal Quignard la mise au silence, Champ Vallon, Seyssel octobre 2000, 198 p.
[4] Philippe Bonnefis, Pascal Quignard, son nom seul, Galilée, Paris, mars 2001, 136 p.
[5] Chantal Lapeyre-Desmaison, Mémoires de l’origine, Les Flohic, Paris, mai 2001, 312 p. ; réédition Galilée.
[6] Chantal Lapeyre-Desmaison, Pascal Quignard le solitaire, Les Flohic, Paris, mai 2001, 248 p. Réédition Galilée.
[7] Martine Broda, L’amour du nom, éditions José Corti, 1997.
[9] Conclusion de l’article de Pascal Quignard, La déprogrammation de la littérature, le Débat n° 54, Gallimard, Paris, mars-avril 1989, pp 77-88
[10] Dolorès Lyotard (sous la direction de) Pascal Quignard, RSH n° 260, Lille, 2000.
Lecture effectuée par la suite ainsi qu’en atteste « Ce que disent les ombres bleues »