texte du 20 novembre 2004 en cours de révision
N’importe je re–
sample du Barry White
frain dans le texte c’est la chute.
Virginie Lalucq écrit un poème au dos d’une photo de Fortino Sámano, due à Agustin-Victor Casasola. Lieutenant de Zapata, faux-monnayeur, Fortino Sámano finit fusillé par les troupes fédérales, exigeant de garder les mains libres et les yeux sans bandeau, fumant, le dos au mur, son dernier cigare. On a pu dire qu’il paraissait attendre sa fiancée. (Une autre photo, non retrouvée, a été décrite : le peloton va tirer, Fortino a ôté son chapeau, redresse le torse et dévisage les soldats avec fierté.) Jean-Luc Nancy vient ensuite lire le poème. Ce dernier, de même qu’il avait absorbé l’image, déborde sur la lecture qui se transforme à son gré. Il se laisse déborder. Ensemble, ils tentent de faire que poème et commentaire gardent chacun leur indépendance, sans pouvoir, malgré tout, se séparer.
Nunc et in hora mortis
S’il est vrai que Jean-Luc Nancy retient plutôt (comme le fait Jacques Derrida en conclusion de Le toucher, Jean-Luc Nancy, Galilée 2000) le Salve comme adresse, c’est à l’antique Ave (dont un autre morituri reprend toutefois la salutation) que nous recourrons ici pour parler/saluer ce livre à deux/plusieurs voix : Fortino Sámano, Les débordements du poème.
En effet des deux termes de la proposition, il nous a toujours semblé que le second (à l’heure de notre mort) ne se disjoignait pas du premier (maintenant) , au contraire, le précisait : l’ibinunc cher à Christian Prigent -ce qui est d’ailleurs de de la plus saine théologie : cf. Pascal et son "en agonie jusqu’à la fin du monde", ou philosophie : Chaque fois unique, la fin du monde (Galilée 2003). De la photographie d’Agustin-Victor Casasola (chercher pourquoi elle accueille le lecteur du site dédié à Emmanuel Bove), à partir de laquelle débordent le poème de Virginie Lalucq, le commentaire de Jean-Luc Nancy et toute "réflexion" à l’instar de celle-ci, dût-on nous fusiller du regard, on évoquera le terme anglais de snapshot, "instantané" (se faire "tirer le portrait") : comment ne pas en appeler ici à "L’instant de ma mort" dont on sait comment il trouva "Demeure" :
"Il était peut-être tout à coup invincible"
"Mort - immortel. Peut-être l’extase. "
Si Fortino, le faux-monnayeur zapatiste ne connut pas la "rémission" de Maurice Blanchot, ce dont la photo pourrait témoigner, c’est de ce qui s’écrit en l’Ecriture du désastre :
Mourir, c’est, absolument parlant, l’imminence incessante par laquelle cependant la vie dure en désirant. Imminence de ce qui s’est toujours déjà passé.
Scène comparable à la "scène primitive" ailleurs décrite dans l’Ecriture du désastre et à laquelle Didier Cahen faisait appel pour souligner à quel point l’écriture de Blanchot n’est nullement nihiliste (cf. ailleurs encore "voilà qui, un instant, rend la mort joyeuse aléatoire", phrase à propos de laquelle Jean-Luc Nancy évoquera le Libera me, et un usage passablement retors ! (Récits critiques, farrago 2003, 625-637))
En suivant les "débordements" on ne s’étonnera pas de voir surgir "centralement" La reine des Neiges d’Andersen.
Rappelons en l’argument : Kay et Gerda étaient les meilleurs amis du monde jusqu’à ce que le petit garçon reçoive dans l’oeil et dans le coeur un éclat de verre du miroir fabriqué par le diable - miroir qui a pour faculté d’enlaidir tout ce qui est beau. Kay suit la Reine des Neiges dans son royaume de glace où les sentiments n’existent pas. Gerda part courageusement à la recherche de son compagnon de jeu à travers le vaste monde. Sur son chemin elle rencontre une sorcière, des fleurs, des oiseaux, des hommes et un brigand qui l’éloignent de son but où qui la guident. Gerda retrouve enfin Kay. Son amour pour lui fera fondre le coeur glace du petit garçon et le libèrera de l’emprise de La Reine des Neiges.
Chez Virginie Lalucq "débordée" par Jean-Luc Nancy (italiques), cela donne :
Dans le conte d’Andersen, les flocons de neige pareils à des abeilles blanches ont une reine, grande, belle et froide. Avant de retourner dans son royaume, La Reine des Neiges passe dans une des rues du conte et à l’instant les fenêtres se couvrent de fleurs de gel. Munie d’un traîneau à propulseur intégré de flocons neigeux et d’un grand manteau verglacé, La Reine des Neiges ne constitue pas vraiment un modèle de réchauffement (aussi, se blottir dans ses bras est un pari risqué contre la mort, sous peine de glaciation immédiate) et son régiment de flocons la protège en rangs serrés (hérissons blancs, ours rebondis, paquets de serpents : une armée de neige vivante, en somme). Son château constitué de poussières de neige n’a ni portes ni fenêtres. Au centre de cette forteresse aussi légère et volatile que la paille, un lac glacé faisant office de trône.
La légende devient le conte, et le conte est le conte du gel. C’est clair, c’est un pari contre la mort. Pari perdu, pari gagné en le perdant : la légende gèle avec la Reine qu’elle étreint. Les mots " lac glacé " se font entendre comme assonance en stalactite des mots " langue ", " lexique " ou " glossaire " - et " glose " n’est pas loin, qui n’est rien d’autre que cela que j’essaie de produire ici. Légende gelée : voilà l’œuvre du silencing. On ne s’occupe pas de l’histoire de Samano, de sa mort héroïque ou de son insolence téméraire, on s’occupe de cela par quoi cette mort gèle en nous la parole, stoppe les mots, gerce les lèvres et nous débarrasse de tous les contes de la littérature accommodante et spectaculaire. L’eau de rose gèle, et la pensée réfléchie fait de même.
Les contes sont pour les enfants. Les enfants sont ceux qui ne parlent pas. Les contes ne sont pas faits pour être crus, mais pour être mangés crus, comme la langue. (82-83)
Le premier recueil de Virginie Lalucq publié (avec quel soin) par les éditions Comp’act, s’intitule : Couper les tiges : pour assembler les fleurs (de gel) ? convoquer l’absent de tout bouquin ? Jean-Luc Nancy en a lu les bonnes feuilles dans La Polygraphe, a eu l’idée de ce dialogue avec l’auteur au colloque « Le contretemporain poétique », à l’Université de Louvain-la-Neuve , 9 octobre 2003 -on sait tout l’intérêt du philosophe pour la poésie (voir ses réponses à Emmanuel Laugier dans L’Animal). L’entretien s’est prolongé dans ce livre paru aux éditions Galilée, comme pour faire écho au propos de Wittgenstein : "La philosophie, on ne devrait l’écrire qu’en poèmes", Jean-Luc Nancy déclarant avec infiniment d’humilité : La poésie est toujours intraitable : la philosophie doit en attester.
Dans sa lecture pas à pas : -les débordements du poème occupent 70 pages contre les 40 du poème proprement dit (et l’on sent que le commentaire aurait pu se prolonger)- le philosophe ne manque pas de nous donner quelques aphorismes particulièrement forts (et même de véritables leçons de poétique) au terme d’analyses très précises, par exemple :
" Si l’exécution fut sommaire ou non. " Il y a dans le vers une exécution toujours en quelque façon sommaire du cours du sens, du discours qui ne se tient pas à l’instant. La coupe du cours, au contraire, n’a lieu qu’à l’instant précis : le sens s’y fusille lui-même - quel mot glacé, crépitant, sans appel - et la fumée du cigare, ici, qui monte encore mêlée à celle des fusils. Un poème est toujours, à chaque instant, un dernier mot sans conclusion. (63)
ou encore La raison du poème est de glacer l’image et de geler le sens. Geler ce qui brûle, c’est la raion nécessaire et suffisante. Le feu givré, le sens séché, c’est la raison. (73)
ou Ne nous lâchent pas ces voix, ces voyelles, ces vocalises, ces vocations, invocations, convocations. A quoi sommes-nous convoqués ? A répéter toute la langue, élément par élément, toute la langue voyellée et consonnée en face d’un silencement obstiné. (78)
Il nous émeut aussi lorsqu’à propos de
Un amour possiblement un amour pour les baies de viornes et les scabieuses, ce bouquet
est absolument en mouvement
le lecteur de Bernardin de Saint-Pierre, rappellera pour la scabieuse qu’elle est d’un bleu mourant et pour cela appelée fleur de veuve, et que Roger Martin du Gard a parlé d’écritures "annelées comme les vrilles de la viorne" (94-95)
Enfin, celui dont nous recommandons particulièrement l’émouvant j.d. (Cahier de L’Herne, Jacques Derrida, automne 2004 pp. 53-55) n’hésite pas à recourir à l’idiome techno : à propos de Barry White cité dans notre exergue :
Elle sample la voix d’un charmeur black, en sorte qu’à mon tour je peux venir ici sampler parmi ses mots. La poésie sans doute n’est pas à lire, ni à étudier, ni à commenter : mais à sampler. Prélever, couper, remonter, coller, mixer, remixer. Le poème finit l’infini et chaque brique le contient. Lire n est pas affaire de suivi, c’est une prise instantanée dans un morceau d’image, dans un cristal, dans un glaçon, sur le flanc d’une échappée de pensée. Le poème est écrit en éclats et tel doit être lu. Ou bien tu. Ou su par coeur, en pièces mises bout à bout. À la chance des échantillons. On prend ce qui reste, la chute du refrain. La dernière syllabe, la dernière unité avant la poussière sonore.
Ce ne sont-là que quelques "samples" de la lecture de Jean-Luc Nancy, pour donner une idée du travail (barbeyer, dis’acher, "couper" les tiges") très précis, très serré de Virginie Lalucq, dans lequel rien ne survient au hasard qu’il s’agisse de l’épigraphe de Roubaud (Quelque chose noir et/mais l’aphasie selon Jakobson, qui commande ce "dernier mot" sur Fortino Samano) de l’usage des coupes (les slashes), le changement des personnes (qui est je ?) les fondus-enchaînés de la photo au poème, -"Je ne suis pas au format" déclare-t-elle dans un récent poème (in "Les sembles") où revient spectralement l’homme sans ombre (faites encore une fois l’essai de celle-ci)- comment fait-elle ? alors qu’il lui faudrait un livre illustré pour chaque mot : c’est simple, elle scanne ce sentiment puis le retravaille jusqu’à ce que toute trace disparaisse (45).
Et le poème de vous mettre en joue ! A vous de sampler !