Philippe Lacoue-Labarthe, et les arts du silence

30/05/10 — Philippe Lacoue-Labarthe, Ginette Michaud, François Martin, Małgorzata Paszko, Nicolas Alquin


"Parfois, c’est la compréhension qui nous coupe la parole."

S’il n’y avait qu’une seule raison de lire les Écrits sur l’art de Philippe Lacoue-Labarthe aux Presses du réel, ce serait bien ces deux pages - 126 et 127 - qui contiennent ces mots de l’in-fans.
Ce qui m’a fait reprendre les quelques 260 que contiennent l’ouvrage, c’est la parution du numéro d’Europe de mai 2010 différent et complémentaire de ce que nous ont proposé Les revues Lignes et l’Animal.
La maîtresse d’oeuvre en est, bienheureux hasard de l’édition (cf. la précédente lettre) Ginette Michaud. Elle y donne un article extrêmement stimulant sur Philippe Lacoue-Labarthe et l’art, et spécialement, retraversant magistralement ces Écrits sur l’art, et qui ne fait en rien nombre avec la belle préface, profonde, empathique, vraie, de Jean-Christophe Bailly : Une étrange émotion.

J’ai osé m’exprimer à leur suite, soutenu en cela par l’expression Plein fer du sculpteur Nicolas Alquin.


"Le « je n’ai rien à dire » que je tiens ici à mettre en avant n’a pas grand-chose à faire avec moi. Il n’est pas même de l’ordre d’un « je ne comprends pas ». Il est plus radical, ou plus élémentaire : il répond – sans répondre – au silence des oeuvres ; il le subit, l’accepte et se laisse paradoxalement dicter par lui. Il est la reconnaissance nue, désarmée, de la question que ne cesse de poser sourdement cet art que Platon a rangé, une fois pour toutes, parmi les « arts du silence »."
Philippe Lacoue-Labarthe, [1]

Philippe Lacoue-Labarthe, Écrits sur l’art ; revue Europe, mai 2010

“Sa disparition a fait apparaître — c’est l’allégorie même de la figure qu’il n’a cessé de cerner dans son évanouissement même, comme évanouissement : « Le paradoxe est toujours qu’en montrant l’effacement de la figure c’est la figure qui resurgit » — une autre figure de lui encore, avec la parution en 2006 de L’« Allégorie » [2] et celles, posthumes, de La Vraie Semblance [3], d’un ouvrage collectif sur La Figure [dans l’art] [4] rayonnant autour de ses textes, du rassemblement judicieux, enfin, de ses Écrits sur l’art où sont repris ses principaux textes demeurés disséminés et des essais devenus difficiles à trouver (notamment Portrait de l’artiste, en général et Retrait de l’artiste, en deux personnes). Portrait, retrait : tout ne serait-il pas dit d’ailleurs dans ces deux mots de l’essentiel retrait [5] à l’œuvre ici, passage du « seuil inversé et bouleversant », « double mouvement de retour et de départ » comme l’écrit Jean-Christophe Bailly dans sa « Note de l’éditeur », et qui scelle l’énigme du tout dernier texte - qui fut le tout premier (1965) - de Philippe Lacoue-Labarthe : Préface à « La Disparition » ?” [6]

Ce paragraphe ouvre Philippe Lacoue-Labarthe et l’art, article de Ginette Michaud, maîtresse d’oeuvre du dossier “Philippe Lacoue-Labarthe” de la revue Europe (mai 2010 [7]), qu’elle introduit avec « La pensée comme elle va », pp. 3-9 [8].

Sous-titré : L’immémorial, l’imminent, l’irrévocable, l’article sur Philippe Lacoue-Labarthe et l’art (pp. 191-202) parcourt essentiellement Les Écrits sur l’art ; il peut être un excellent moyen d’amener à et d’accompagner la lecture d’un ensemble qui s’échelonne de 1976 à 2005 [9] ou encore le revisiter à la lumière des Écrits cités [10], l’auteure opérant les choix (essentiels) en regard d’autres textes (tout aussi essentiels, je songe tout particulièrement à Phrase et à Pasolini, une improvisation [11]) qui l’amènent à qualifier les Écrits tels qu’elle les lit et nous les donne à (re)lire.

C’est donc moins [12] sur la façon dont Lacoue-Labarthe procède, même si celle-ci n’est pas anodine : comparer à cet égard trois regards sur une même artiste ! [13] que sur ce que l’art a pour lui encore un sens [14] et dont il s’agit de s’approcher, que porte ce parcours de lecture. Je n’aurais garde d’omettre que Ginette Michaud — tout comme Jean-Christophe Bailly dans sa préface à ces Écrits [15] — nous confie, chemin faisant, le dialogue qu’elle entretient avec la poétique de l’oeuvre et de l’existence, de Lacoue-Labarthe [16].

Je me risque à leur suite, ou à leur imitation, à livrer quelques unes des émotions éprouvées à la lecture de ces Écrits, ayant préalablement inscrit ma dette à l’égard de leurs lectures si précises, avec en arrière-fond, mais très présentes les approches successives qui m’auront donné d’aborder avec les outils et l’histoire qui sont les miens l’oeuvre inséparablement philosophique et littéraire de l’auteur de La Poésie comme expérience [17]

Voici la première : Philippe Lacoue-Labarthe a entretenu avec le peintre François Martin une relation d’amitié et de travail qui s’est manifestée par exemple avec cette expérience (littéralement « la traversée d’un péril ») du faire « oeuvre commune », soit : Retrait de l’artiste, en deux personnes, ce qui est relaté pp. 111-130, l’essai circonstancié avec deux des planches sur les 18. Mais de l’artiste laconique, c’est une anecdote, pp. 143-146, qui se conclut par " « Moi aussi je peins ». C’est la joie." qui aura retenu mon attention, davantage par la manière dont Philippe Lacoue-Labarthe exprime sans phrases, c’est à dire sans bavardages, mais avec les réserves de silence de la Phrase [18], comment le peintre a été mis au défi par une petite fille de quatre ou cinq ans, Lucy Firestone [19]. Lisez la page 146, magnifique de simplicité et de profondeur ; il faudrait la reproduire toute (re-produire, c’est le mot), j’en garde :

« C’est une opération mystérieuse, mimétique sans imitation, de l’ordre du contact, du déclenchement, du « Je veux en faire autant » ou « Je veux faire ça ». C’est l’opération même qu’exemplifie l’anecdote, en ce qu’elle dit non pas la naissance de la vocation, mais la naissance de l’œuvre.

Mais là où la justesse d’un tel savoir est infaillible, chez F. M., c’est que cette succession, comme dit Kant (qui utilise Nachfolge par opposition à Nachahmung, l’imitation), il la prend d’un enfant, c’est-à-dire du désir d’art, et du savoir, à l’état natif. Et presque naturel. Au lieu même du génie comme ingenium, don de nature. « Natif » et « naturel », ce sont deux mots dont le concept philosophique de naïf, entre Kant et Schiller, opère la condensation pour finir par y désigner l’énigmatique naissance de l’art. »

Tout cela vient de loin, très loin et cela semble si proche semble nous dire Lacoue-Labarthe dans l’admiration des dessins (c’est le nom qu’elle leur donne) de Małgorzata Paszko. Qu’on voie :

« Seul ce qui resurgit d’un effacement est à même d’indiquer le temps, de l’incarner, de le faire visible. Le temps est irreprésentable : aucune figuration n’est à sa mesure sans mesure, et la peinture est infirme à le donner jamais - pas même (ou, peut-être, surtout pas) dans la variation sérielle, qui est déjà du récit, c’est-à-dire du « discours ». La peinture de Małgorzata Paszko ne raconte rien, ne tient aucun discours. Elle semble uniquement vouée - c’est cela l’énigme - à cet événement improbable : l’avènement visible du temps. Elle montre ce par quoi et selon quoi tout se montre mais qui, en soi, ne se montre jamais : ces visages en train de naître ou de renaître, ces visages qui regagnent obstinément sur l’oblitération de leurs traits (ou bien ces choses comme acharnées à se produire).
La précarité même de la venue au jour. » [20]

Allez maintenant à la page 247 ! une photographie de Nicolas Faure, Mohamed Ouazzane et Afif Bouafif, 1999, vous y attend, avec ce commentaire :

« Ces photographies [21] sont des portraits, au sens du portrait en peinture.

Dès qu’une image est exposable, aussi secrètement soit-il, dès qu’elle est gardée, comme - exemple canonique - une icône sous son voile, son regard est sauvegardé, elle possède une aura, on peut la vénérer, lointaine-proche, é-loignée (pour traduire l’Ent-fernung de Heidegger). Vieille photo dans un portefeuille ou pieusement enfermée dans un tiroir, qu’on regarde à l’occasion ou qu’on montre. C’est banal. Le cultuel n’a pas besoin de l’art (Hegel est très net là-dessus) ; il en résiste d’autant mieux. Quant à l’art, Brecht notait en substance que, lorsqu’on dit qu’il est issu du culte, on dit tout simplement qu’il en est issu (il parlait du théâtre, la phrase exacte est dans le Petit Organon).
La tonalité - énigmatique, étrange - qu’évoquent ces photographies est leur aura. Indéfinissable par conséquent. On se gardera bien de les adorer pour autant. Appelons cela “de l’art” . »

J’ajoute pour faire bonne mesure que ces lignes s’inscrivent dans un développement intitulé Eu égard (227-248), qui précise d’emblée :

— Voici donc ceux qu’on ne regarde jamais ; et qui le savent.

— Visiblement.

***

Je ne serai certainement pas le premier, ni heureusement le dernier à remarquer que ces Écrits s’ouvrent sur Portrait de l’artiste, en général, (titre qui cite Mon coeur mis à nu — XV, 25), avec cette question initiale, et qui, au fond, parcourt tout le livre :

L’art, peut-il s’identifier ?

Qu’il s’agisse de se questionner à propos des portraits photographiques d’Urs Lüthi, de « l’épreuve du silence » de Scanreigh, des choses mêmes de Bertholin, ou encore de Balthus, Salvatore Puglia, Akira Kuroda, de la désignation de Myonghi, évoquant De l’humide, beaucoup [22], ou encore du dépaysagement de Thibaut Cuisset, et non moins des transcriptions d’Anne-Lise Farge (« C’est nous qui nous y regardons »), le lecteur souscrira sans doute à cette forme de réponse tout aussi questionnante :

« Peut-être l’art est-il, par excellence, ce qui appelle la question. Auquel cas, cela devrait se comprendre sans la moindre difficulté, il n’y aurait rien d’étonnant si, questionnant, nous ne pouvions pas retourner, sur cela même d’où nous questionnons - d’où nous avons pouvoir de questionner -, nos questions. Si l’art devait toujours (je veux dire encore) faire vaciller silencieusement non pas nos certitudes ou nos réponses, mais notre capacité même de questionner. Si devant l’art - quoi ? depuis l’anonyme incision, indéchiffrable, là, sur la pierre, de quelques bâtonnets ou d’un vague ovale, cette interminable et muette réponse sans réponse à une question jamais formulée -, non seulement nous ne posions jamais la question « juste », mais, démunis comme devant la mort ou la naissance, nous faisions l’épreuve au fond sans répit de notre non-savoir. » (32-33)

Nicolas Alquin, Plein fer

Plein fer est un petit livre — quant au format, paru récemment chez Fata Morgana [23] qui doit son titre aux italiques de cette phrase de la page 12 (la seconde du texte) :

« La majorité des employés pénétrait sur le site par l’accès Parking. Seuls les soudeurs, les pontonniers et le sculpteur traversaient toujours plein fer jusqu’au pont roulant. »

In medias res nous apprit l’école.
Nicolas Alquin, lui nous écrit :

« Quand j’étais à la recherche d’un atelier, cette travée était encombrée par une gigantesque chaudière en pièces détachées destinée à Saddam Hussein. La guerre aidant, le sol fut déblayé et mis à ma disposition pour un loyer raisonnable ...
Au début, seul dans cet énorme bloc de lumière, je tâtonnais, une méchante râpe à la main. C’était en avril, l’air sentait vaguement la tôle tiède. »

Nous y voici. Babcok, La Courneuve.

Et cette poésie, qui surgit :

« Quand j’étais vivant, les minutes me rapprochaient de Toi, déjà, elles filaient, plus transparentes sur le fil du désir, vers l’immense. »

Parce que :

« Tout archétype est une colonne d’air léger. 
Si moussue et luisante que soit sa gaine, il n’est rien du ravin lui-même, il est une lame d’air profond. Quand il m’entaillait, je me séparais de ce qui faisait ici ma place. J’abandonnais le coin de terre où reposaient mes bottillons de sécurité. »

A cause de la fascination pour des visages, par celui qui dit de la beauté, c’est d’elle qu’il s’agit :

« Elle était par exemple une tête de plâtre copiée de l’antique et je sentais, au-delà du moulage, que cette lèvre n’imitait pas seulement une lèvre de chair, mais que ce gonflement élargissait mon cœur. Et plus haut, l’œil profondément enfoncé dans l’arcade à la grecque me plongeait dans un bref vertige. Cette tête aux cheveux ondulés devenait tête d’une femme aux cheveux roux-bruns, que j’avais vue dans l’autocar, tenant des légumes tout contre elle et, fontaine de ses yeux gris, la beauté m’était fraîcheur. »

Je ne vous en dis pas davantage sur cette rencontre. A vous de la faire...

Juste que sont immédiatement remontées ces phrases citées par Ginette Michaud de l’auteur de Musica ficta à propos du vernissage d’Esperienza a Bordeaux à San Lorenzo :

« ... il semblait qu’on assistait, ce soir-là, dans cette église faite pour résonner de Monteverdi, à la naissance d’un tout nouveau mode, inouï, de l’oratorio - cette forme elle-même pourtant si ancienne, et si familière. C’était d’une certaine manière inquiétant, comme l’étaient du reste, dans le projecteur blanc qui les isolait, le menu corps et le visage inassignable (quant au sexe, quant à l’âge, quant à l’époque) de Laurie Anderson. » (95-96)

à la lecture des ultimes lignes de Plein fer (car il a fallu quitter Fort Alquin, avenue Émile Zola — les marchés en étant la cause ! ) :

Le feu crépitera. Les outils bien aiguisés seront posés sur l’établi. Un air de chaâbi grésillera entre deux fréquences connues, et ce temps qu’il fera, bien mauve, comme une daube !

© Ronald Klapka _ 30 mai 2010

[1Philippe Lacoue-Labarthe, Écrits sur l’art, Presses du réel, collection mamco, 2009, p. 85, dans la quatrième des « Écrits » : L’épreuve du silence, à propos de Jean-Marc Scanreigh, date de 1980.
Du livre, les presses du réel confient outre le sommaire, et un Avertissement de Claire Nancy, un grand texte de présentation de Jean-Christophe Bailly, Une étrange émotion, ce titre se référant à celle de Ph.L.-L. face à l’oeuvre de Małgorzata Paszko.

[2Philippe Lacoue-Labarthe, L’« Allégorie » suivi de Un commencement, par Jean-Luc Nancy, aux éditions Galilée, autrefois « allégoriquement » recensé.

[3Philippe Lacoue-Labarthe, La Vraie Semblance, aux éditions Galilée, 2008 ; la recension de R. Maggiori (Libération) donnée en pdf.

[4La figure dans l’art : naissance de l’art signifie apparition de la figure..., Collectif, William Blake and Co, 2008.

[5De ce retrait surtout dont il écrira dans Heidegger. La Politique du poème, comme si on n’avait jamais suffisamment tiré au clair les conséquences politiques de cette opération : « La logique du retrait est, comme on le sait, abyssale : dans tout retrait se retrace ce dont on se retire. » (Heidegger. La Politique du poème, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2002, p. 160.). Note de Ginette Michaud, in Europe, op. cit. p. 201.

[6Philippe Lacoue-Labarthe, Postface, Lignes n° 22, mai 2007, p. 253 ; reprise dans Préface à La Disparition, Bourgois, avril 2009 ; ce livre a fait l’objet de la lettre du 9 juin 2009.
La « Note de l’éditeur », pp. 7-9.

[7Europe, mai 2010, Cahier Philippe Lacoue-Labarthe, études et textes de : Ginette Michaud, Jean-Luc Nancy, Avital Ronell, Philippe Lacoue-Labarthe, Aristide Bianchi, Leonid Kharlamov, Patrick Hutchinson, Michel Deutsch, Marita Tatari, Jean-Christophe Bailly, Danielle Cohen-Levinas, Marc Crépon, René Major, Chantal Talagrand, Jean-Michel Rabaté, Alain Badiou.

[8Expression extraite de « Il y va de la pensée, bien sûr. De la pensée comme elle va, bien ou mal (essayez de traduire cela dans une autre langue, pour voir, en allemand par exemple : la pensée comme elle va). Il y va de l’écriture pensante qui transit la philosophie, la littérature, la poésie, la musique, le théâtre, les arts visuels, et la politique - et le reste. » (Jacques Derrida, in Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe et autres, Penser à Strasbourg, Galilée/Ville de Strasbourg, 2004.
Impossible de ne pas citer de cette introduction :
L’entrelacement des voix de Philippe Lacoue-Labarthe et de Jean-Luc Nancy se fait également très présent dans tout ce Cahier, et non seulement sous la forme explicite du dialogue, enjoué et ironique, qu’ils adoptent dans « Noli me frangere », mais encore dans « Récit, récitation, récitatif » où Jean-Luc Nancy dit qu’il va« parler ici du récit et de Philippe Lacoue-Labarthe. De l’un par l’autre et de l’un pour l’autre. Du récit qu’il fit de sa vie, de la vie - de la pensée - qu’il tira des récits. » Un « entretien infini », pour emprunter ce titre sans le dénaturer à Maurice Blanchot, se poursuit ainsi avec celui dont Nancy dit qu’il parle « avec et sans moi, pour moi, contre moi, à part moi, résonnant toujours en moi ».

[9La quatrième indique précisément :
Ce recueil posthume voit pour la première fois rassemblée la quasi totalité des textes de Philippe Lacoue-Labarthe directement attachés aux « arts du silence » – ceux que l’on nomme souvent « visuels » ou « plastiques ». Textes de plaquette, de catalogue ou de monographie, textes parus en revue, inédits ou livres à part entière, chacun de ces écrits creuse à sa manière la distance qui sépare et relie le discours et les œuvres. Mais si au fil de la chronologie (1976-2005) le registre ne cesse de varier, allant de l’exposé au dialogue en faisant un détour par la chronique de Salon, une ligne s’y poursuit dans la fidélité à une idée de l’art commandée par la question de l’abandon du sacré. Jean-Christophe Bailly le pointe dans sa préface : c’est dans un rapport chaque fois particulier aux œuvres – « émotion » ou « étrangement » mêlés de méfiance et de fascination – que se décide cette fidélité ouverte dès la première phrase du livre, à la fois question initiale et leitmotiv : l’art peut-il s’identifier ?

[10Avec ces précisions de Ginette Michaud :
« Abrégé en EA, suivi de la page. Pour des raisons d’espace, je ne mentionne pas ici les titres de chaque texte, mais il est clair que je ne réduis aucunement la singularité propre de chacun. »
Assurément. Quant aux raisons d’espace, le lecteur en fera le lieu de son courage, et de sa récompense : il y a 55 mentions EA !

[11Phrase, Bourgois, 2000, est tout aussi incontournable que Préface à la Disparition, ou encore L’« Allégorie », pour ce qui est de l’écriture stricto sensu de Ph. L-L.. Lire à ce propos La Phrase de Philippe Lacoue-Labarthe, par Jean-Christophe Bailly. Peut-on lire pareil livre sans être bouleversé jusqu’aux moelles ?
Pasolini, une improvisation, (D’une sainteté), William Blake & Co., coll. « La Pharmacie de Platon », 1995.

[12Suivant en cela la lecture de Philippe Beck, je « modalise ». Lire sa contribution à l’hommage qu’a rendu la revue L’Animal, en ligne sur le site Sitaudis.

[13Comme en portent témoignage trois textes sur des oeuvres de Małgorzata Paszko. Le premier de facture méditative, le second, dialogique et le troisième pourrait relever de la synthèse didactique.

[14Du Oui comme mot de la fin, lire ce qui clôt (déclôt) cette saynète façon Diderot :

— Donc vous maintiendriez également ce que vous écriviez alors sur le temps. Je vais encore vous citer ; « Seul ce qui resurgit d’un effacement est à même d’indiquer le temps, de l’incarner, de le faire visible. Le temps est irreprésentable ; aucune figuration n’est à sa mesure sans mesure, et la peinture est infirme à le donner jamais - pas même (ou surtout pas) dans la variation sérielle, qui est déjà du récit, c’est-à-dire du discours. La peinture de Paszko ne raconte rien, ne tient aucun discours. Elle semble uniquement vouée - c’est cela l’énigme - à cet événement improbable ; l’avènement visible du temps. »

— C’est un peu emphatique mais, oui, je maintiens.

— Un peu emphatique ?

— Il y a beaucoup d’humour dans cette peinture. C’est une peinture très
libre, parfois même très gaie et joueuse. Peut-être aussi irrévérencieuse. Mais ...

— Mais ?

— Quitte à rester un peu emphatique, je parlerais volontiers de « joie ».

— Vous prenez là quand même beaucoup de risques.

— Je crois qu’il faut, aujourd’hui, faire ce pari. Sinon l’art n’a plus aucun sens.

— Et vous croyez qu’il en a encore un ?

— Oui.

Écrits sur l’art, texte n° 12 : Deuxième entretien, en abrégé, p. 164.

[15J.-C. Bailly y pointe fort justement les récifs d’oralité qui attestent que Lacoue-Labarthe confère avec son interlocuteur, et qu’au sein de la prose la plus tenue, il arrive que le philosophe baisse la garde. Voici un moment — conclusion de la préface — qui donne à le ressentir :
La joie - un mot dont il n’abusa pas mais qui survient chez lui tout de même et alors avec quelque chose d’irradiant -, la joie c’était peut-être d’abord quand cette garde tombait, quand venait la possibilité, malgré tout, d’un abandon : non tant l’effusion que la sensation de ce « tenir le pas gagné » qui revient comme un peu sa devise. En Corée, devant les tombeaux des rois de l’ancien royaume [de Kyongju ] qui sont des tumulus formant une vallée de dômes d’herbe rase d’une beauté (quel autre mot ?) sidérante, j’ai vu venir en lui cette joie, c’est-à-dire dans toute sa puissance l’« émotion étrange » qui vient sitôt que, depuis l’homme, par l’art, par des formes qu’il trouve, quelque chose s’ouvre à ce qui le passe infiniment.

[16Éloquente à cet égard, l’introduction qu’elle donne à ce numéro d’Europe, et la manière dont sont rassemblées, ordonnées les contributions à ce dossier. Ainsi ne font-elles pas nombre avec celles de Lignes, ou de L’Animal.

[17Nul hasard au recours à cette périphrase pour désigner l’empreinte, la marque d’un livre ; je ne cesse d’y revenir, comme tout au fait que Lacoue-Labarthe a préfacé et traduit les Cartoline da un viaggio in Polonia de Giorgio Caproni ; voir ce billet.

[18Lire comme on prie Phrase XXI (Clarification), pp. 129-131, daté du 12 mars 2000 : « Lorsque j’entreprends de l’écrire ... »

[19L’œuvre de François Martin qui est reproduite sur la couverture des Écrits sur l’art - une aquarelle sur papier où l’on voit, dans une série de quatre dessins, le tout premier des objets nommés par Lucy Firestone dans son énumération, le pistolet - porte précisément pour titre : In Memoriam Ph. L.-L. / Lucy Firestone Short Story.

[20Sur Małgorzata Paszko, pp. 107-110. Ce texte de 1982 s’ouvre sur Sans titre, 1978, technique mixte sur papier, 240*220cm, qui provoque ces lignes initiales :
Quelque chose d’ancien remonte lentement du fond. Un tracé, des couleurs. Cela paraît sourdre, ici ou là (c’est encore lacunaire) : des figures adviennent (certaines en ébauche, à peine discernables, d’autres déjà presque accomplies), qu’on dirait surgir de leur propre effacement : comme si une fresque, un fragment de fresque, sous l’effet de l’humidité, venait à transparaître peu à peu dans le plâtre même dont on l’avait recouvert et qui jusque-là le dissimulait au regard. Cela redevient visible ; ce quelque chose d’ancien, qui fut caché, peut-être condamné à disparaître, refait mystérieusement surface.

[21La page du site du Mamco donne traces vives de la démarche du photographe en réponse à la commande publique, l’accompagnement artistique de la Ligne B du tramway de Strasbourg

[22Feuchtes, viel. Clausule de Todtnauberg, poème de Celan, dont La Poésie pour expérience, pp. 52-58 dit l’événement.

[23Nicolas Alquin, Plein fer, éditions Fata Morgana, mars 2010 ; l’artiste, à ces mêmes éditions, a illustré plusieurs ouvrages ; un site internet à son nom rend compte de son travail.