Jacques Josse/ Un bol d’embruns aux lèvres

23/06/2005 — Jacques Josse, François Rannou, Paol Keineg


des hommes, au milieu de ces aîtres marins,
les mains brunes sur les cordages. Assujettis
par d’admirables noeuds. Opaques : des
poings serrés, la finesse à l’abri dans leur
épaisseur (de la torsion mêlée à de l’enlace-
ment)
. Et l’eau passagère, ses paquets sur le
pont, sa pureté soustraite aux regards. Ou
c’est la toile abîmée, ou la vue. On se
demande aussi quel démiurge maniaque a pu
combiner de tels détails

Dominique Quelen, [1]


— Editeur : François Rannou, Ar Rannou/Les Eléments ; Yves Dennielou, Le Mur de Berlin ou la cueillette des mûres en Basse-Bretagne ; Wigwam

— Auteur : Les Buveurs de Bière (La Digitale).

Jacques Josse et François Rannou ont très largement contribué au numéro (913, mai 2005) de la revue Europe Littérature de Bretagne, le second pour avoir coordonné l’ensemble (Une littérature de refondation), le premier pour y avoir donné "Un tour d’horizon de la poésie contemporaine en Bretagne".

De la bien belle ouvrage ! Vous les retrouverez ci-après, et vous verrez comme ils l’aiment cette littérature de Bretagne, qui à la manière dont l’énonçait Jacques Derrida ne peut-être fidèle qu’à la mesure de ses infidélités, et qu’une tradition ne vit qu’en se renouvelant.

*

On a déja salué Wigwam les Cahiers de poésie publiés par Jacques Josse. Dans l’un des deux derniers, François Rannou a traduit un chant populaire breton Ar Rannou Les Eléments ; Paol Keineg dans son avant-propos, souligne que lorsqu’on s’appelle Rannou, on est forcément amené à lire diféremment ce chant que La Villemarqué a placé en tête de la deuxième édition du Barzaz Breiz (1845).
C’est un très beau dialogue entre un druide et un enfant où s’échange un savoir énigmatique, avec sans doute comme l’a fait remarquer l’érudit brestois Donatien Laurent, un aspect calendaire : on compte jusqu’à douze, en reprenant à chaque fois les Eléments évoqués, et à chaque "tour" cette leçon en forme de ritournelle :

seulement la Nécessité
le Trépas, père de la douleur
il n’y a rien avant, rien de plus

Au pays de l’Ankou, un ton de gwerz affleure bien vite à la conscience de cette "réalité rugueuse".

De façon fort judicieuse , Paol Keineg, signale que François Rannou avait introduit en "voix basse" des éléments de ces Eléments, dans son dernier livre Le monde tandis que (La lettre volée, Bruxelles, 2004) : pollinisation d’une poésie par l’autre.

*

Quant à l’autre cahier (le 55° titre de la collection), c’est un long poème dans lequel s’écrivent gestes simples du bonheur, notre réalité historique (cf. titre), une réflexivité (qui ne pèse pas : le coup de l’universel/grands dieux) d’où sourd une nostalgie que retourne rapidement l’humour lorsque viendraient les larmes ; donnons en un aperçu :

la tâche des cueilleurs de mûres
      est celle d’un bonheur léger
on cueille les mûres comme on fait l’amour
                 adultes enfants
                 consentants volontaires
le long des haies
                doigts rouges    paumes violettes
           mon intérêt
pour la cueillette des mûres en Basse-Bretagne
                  au vingt et unième siècle
                 ses rapports
                 avec la production des symboles
                            le geste vif de la main
                 qui attaque les ronces

Yves Dennielou, un nom à retenir, très certainement.

*

Ceci n’est pas un sous-bock , mais la couverture du dernier livre de Jacques Josse dont la quatrième indique :

« Née, un peu par hasard, de la fermentation de graminées sauvages avec un peu d’eau, [la bière] a aujourd’hui ses fidèles sur la planète entière. Mais ces fervents, ces buveurs ont leurs propres exigences. Ils demandent non seulement au précieux liquide d’étancher leur inextinguible soif mais aussi d’égayer leurs papilles, de calmer leur solitude et de leur réserver, sur le zinc ou à table, des rendez-vous savamment maltés. Ce sont ces hommes, ces femmes, entrevus sous diverses latitudes, là où il aime s’immerger et explorer, dans des lieux où la bière sait souvent chanter juste, que l’auteur du Café Rousseau a croisés dans ses récentes déambulations. »

Et cela en onze chapitres et un prologue, où à la manière de Quignard, l’auteur nous parle de ses sordidissimes, les débris, dit-il qu’il aime à recueillir :

J’entrouvre, j’exhume ... Je retrouve , intact sous l’auvent des buvettes éventées, un tas de pages reliées entre elles par le seul prétexte des bars. Toutes s’adressent à des types mal arrimés aux planches, ordinaires buveurs de bière, reconnaissables, au premier coup d’oeil, aux frêles bouquets de mousse séchant au bas de leurs bacchantes en friche.

On a beau connaître la "manière Josse" depuis les récits publiés chez Cadex, c’est avec un immense plaisir que l’on retrouve ces personnages, souvent "cabossés de l’existence", les écrivains-frères (Hrabal, Kavvadias, Vialatte), les paysages (Bréhec, Belle-Ile et Palais), les silhouettes féminines bien campées (Céline, ses fesses bien séparées et moulées sous les jeans), la poésie et l’humanité entre rire et peut-être plus souvent larmes, le rythme des phrases : ça tangue, ça file, ça faseye, l’art de toucher au plus juste, le presque familier ne va jamais sans le profond, quelle fraternité l’on ressent à la lecture de ces pages !

La poésie, ce partage.
A lire l’étude de Jacques Josse dans le numéro d’Europe cité plus haut, on le ressentira également, et la générosité de la collection Wigwam l’atteste tout autant.

© Ronald Klapka _ 23 juin 2005

[1Dominique Quelen, Petites formes
Apogée, Rennes, 2003.