Denis Vasse, La grande menace ; La psychanalyse et l’enfant

16/06/05 — Denis Vasse, Lurçat, Christian, Henri Maldiney, Romain Graziani


La grande menace, un livre sans équivalent dans la littérature psychanalytique, destiné non seulement aux analystes, mais aux parents et aux pédagogues. Au-delà de la cure d’un enfant, il laisse entendre comment la psychanalyse touche au fondement du genre humain et combien elle éclaire les liens vivants qui tissent la structure de l’homme.
quatrième de couverture de La grande menace, Seuil, mai 2004.

Résistance et interprétation sont les moments constitutifs du sujet qui parle. L’interprétation interdit à l’homme en tant qu’il parle de se réduire à ce qu’il dit, à ce qu’il sent, à ce qu’il pense, à ce qu’il mange, à ce qu’il voit, à ce qu’il fait...
annonce de L’Interprétation, émission du 9 juin 2005 : "La vie comme elle va"


Un ouvrage, La grande menace, et une émission L’Interprétation (France-Culture) exceptionnels. Pour se tenir debout et marcher.

« L’enfance toujours ébrouée dans le noir apatride, corps pataud, riant, verdeur, ce n’est plus là, mais pas absent non plus, quel os ploie au sein de moi et remue les plaques, évince les points d’eaux, lâche un essaim de lions sur le nom des martyrs qui mettent en moi des siècles à changer ?

Mais tarir ? encore faut-il sous tel soleil finir. On dit en s’endormant : « suffit ! », se rêve nymphe éclose du seul désir d’écume, mais prime partout le matin commun, circonvenu au cerne du cadran.

Décidément, l’espace ne règle pas les comptes de l’espèce. Plissé dans un corps qui n’en finit pas de maudire son lait, aspirant à se recomposer exclusivement de greffes. Quel talisman ai-je ingéré ? En quelle steppe se parfaire ? Où couler ce tanin ? »
Romain Graziani, [1]

« J’écris pour ceux que cet écrit éveillera. À quoi ? À ce pourquoi j’écris. J’écris en tant que témoin de la signifiance de l’Être qui me traverse et m’enveloppe irruptivement. Cela conduit à un livre. Je ne suis pas maître de l’ouvrage. Je suis le témoin d’une oeuvre, l’ιστορ, comme les figures sous arcade de "L’Apocalypse" d’Angers sont en bordure de chaque scène les garants de l’événement. »
Henri Maldiney [2]

La mise en perspective qu’ouvre la symbolisation des différences, dans leurs articulations, conduit l’homme à devenir ce qu’il est dès l’origine : un parmi d’autres dans le rapport de tous à l’Autre, à la parole originaire.

« C’est dans une histoire apocalyptique que l’homme se révèle comme un sujet participant au présent de la vie, comme un vivant. Il y parle en son nom qui le réfère non au signifié représentable, mais au sujet inconscient dont témoigne son corps parlant. Qu’il soit homme ou femme, la vie s’y révèle dans l’impuissance où il est de la donner par lui seul. Il témoigne qu’en lui-même la chair parle d’un présent invisible, source d’une parole qui délivre l’homme de la grande menace, celle de la clôture du fantasme par un objet convoité devenu idole ».
Denis Vasse. [3]

Il apparaît a priori tout à fait légitime de s’interroger sur la présence de la recension d’un pareil ouvrage sur un site essentiellement dédié à la littérature, et peut-être plus encore dans un ensemble de chroniques, à l’enseigne de « la poésie, pour apprendre à vivre » [4]

C’est que l’épopée du petit d’homme, Christian, dont il est ici question n’en manque pas, de cette énergie nécessaire pour apprendre à vivre - le prouvent les deux années de la cure menée régulièrement chaque semaine, fidèlement durant deux années, il y a de cela trente ans, et qui l’a conduit, son dessin acquérant une étonnante souplesse, à rejoindre l’expression d’un créateur de formes, Jean Lurçat : « La grande menace » tapisserie extraite du Chant du Monde (Angers) dont Denis Vasse, psychanalyste, relate ainsi la rencontre :

« Mes pérégrinations m’avaient mené quelque temps après à Angers où se trouvent, pas loin du musée qui abrite les fameuses tapisseries de L’Apocalypse, celui qui abrite les tapisseries de Lurçat.
Passant des unes aux autres, je suis resté sidéré devant une des grandes tapisseries noires de Lurçat qui s’appelle La Grande Menace  : une arche d’alliance sur laquelle éjacule un taureau.
 [5]

« J’étais soufflé. Je ne savais plus où était Lurcat et où était Christian. [6]
C’est impressionnant de découvrir les mêmes fantasmes dans les projections de Lurçat et de Christian.
D’un côté, celles d’un artiste célèbre qui entend protester par là contre la menace atomique qui pèse sur le monde où il ne restera plus qu’un bonhomme complètement décharné, représenté dans une autre tapisserie sous forme d’un arbre isolé, ravagé, dans le noir.
De l’autre, celles d’un gone (ce qui signifie un « enfant » dans le parler lyonnais) offert au risque d’une naissance insuffisamment symbolisée dans l’ordre du désir et de la parole, le risque de la mort, celui de l’avortement.
Pour tout vous dire, devant ce constat, le mot « tapisserie » s’est imposé à mon esprit comme le point de capiton qui relie ces deux humains. »

Aux participants de son séminaire d’analystes (qui dura cinq ans) s’étonnant qu’un tel dessin surgisse dans la cure d’un enfant de cinq ans, Denis Vasse précise :

« Oui, c’est aussi étonnant que l’épisode de l’arche de Noé dans l’histoire des hommes [..] »

A celle du sens du surgissement de cette scène primitive :

« C’est le rapport à l’autre qui donne sens à la question de la vie et de la mort. Vivre, ce n’est pas ne pas mourir, c’est être sauvé par et avec un vivant.
 »
A la question d’expliquer que Christian retrouve dans ses dessins les grands mythes fondateurs :

« Les grands artistes empruntent sans qu’ils le sachent, à cette source dissociée qui est celle que fréquente le psychotique. »

Naturellement, les réponses sont largement développées et rigoureusement étayées. A cet égard qui lira l’ouvrage, ne s’étonnera nullement que je cite à nouveau Romain Graziani :

« L’araignée a aussi son miel, elle qui tire de la glu de son ventre tous les fils du réseau qui la nourrissent. Peut-on souhaiter meilleur nectar ? Et nous, d’où viendra notre pitance, de l’abysse des mers, du ventre qui se restaure, ou des branches inversées qui portent aux cieux le suc des morts ?
Qu’importe alors où fondent ces racines. Certaines découvertes ont un tel pouvoir de délivrance, une vertu si soudaine, si joyeuse, qu’elles excèdent notre force d’accueil pour les recevoir sensément. On oscille longtemps entre le bond et le repli, l’écart et le recel, avant de trouver une posture bien espacée ».


Ainsi donc s’éclaire le titre de l‘ouvrage, qui rappelle la singularité du « cas Christian » et rend moins inquiétant ce qui apparaît comme un sous-titre La psychanalyse et l’enfant, l’article défini spécifiant qu’il ne s’agit pas de la retranscription pure et simple d’un « cas intéressant » mais de ce qui est plus et autre chose qu’une supervision, et qui peut nous amener à considérer comme la préfacière Marie-José D’Orazio-Clermont que : « Au-delà des psychanalystes, ce livre concerne les éducateurs, les parents , les pédagogues, ainsi que tous ceux qui ressentent aujourd’hui la nécessité d’une anthropologie nouvelle. [7]

Cette dernière expression est développée en conclusion [8] de cette limpide introduction qui est aussi un guide de lecture des trois entrées possibles : la cure (tous les dessins des 58 séances ont été reproduits et les dialogues retranscrits), les textes théoriques de l’auteur, le questionnement des participants du séminaire, invitant Denis Vasse à rendre compte des subtilités du travail transférentiel et de l’écoute qui élabore l’interprétation.

© Ronald Klapka _ 16 juin 2005

[1Romain Graziani, L’homme qui voulait naître moi
Fata Morgana, mars 2005, frontispice de Maziar Zendehroudi
Ce recueil comporte Tumultuaire , ce poème figure dans QUATORZE POETES, anthologie critique & poétique, Prétexte éditeur.
Depuis Amor Fati, publié en 1998 chez Corti, Romain Graziani offre à ses lecteurs "une écriture mêlant, à la respiration du monde, la mélodie d’une voix intime et celles de la bibliothèque" (Richard Blin).

[2In Henri Maldiney, une phénoménologie à l’impossible ; rappelons qu’Henri Maldiney est aussi l’auteur de Penser l’homme et la folie, éd. Jérôme Millon, Grenoble, 1991, voir en particulier l’article Présence et psychose. Henri Maldiney se propose de penser ensemble l’énigme de l’humanité et l’énigme de la "catastrophe" qui survient à certains d’entre nous.

[3Denis Vasse, La grande Menace, pp. 640-641.

[4Note 2010 : cf cette page antédiluvienne.

[5Les hommes de notre génération ont vécu deux guerres. Et c’est dire que beaucoup de nos souvenirs sont un tissu d’hallucinations.
Et voilà que, pour nous autres, les anciens, et pour ceux qui nous succèdent ou vont nous succéder, se balance suspendue sur nos têtes une sordide menace : l’épouvante atomique. Et ceci même explique et justifie le titre de ma première tenture : La Grande Menace , explique et justifie cet aigle au regard camus qui plane sur le monde, et ce buffle qui essaime du poison sur tous les êtres créés ou à la veille d’être engendrés.
[...]
À droite de cette première tenture flotte sur une onde rare le bateau de la création. L’homme est à la barre, il gouverne, l’homme, puisque désormais le voilà devenu le maître de la création. Oui, le maître de la création, puisqu’il a en son pouvoir de la détruire. De l’infecter.
C’est donc, je le répète, l’homme qui tient désormais le gouvernail, mais au-dessus de lui il y a l’aurochs, la menace, le monstre, la brute qui éjacule sur la création. »
Extrait du commentaire du Chant du monde par Jean Lurçat, en 1964.

[6Le dessin de la séance 50 avait été réalisé le mois précédent (note RK).

[7Il me faut ici renvoyer au travail inlassable d’un Jacques Lévine, de l’association qui s’est constituée autour de lui l’AGSAS, et d’un livre récent avec Michel Develay Pour une anthropologie des savoirs scolaires. Ajoutons le recueil "Il fait moins noir quand quelqu’un parle" au CRDP de Bourgogne

[8Ce à quoi la psychanalyse nous donne accès est beaucoup plus qu’un champ de théorisation. Elle touche au fondement de l’humanité. Elle tisse les liens mobiles dans lesquels se déploie la structure de l’homme. Elle dit avec rigueur qu’on ne peut plus parler de la naissance, de l’éducation, du mariage, du savoir, du bonheur, de la vie et de la mort... en ignorant une telle science. C’est vrai pour le travail thérapeutique des cures, cela l’est aussi pour la lecture des comportements quotidiens. Même si cela représente une tâche impossible à programmer et d’une certaine manière un défi, la transmission et l’enseignement de la psychanalyse importent plus que jamais. Ainsi en témoignent l’écoute du semblable ou du prochain, l’éducation des enfants et la nécessité de l’organisation politique du monde.