texte du 25 novembre 2006 en cours de révision
« jeter son passeport, à un certain moment de son existence, dans une boîte aux lettres »
« Contempler, je le voyais, n’était pas ce que j’avais cru. Contemplation, c’est être reçu. », Henri Michaux [1]
Chère Magdelaine
Cette fois, ce sera un mot bref pour un long voyage (Cela, grâce à une émission de radio, une expo, et quelques livres, mais quels livres !).
Je t’emmène en effet en terres étranges et extraordinairement belles, celles de l’amour fou — Unica aurait dit avec son plus beau sourire : « Ah bon, on peut appeler ça aussi mystique ».
l’émission
C’est son amie, confidente, et traductrice, Ruth Henry qui s’exprime ainsi dans l’émission de Michel Cazenave Les Vivants et les dieux [2] en compagnie d’un psychiatre, Serge Tribolet. Celui-ci évoque le Phèdre de Platon pour signifier qu’« être fou , c’est avoir une case en plus ! » mais également Angèle de Foligno, pour la dimension « mystique » de l’amour (Y en a-t-il une autre ?).
l’exposition
Ce dessin à la plume datant de 1960, que tu trouveras dans l’exposition qui se tient à la Halle Saint Pierre du au 4 mars 2007, ne manquera pas de te faire penser aux dessins surréalistes et à la précision de Bellmer dont Unica devint la compagne après qu’ils eurent fait connaissance lors d’un vernissage à Berlin en 1952, le rejoignant à Paris en 1953, d’où la rencontre de Max Ernst et autres Victor Brauner ; les encouragements de Michaux apportant encres et papier lors d’une hospitalisation ne sont pas à négliger non plus.
Tu ne seras donc pas étonnée de pouvoir disposer d’un album de dessins d’Unica sur un site se nommant Arcane 17. Une communication très précise : Unica Zürn, un corps violenté, de Marie Blancard [3], reprise en ligne par la revue franco-allemande La mer gelée complètera si besoin est ton information sur une oeuvre peu ordinaire. J’y relève cette assertion pour t’y conduire : Associée au surréalisme, Zürn participe comme son compagnon Bellmer à un mouvement dont on dira que la force « est d’avoir inscrit dans ses prémisses que l’art, comme la révolution, est une violence, un rapt, et une métamorphose douloureuse du corps ».
les livres
S’il n’y avait qu’un livre d’Unica Zürn à conseiller, ce serait Sombre Printemps [4] si maîtrisé, avec la précision sèche qui conviendrait à une nouvelle : si le sexe (anatomique) y est appelé « la blessure », il est énoncé que l’on ne « saurait supporter l’amour sans en mourir ». Découvertes fondatrices dans une enfance marquée de douloureux épisodes : père absent, mère incestueuse, frère violeur, n’entameront pas le rêve d’amour éperdu, le désir d’amour pur.
L’écriture, très dépouillée, confère une puissance bouleversante à un récit où l’utilisation de la troisième personne relègue nombre de tapageuses « autofictions » au rayon de la mièvrerie complaisante.
Pour ce qui concerne ta bibliothèque, sa place, à côté de celle des livres auxquels leur auteur, sensiblement, a été contraint. Le Centre international de poésie de Marseille, à l’occasion d’une édition privée des lettres à Ruth Henry, parle de réusite littéraire totale. Cela n’est pas usurpé.
André Pieyre de Mandiargues qui préface l’édition française de L’Homme-Jasmin [5], note :
Tromper la vie est un jeu bien plus aventureux que
tous les jeux de trompe-la-mort. Y a-t-il quelque raison,
indépendante de la fonction sexuelle, pour qu’en ces
extrémités nous chérissions les joueuses de préférence aux
joueurs ? Je ne sais. Mais un geste pareil à celui d’Unica
Zürn, qui jeta son passeport, à un certain moment de
son existence, dans une boîte aux lettres, ne prend pour
moi toute sa valeur, je l’avoue, et ne m’enchante ou ne
me bouleverse absolument que s’il est exécuté par une
main de femme. L’Homme Jasmin offre avec surabondance des traits et des gestes de ce genre-là, que je ne citerai pas, car il suffit d’une référence. Le double d’Unica
Zürn, dans le tain du miroir où elle se remémore, nous emmène plus loin, plus bas, plus haut que ne fit aucune héroïne de roman.
Me bouleverse, le geste proprement prophétique, d’une qui abolit, à son corps défendant, les frontières de notre ordinaire.
Tout comme Vacances à Maison Blanche, éditions Joëlle Losfeld, 2000, L’Homme Jasmin, évoque parmi divers épisodes autobiographiques, les séjours dans des établissements psychiatriques (Sous-titre : Impressions d’une malade mentale). J’y relève :
« Croyez-vous en votre guérison ? » lui a demandé un psychiatre de Sainte-Anne. Et avec un certain plaisir, elle a répondu : « Non ».
Il y a dans l’évolution de la maladie d’Unica comme une « fonction-Bartleby » [6] qui est à la fois sa souffrance et l’aiguillon de sa création, avec des recherches comme les anagrammes [7], ou la fascination pour les chiffres.
Etonnantes descriptions, récits parfois drôlatiques, questionnement aigu de la folie, évocation des hallucinations, mais aussi lucidité sans complaisance se rencontrent à parts égales dans les derniers écrits réunis autour de Vacances à Maison Blanche tel le « Cahier Crécy ».
Je voudrais pour terminer dire combien m’apparaît impressionnant le pouvoir de suggestion de vers ou phrases comme ceux d’Henri Michaux (Plume, L’espace du dedans, Passages). Que transforme la mémoire, pour en faire surgir des images proprement surréalistes, mais aussi parfois des accents nervaliens, et qu’ Unica Zürn aime à interpréter, ou mieux déchiffrer. Par exemple :
La chambre est calme et sombre - elle attend - elle sait que d’autres choses vont encore arriver. Elle est dans un état extraordinaire - tout devient possible. Voilà ! Une ravissante petite machine à coudre plane dans l’air à un mètre au-dessus de sa tête. C’est un vieux modèle, de ceux qu’elle connaît depuis son enfance - mais cette machine est en couleurs : noir, or, rouge. Beaucoup de rouge même ! Les petites roues tournent sans bruit, l’aiguille picore de-ci de-là comme le bec d’un oiseau. La bobine de fil blanc tourne. Cette machine coud sans qu’on puisse voir la main humaine ou le pied qui la met en mouvement.
Et maintenant elle saisit le sens de cette image. Une phrase qu’elle a lue il y a longtemps dans un poème et qu’elle n’a pas oubliée lui revient en mémoire, parce qu’elle crée une atmosphère - comme celle d’un autre monde :
« Quelqu’un coud ! Est-ce toi ? »
La citation exacte :
« Quelqu’un roule, dort, coud, est-ce toi, Lorellou ? [8] »
(La Ralentie in L’Espace du dedans)
Comme tu peux le constater, je n’ai pas été bref, mais comment cela aurait-il été possible ?
Affectueusement
[1] Cité par Catherine Millot, in Abîmes ordinaires, p. 37
Un jour, à la montagne, Michaux fait l’expérience de ce qu’il nomme le « ciel ouvert ». Ayant pris une drogue qu’il ne désigne que par deux lettres, les deux premières justement de « ciel », déçu du peu d’effet ressenti à contempler d’une terrasse l’horizon montagneux, il lève la tête et voit le ciel noir. Et soudain, « instantanément dépouillé de tout comme d’un pardessus, j’entrais en espace. J’y étais projeté, j’y étais précipité, j’y coulais. Par lui happé violemment, sans résistance... comme soustrait à la terre, me sentant emporté invinciblement par le haut, entraîné toujours plus loin, grâce à une merveilleuse invisible lévitation, dans un espace qui ne finissait pas... » « Cela aurait pu être épouvantable, ajoute-t-il, c’était rayonnant. »
Il plonge dans le ciel et simultanément le ciel le traverse : « Je recevais le ciel et le ciel me recevait... l’espace m’espacifiait. » Révélation lui est donnée de ce que les mystiques appellent contemplation, dont il donne une formule saisissante : « Contempler, je le voyais, n’était pas ce que j’avais cru. Contemplation, c’est être reçu. »
L’extase, c’est l’accueil réciproque, l’échange qui se réalise dans une « mystérieuse interpénétration », une double ouverture. Si le ciel avait cessé d’être une coupole et s’était soudain ouvert, pareillement, lui-même, dans un dépouillement instantané, « d’un coup dégourdi, se retrouvait ouvert d’une ouverture comme puceron en qui se serait ouverte la gueule d’un baleinoptère, d’une ouverture qui n’était que pour l’immense, qui ne pouvait se refermer ».
[2] Emission du 18 novembre, « podcastable »
[3] Je souhaite que la thèse : « LES SPECTACLES INTERIEURS DE LEONORA CARRINGON, FRIDA KAHLO, GISELE PRASSINOS, DOROTHEA TANNING ET UNICA ZÜRN. DIALOGUE ENTRE ECRITURE ET ARTS PLASTIQUES »
qui vient d’être soutenue à l’Université de Cergy-Pontoise, trouve rapidement éditeur
Marie Blancard a apporté sa contribution à l’ouvrage Frontières des genres Féminin - Masculin (Manuscrit-Université)
Elle fait fait partie de l’équipe de rédaction de la revue Lianes
[4] édité successivement : Belfond, 1970, 1985, Ecriture, 1997, puis le Serpent à Plumes, 2003
[5] Disponible dans l’Imaginaire/Gallimard. Curieusement la postface de Ruth Henry est donnée en annexe de Sombre printemps (dans l’édition Ecriture)
[6] Cf. cette dédicace à Hermann Melville des manuscrits qu’elle a écrits à Ermenonville : simple coïncidence ?
[7] Hans Bellmer qui l’encouragera aussi en ce qui concerne le dessin automatique, la conduira à publier Hexentexte, Textes de Sorcières, fait d’anagrammes et de dessins, qui sera son premier livre.
Auparavant Unica Zürn qui travaillait pour une firme cinématographique, publiait des contes fantastiques dans les journaux
[8] Serait-ce Lorelei, qu’entend ici celle qui est tout à la fois conteuse, poète et « imagière » ?