Lire (ou relire) Louis Parrot

texte du 9 novembre 2006


Ursule la laide, précédé de Paille noire des étables. Récits clandestins de Louis Parrot, aux éditions Farrago. Pour « quelques mots banals qui déchirent le ciel noir » ...

Je suis sorti tout abasourdi, durablement secoué de la lecture de ces deux textes. [1]

J’ai interverti volontairement l’ordre du titre, car le « suivi de » ne me semble pas rendre justice à l’importance (indissociablement esthétique & éthique) du second.

De Louis Parrot, la notice de quatrième précise :

Journaliste, traducteur et écrivain, Louis Parrot (1906-1948) a été un des pivots de la Résistance intellectuelle en France. Il a publié entre autres, dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » (Seghers), les monographies de Lorca, Éluard et Cendrars. On lui doit aussi le premier essai d’importance sur le rôle des intellectuels sous l’Occupation (L’Intelligence en guerre, 1945).

Quelques mots banals

« Quelques mots banals que l’on a honte d’employer tant ils ont servi, et c’est par eux que naît parfois une merveilleuse histoire. Ils se sont étrangement assemblés, appelés par on ne sait quelle impérieuse nécessité et ce qu’ils mettent en commun suffit à ranimer un lambeau de l’obscure mémoire du monde. C’est une lueur qui s’est soudainement éveillée et qui nous montre une image que nous croyions pour toujours perdue ; le signe encore tremblant du langage silencieux que parlent l’herbe des ruelles, les talus du chemin, le reflet du couchant dans les flaques d’eau où Ursule la laide se penche lorsqu’elle se croit seule, toutes les choses inanimées qui, patiemment, attendent que nous leur donnions un nom. Quelques mots, groupés sans aucun ordre apparent, souvent en dépit de toute mesure, une phrase venue là, sans rime ni raison, et une lumière jaillit dans les ténèbres qui nous enveloppent, dans les ombres qui nous pressent de toutes parts et qui s’illuminent soudainement, se trouent de mille taches dorées. - C’est une grotte vivante, un joyau parlant, une rocaille de flammes neigeuses que viennent d’entrouvrir ces paroles magiques, que le hasard a peut-être composées dans l’imagination d’un poète ; les pierres les plus dures s’ouvrent alors et leur cœur montre - pourpre et violette comme une pensée indélébile - la cicatrice qu’y inscrivit le feu d’autrefois. Un nouvel univers nous est alors révélé, un monde inconnu dont le nôtre n’est que l’obscur prolongement. Il n’a fallu que quelques mots pour nous le rendre accessible. Guidés par eux, nous avançons chaque jour un peu plus vers sa découverte, dans ces galeries secrètes qui descendent profondément en nous, dans notre commune histoire. Quelques mots banals déchirent ainsi notre ciel noir, et l’aube d’une légende en laquelle les plus pauvres des hommes n’ont jamais cessé de croire se lève une fois encore sur notre vieux monde. » [2]

Quelques mots banals forment donc inclusion de l’expression de la poétique (la légende) de l’écrivain-résistant, quelques mots qui la rythment, tout comme les citations du livre de Josué forment inclusion du récit et de l’allégorie qu’il figure : vie sauve versus destruction : Josué, 2, 21 et 6,26 . Ursule, moderne Rahab -les censeurs de Parrot n’avaient sans doute jamais lu la Bible [3]- est figure du salut possible, le cordon d’écarlate étant remplacé par le drapeau rouge.

L’attente du jour de la délivrance est indiqué dès l’incipit :

« ÉTAIT-IL VENU LE JOUR où nous devions donner un corps vivant à ces fantômes qui nous attendaient depuis si longtemps, mais qui restaient retenus, par des liens que nous ne voyions pas, à un monde que nous ne pouvions pas voir ? »

Quant à la conclusion, elle résonne toujours :

« « Ursule ignorait qu’une de ses larmes devrait un jour illuminer toute la misère du monde. Elle rêve à tous ces malheureux qui se disputent une place à son ombre. C’est la mère pitoyable de tous les peuples qui
vont naître. Elle, elle est sauvée, mais tant d’hommes risquent d’être à jamais perdus, et son coeur s’emplit d’inquiétude. Comprendront-ils enfin, alors qu’il en est temps encore, que l’aube de feu qui l’a épargnée,
elle et ses serviteurs, cherche de toutes parts une issue pour les atteindre, et que le drapeau couleur de sang claque au vent, solidement noué aux barreaux de cette maison ouverte à tous - comme un adieu, comme un appel ? » »

Il me faut ajouter qu’aussi important - symboliquement- soit le récit, la part belle revient dans cette nouvelle à la descripion, et la quatrième de couverture n’a pas tort de mentionner Goya à ce sujet.

***

Le court roman Paille noire des étables forme bien un dyptique avec Ursule la laide.

Il narre la rencontre fugitive entre un résistant et une jeune prostituée, cherchant refuge, après avoir semé ceux qui sont venu la récupérer au Refuge (oui, je le fais exprès, mais après tout comme l’auteur). De celle-ci, « on » a fait une « donneuse ». Mais Elie, le héros du récit, tout comme d’ailleurs la Mère Supérieure du Refuge (une variante de Bon Pasteur) où Catherine, l’héroïne du récit avait été hébergée une journée durant, — police française aidant ont décelé l’intacta et le fantasme de sauvetage (masculin dirait Catherine Millot -cf Rossellini/Bergman in Abîmes ordinaires) mais ici partagé), est alors (r)allumé.

Lire ceci (la gamine s’est endormie, le héros pense) :

« Les flammes de la bûche étaient retombées. C’était maintenant une rocaille incandescente, l’entrée d’une caverne que creusaient dans la cendre de minuscules escaliers qui le reconduisaient très loin, jusque dans la féerie de son enfance, et le ramenaient à ces jours d’autrefois où il passait de longues heures devant le feu, assis à côté de son père, pasteur dans un village perdu des Cévennes. Aimons-nous ! C’était cette voix lointaine qui chuchotait à ses oreilles. Il l’entendait lire un psaume, lui expliquer le sens caché d’une parabole, d’un verset de la Bible. Son père, derrière lui, l’enveloppait de son ombre. Ensemble, ils avaient lu tous les livres de la bibliothèque, les commentaires des livres saints, les traités que le pasteur prêtait aux fidèles. II y avait là de précieux recueils de ces complaintes que l’on chantait jadis, à l’époque des grandes persécutions. Élie avait été élevé avec une affectueuse sévérité, dans un milieu où le respect des valeurs morales avait conservé toute sa rudesse. Il avait vécu toute son enfance dans ce petit village de montagne où l’on enseignait que le sentiment de la justice n’habite que dans un cœur généreux. Aussi avait-il gardé de ses premières années la crainte de faillir à cette tâche qui lui était fixée ; c’est le besoin maladif de sauver à tout prix cet univers spirituel aujourd’hui en péril qui avait hâté sa résolution. II avait décidé de se consacrer à la lutte à laquelle tant d’autres de ses camarades avaient déjà sacrifié leur vie. Aimons-nous ! C’était pour que l’amour triomphât qu’il lui fallait aujourd’hui haïr, les haïr de toutes ses forces et, cela, au nom de ses principes les plus chers. »

Une clé, sans doute ! [4]

Mais il serait dommage de penser qu’il n’y a là que le livre d’un temps et d’une culture , et des histoires édifiantes : le questionnement y reste ouvert d’une part (indétermination de la fin des récits) et d’autre part le désir d’écriture parcourt chaque ligne, désir qui nous rend désirant : où sommes-nous dans ces modernes paraboles ?

© Ronald Klapka _ 9 novembre 2006

[1Première édition de Paille noire des étables en 1944 ; transmis aux éditions de Minuit, par Paul Eluard, finalement publié en Suisse aux éds des Trois Collines.
Ursule la laide aux éditions Ides et calendes en 1947.

[2 Ursule la laide pp. 82-84

[3le dernier paragraphe de la page 111 et les pages 112-113 furent censurées en 1944, alors que la libération était faite

[4J’ajoute qu’in illo tempore, le catholique de base ignorait superbement la Bible, au contraire des protestants, d’où la belle citation du livre des Juges (7, 13) au chapitre 8 d’Ursule la laide : Un pain d’orge cuit sous la cendre Renverse la plus forte tente, d’où l’incompréhension des censeurs en 1944)