Allégoriquement (Philippe Lacoue-Labarthe)

texte du 10 octobre 2006


Bien chère Magdelaine,

Je t’ai quittée hier sur le mot allégorie [1]. La nuit portant décidément conseil, il me faut bien évidemment te dire quelques mots (et plus car beaucoup d’affinités) du livre dont Jean-Luc Nancy a ourdi la publication chez Galilée — quelques trente-huit ans plus tard : des textes écrits par son fidèle ami Philippe Lacoue-Labarthe (L’« Allégorie » est le titre de l’un d’eux).

En ce qui me concerne, ces deux-là sont allés ensemble "au commencement" : "je me souviens" du Titre de la lettre -chez Galilée déjà - 1974, si je me souviens "bien", avec cet éclairage de ce qui était alors pour moi sabir lacanien.

Dieu merci, mais tu la connais, il y a eu la suite : L’Absolu littéraire, Le mythe nazi (tant de fois réédité), récemment Penser à Strasbourg (la ville où tous deux enseignent) et tant d’interventions ensemble dans des colloques (Derrida, Blanchot) ...

Voilà donc, la barque étant chargée, comme en avertit Ph. L-L., de baudelairienne mémoire, il me faut maintenant la mettre à l’eau et franchir le fleuve ...

Mais puisque j’ai mis en avant le compagnonnage avec J-L. Nancy, c’est par la fin que je commence, un texte, qui avait été écrit pour le colloque « Déconstruction mimétique » organisé en janvier 2006 par l’association « La chute dans la vallée » — cette belle dénomination se rapporte à une figure des arts martiaux.

Tu pourras, grâces leur soient rendues, éventuellement en écouter l’enregistrement.

Comme il dure une heure et demie, tu comprendras que je t’ai sélectionné cet extrait, quelques lignes introductives sur la littérature selon Ph. L-L. lu par Nancy — littérature à voix basse, qui me touchent plus particulièrement, et dont un « récit » nous murmure l’« allégorie » :

« À travers les textes que je parcours ici circule un motif insistant dans sa discrétion : celui d’une parole murmurée, d’un chuchotement, d’un « murmure à peine audible » (expression reprise dans deux textes éloignés l’un de l’autre) ou encore d’un « bruissement » (parfois aussi, beaucoup plus rarement, cette autre forme de l’inarticulé qui est le cri). La parole murmurée répond en quelque sorte à ce qu’il s’agit d’entendre et qui est indiqué comme « ce grondement étouffé que tout un chacun sait entendre sous les choses, dans la terre » (p. 72). Ce grondement du plus profond, du plus enfoui, du plus ancien, fait entendre ce qui « se laisse mal dire, et pour cause » : la cause n’est en effet rien d’autre que la chose sous les choses, la chose même dont la mêmeté absolument antécédente se dissout dans le bruit de fond de son antériorité même.
C’est pourquoi la figure prégnante ou la note fondamentale est peut-être fournie, dans le premier de ces textes - « Les dormeurs » - par une présence très singulière, un hapax en vérité : au milieu d’un paysage parcouru de passants mal définis et dans lequel, « au centre de la prairie, les dormeurs reposent » (p. 32), apparaît un couple que l’utilisation de l’italique met en évidence : « Le frère et la sœur qui parlent à voix basse... ». Très peu sera dit de ce couple, sinon qu’il « tressaille » sous la fraîcheur du vent et que « soudain brille » pour eux « une clarté peu commune de toutes les choses ». À ce point : « Ils se taisent. » Le frère et la sœur ne consomment pas une union. Ils sont au contraire liés par l’interdit, et c’est cet interdit qu’il nous faut entendre inter-dit dans leur entretien à voix basse. La voix basse qui va vers le silence, la voix qui s’efface en passant de l’un à l’autre - ou de l’une à l’un -, la voix qui murmure un secret sans doute indicible, inavouable, le secret d’une impossibilité, d’une inaccessibilité dont pourtant leur murmure forme l’accès même, cette voix emportée dans le vent comme loin d’elle-même en même temps qu’elle va de l’un à l’autre, c’est celle de la littérature. » [2]

Pour corroborer cela, je t’invite/t’incite à te rendre aux dernières pages, le texte intitulé Biographie souligne comment Nancy indique que la fable de son ami, son allégorie de la vérité, est engagée dans un débat intime avec le mythe.

Nancy découvre ces textes dans quatre livraisons du Nouveau Commerce dans les années 68-70. Aujourd’hui il réalise : « La littérature est orale parce que l’oralité est littéraire. D’elle-même et de naissance, la parole d’abord chante l’antériorité non parlante qu’elle efface en même temps qu’elle la chante. »

Et d’ajouter : « En ce sens la parole est de soi mythique. »

J’espère achever de te convaincre (et d’aller au livre aussi tout de poésie pensante) avec le paragraphe inaugural de L’ « Allégorie » (lui-même précédé du texte latin, des Lamentations de Jérémie — Ô Deller ! — rendu lacunaire par des points de suspension) :

Souvent -, le soir, on entend un chant très pur et
l’on pense à la mort d’une cantatrice, car cette voix qui
chante expire avec la provenance de la nuit : c’est la fin
de l’été, dans un pays de montagne. L’air est vif et sec.
Au tiers de la pente, on domine une très vaste plaine
qui repose, visible jusqu’à ses confins, dans la clarté du
soir. Le vent s’élève de l’ombre, franchit l’herbe qu’il
ploie et le feuillage des arbres. Il passe à la lumière qui
se retire vers le haut. Il fait l’obscurité qui gagne. C’est
pourquoi la voix chante que la nuit est proche - à
moins que ce ne soit l’inverse et qu’elle n’annonce que
la nuit va cesser et qu’il faut prendre garde.

Bien affectueusement

Post-scriptum : J’ai oublié de te dire hier que ce sont des planches de Dürer qui illustrent chaque chapitre de La Nef des fous, et combien est intéressante la postface de Gaignebet, qui s’appuyant sur le 107° chapitre : Du salaire de la sagesse, et une vision de Sébastien Brant, éclaire un livre plus construit qu’on ne pourrait le croire, une nef en vérité, dont le mât, l’arbre, la croix est formée par le chapitre 107.

Voilà qui ramène à Mère Folle dont je t’ai parlé précédemment ; on y lit en effet presque d’entrée (l’analyste s’adresse à une abeille) :

« Tu devrais poser la question à un qui s’y connaît. Vole
jusqu’à Bâle, la ville d’Erasme, de Paracelse, et de Sébastien
Brant, l’auteur de La Nef des fous, de préférence le jour du
Carnaval... Va rendre visite au psychanalyste Gaetano Benedetti.
Il sait décrypter le langage hermétique de la folie, un peu comme
Von Frisch l’a fait pour votre danse à vous. J’ignore comment
votre Prix Nobel s’y est pris. Benedetti a pour méthode d’entrer
dans la danse, pour rejoindre son patient dans l’aire catastrophique qu’il hante.

Il ose lui parler de ses rêveries à lui et même de ses rêves,
gageant qu’ils enregistrent et amplifient à son insu les traces d’une
existence négative où l’autre est absorbé sans pouvoir l’exprimer.

Il se fie aux mouvements qui l’entraînent sur l’erre de cette nef
des fous, quand l’inconscient thérapeutique peut, comme un
double, y pénétrer. »

La "wagging dance" des mots, une nouvelle allégorie ? en faire son miel.

© Ronald Klapka _ 10 octobre 2006

[2Complémentairement : Il dit que la littérature est orale : il faut ajouter que c’est à voix basse. Quant à la sœur, c’est d’elle précisément que la figure familiale est absente chez Philippe : il la trouve ailleurs, autrement, hors famille et hors figure, cette femme ni mère ni amante qui signifie la provenance dans l’une et la prévenance de l’autre sans l’une ni l’autre, et qui murmure un secret inaudible.
À voix basse, on parle de ce qui est caché, de ce qui reste sous les choses, de ce qui ne peut être confié qu’à l’intimité dans laquelle, au lieu d’être divulgué, le secret deviendra plus secret encore et plus intime que l’intimité. On parle de ce qui ne saurait être exposé, communiqué, parce que cela passe et précède toute communication : cela se communique depuis toujours et depuis avant toute communication. Cela n’est pas « incommunicable », c’est beaucoup plus grave : cela n’a rien à faire avec aucune communication, mais ouvre la possibilité de toutes. Je souligne.