Philosopher en août

09/08/06 — Ludwig Wittgenstein, Jean-Pierre Cometti, Jean-Louis Chrétien, Elisabeth Rigal, Martin Heidegger, Françoise Dastur


Ludwig Wittgenstein avec Jean-Pierre Cometti, Jean-Louis Chrétien, Martin Heidegger en revues


La bibliographie des études wittgensteiniennes ne cesse de s’étendre surtout outre-Atlantique ; avec l’accroissement des parutions, notamment les "poche", un pluriel de revues permet de confronter sa (ses) propre(s) lecture(s) en particulier celles des dernières publications telles Les recherches philosophiques, cette écriture en dialogue(s) : cum grano salis — lire à cet égard les entretiens donnés par d’anciens ministres de l’Education nationale à la revue les Temps Modernes, il serait tout à fait recommandé de donner aux futurs enseignants à étudier les paragraphes 156 à 171, leur aperception du mot lire en serait toute changée ! (si le philosophe s’est fait instituteur, il ne serait pas inutile que l’instituteur se fasse philosophe).

Mais lis à présent quelques phrases imprimées, comme tu le
fais d’habitude, quand tu ne penses pas au concept de lecture ; et demande-toi si tu as eu, pendant que tu lisais, de telles
expériences d’unité, d’influence, etc. - Et ne dis pas que tu
as eu ces expériences inconsciemment ! Ne nous laissons pas
non plus abuser par l’image qui suggère que de tels phénomènes se montreront « en y regardant de plus près » ! Si j’ai à
décrire l’aspect d’un objet vu de loin, je ne rends pas ma description plus précise en disant ce que l’on remarque si on le
regarde de plus près. [§171, b]

C’est à Elisabeth Rigal, préfacière de ces Recherches philosophiques, qu’a été confiée la présentation générale et la réalisation des numéros 84 et 86 de la revue Philosophie. Elle esquisse dans le second numéro une lecture génétique du texte, tandis que David Stern insiste sur le fait que le livre est un dialogue à plusieurs voix. Les autres contributions sont des comptes rendus écrits au lendemain de la première publication (1953) mettant en évidence le caractère novateur de l’ouvrage.

Il semble ici que ces mots de conclusion de la préface de L.W. (Cambridge, janvier 1945) ont été entendus :
« Je souhaiterais que ce que j’ai écrit ici ne dispense pas les autres de penser, mais au contraire incite, si possible, tel ou tel à développer des pensées personnelles. »

Jean-Pierre Cometti, auteur, entre autres, d’un Philosopher avec Wittgenstein (PUF, 1996, rééd. Farrago), y souscrirait sans aucun doute. L’entretien « Les beaux jours de l’Action parallèle » — et y on reconnaît là le connaisseur de L’Homme sans qualités, avec Christian Tarting qui ouvre le dossier de la revue Il particolare, est à cet égard très instructif relativement à la réception du philosophe. Confer :
« Cet intérêt tôt manifesté à Musil, qui vous aura conduit à organiser le premier colloque le concernant en France, à lui consacrer de nombreux articles et - pour l’instant - quatre ouvrages, ne viendrait-il pas également de la radicale impossibilité à le mythifier ? Je fais bien entendu allusion à la manière dont l’autre auteur à qui vous accordez
principalement votre attention, Wittgenstein, se trouve pris depuis quelques années, ici tout particulièrement, dans une singulière figure romanesque...
Que pensez-vous - vous qui êtes, entre autres, le traducteur et préfacier de ses Carnets secrets et des Carnets de Cambridge et Skjolden - de la façon dont on promeut un « troisième Wittgenstein » , frère supérieur de l’éthique ? Une voie fictionnalisée pour lui gagner l’audimat ?

— Oui, bien sûr, l’un des attraits que Musil et Wittgenstein exercent sur moi tient aux inépuisables ressources qu’ils opposent à toute mythification. »

Je ne sais pourquoi Jean-Pierre Cometti - si ce n’est en bibliographie- ne figure pas au sommaire du numéro de la revue Europe coordonné par Christine Lecerf , peut-être à cause des ces premier, second voire troisième Wittgenstein dont il trouve que l’on fait abus aujourd’hui, mais on y trouvera Jacques Bouveresse, Emmanuel Bourdieu, et des documents intéressant la relation de « Luki » avec sa soeur Margaret.

On n’omettra pas pour autant l’influence de Wittgenstein sur les romanciers : Thomas Bernhard avec non seulement Le neveu de Wittgenstein mais aussi Corrections, ainsi que les poètes, par exemple Claude Royer-Journoud, Jacques Roubaud ou Emmanuel Hocquard.

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Philosopher avec Jean-Louis Chrétien, est peut-être d’abord un plaisir littéraire ! Une très belle écriture (des recueils de poèmes pour en attester), et un infini respect du lecteur.

La revue Nunc, qui se se veut tour à tour agonale poétique enthousiaste politique historique religieuse romantique charnelle spirituelle musicale littéraire totale explosive organique géographique sensuelle amoureuse intérieure européenne et pour ce numéro poétique, lui consacre son cahier central.

Avec un entretien, et en particulier cette réponse, que je souhaite citer assez longuement, à cause de ses accents derridiens d’une part (l’hospitalité ; d’ailleurs Derrida évoque très volontiers et à propos (on s’en doute) Jean-Louis Chrétien, dans Le toucher, Jean-Luc Nancy (Galilée), et pour tout dire le livre que je préfère L’Appel et la Réponse (éditions de Minuit)) et d’autre part parce qu’elle établit un partage très clair entre théologie et philosophie qui n’annule pas la double appartenance et/ou ne porte pas le soupçon sur elles — ainsi fait d’ailleurs François Marxer, avec son portrait du phénoménologue en théologue :

Hospitalité de l ’oeuvre

Nunc : Peut-on dire que votre réflexion aborde une thématique de plus en plus théologique ?

Jean-Louis Chrétien : Il ne me semble pas que l’on puisse dire qu’il y a une évolution à cet égard dans mes livres, la thématique a été présente dès le départ, voyez mon premier livre, Lueur du secret. Ce qui est nouveau, c’est qu’il m’est arrivé d’écrire non plus des études de philosophie de la religion, mais aussi de théologie. C’est d’ailleurs une des choses que j’avais répondues à Dominique Janicaud [1]
, s’il est critiquable de mêler philosophie et théologie obscurément, en revanche on peut être philosophe et théologien, tout comme être philosophe et poète sans pour autant en faire une poésie philosophique ou une philosophie poétique. On peut mener ces écritures dans un même chemin d’existence, sans les confondre.

Nunc : Le philosophe est quelqu’un qui interroge l’expérience, des textes poétiques, d’autres textes philosophiques. Lit-on tous ces textes de la même façon ? Et pour préciser quelque peu la question, lit-on un texte des Ecritures comme on lit un poème ?

Jean-Louis Chrétien : Une page des Écritures se lit comme un poème quand elle est un poème, comme le Cantique des cantiques. Notez que je ne parle jamais de « texte ». Si on ne lit pas un poème dans le canon biblique comme un poème en dehors du canon, cela n’en demeure pas moins un poème. Lire c’est déjà -répondre, interpréter et commenter. Je ne distinguerais pas la question « lit-on autrement » et « parle-t-on autrement ». Cela rejoint la question du style, qui est pour moi très importante. Le style académique est haïssable, car il se caractérise par le fait de parler de tout sur le même ton, avec les mêmes constructions, dans une indifférence totale à l’objet. Le sujet professoral est maître de tout, et nivelle tout ce qu’il étudie. À chaque type de parole, à chaque auteur, notre réponse fût-elle agonique, critique, il doit y avoir une certaine appropriation à celui auquel ou sur lequel on parle. On ne peut écrire pareillement sur saint Bernard et Platon : il faut un terrain commun qui doit s’inscrire dans la parole et le style, et vous noterez que mes différentslivres ou essais n’ont pas le même ton selon leur objet ou les auteurs qui y trouvent hospitalité. Il en est ainsi de l’insertion des citations : si citer, c’est donner une hospitalité, celle-ci doit être prévenante, il faut éviter tout parachutage. L’écriture est le lieu de l’accueil, quelque chose en elle est déjà ouvert, a déjà des intelligences avec ce qui va être cité.

Nunc : L’écriture ne peut alors se faire que dans une certaine sympathie ? La polémique est-elle possible ?

Jean-Louis Chrétien : Vous noterez que la part polémique dans mon oeuvre existe tout de même. Mais répondre à une pensée qui nous paraît radicalement fausse, viciée, ne consiste pas à la réfuter point par point, il faut dire positivement, éventuellement sans la nommer, ce qui nous semble la détruire, la détruire dans sa forme d’affirmation, et non se lancer dans ces polémiques aux argumentaires point par point qui ne vont pas sans risque de surdité et de vocifération.

Les « Lentes leçons de nudité » de Jérôme Laurent pour introduire à la poésie de Jean-Louis Chrétien corroborent cette droiture et en soulignent l’humble magnificence :

SI LA VOIX, LA PROMESSE, la nudité ou le feu sont autant de thèmes communs à la poésie et à la pensée philosophique de Jean-Louis Chrétien, cette proximité thématique n’implique cependant en rien une parenté de nature entre ces deux paroles. Si la philosophie de Chrétien est le plus souvent un dialogue polyphonique et patient avec des dizaines d’auteurs, la reprise méditative des pensées majeures de Platon, Aristote, Plotin, Augustin jusqu’à celles d’Heidegger et Maldiney, une complexe construction où la patristique va de pair avec la phénoménologie, sa poésie en revanche est toute de dépouillement, de tension et d’urgence : « tout s’élève / l’envol d’un oiseau/ nous tuerait ». Là où la philosophie se nourrit de la théologie et conduit à des essais sur la prière, l’humilité ou le langage des anges, la poésie de Chrétien est - jusqu’à aujourd’hui du moins - profane. Elle est cri - tel est le titre d’un long poème d’Effractions brèves - et non pas louange :

« ne crie pas de ta gorge seule
crie de ta nuque et de tes jambes
du vertige de tout ton corps
crie avec la steppe où campe
la caravane de la mémoire
avec le bleu des banquises ».

Pour mémoire ces titres : Effractions brèves ; Obsidiane, 1995, Traversées de l’imminence ; L’Herne, 1989, Joies escarpées ; Obsidiane, 2001, et magnifique ! Parmi les eaux violentes, Mercure de France, 1993.

Sur la poétique de Jean-Louis Chrétien, deux substantielles approches : l’une plus philosophique de Jérôme de Gramont : Nommer la voix, la seconde plus inspirée par le théologique : Catherine Picstock, La poétique cosmique de Jean-Louis Chrétien.

Ajoutons que les aquarelles de Pierre Dubrunquez s’harmonisent discrètement avec cet ensemble sensible et on pourrait pour ainsi dire amoureusement informé.

***

Avec la publication de la première traduction en français de la conférence que Martin Heidegger prononça à Brême en 1949, « le Dispositif » (das Gestell), la revue Po&sie reprend la question de la Technique : parce qu’il s’agit de la Technique, parce qu’il s’agit de Heidegger, parce qu’avec la méditation heideggerienne de la Technique il y va de la poésie.

Reprendre la question ? Giorgio Agamben, Françoise Dastur et Hubert L. Dreyfus nous y entraînent aujourd’hui. Dans le prochain numéro de la revue, cette reprise philosophique se poursuivra avec Arnold Gehlen et Karl Jaspers.

Ces propos introductifs au numéro 115 soulignent donc que poésie est toujours dans Po&sie !

Ses lecteurs auront plaisir à y trouver des valeurs sûres tellles Georges Oppen, Henri Droguet, Gilles Ortlieb ou Claire Malroux, découvrir une écriture neuve, enfin disons d’aujourd’hui, celle de Gilles Pozner, une chronique de Jean-Pierre Moussaron sur le Cinématographe et le Jean-Daniel Pollet des Leutrat. L’émotion sera également au rendez-vous avec l’hommage de Claude Mouchard à Guennadi Aïgui :

« vous même déjà visité par quelque chose qui ressemble à l’embrasement »


Les revues :

— Europe, octobre 2004 n° 906, Ludwig Wittgenstein
— Philosophie : numéro 84, hiver 2004 et numéro 86, été 2005 : Wittgenstein, Recherches philosophiques (I & II)
— il particolare 6, 2001, Cahier Jean-Pierre Cometti
— Nunc, revue poétique 8, septembre 2005, Dossier Jean-Louis Chrétien, La parole comme don
— Po&sie n° 115 , Heidegger : Le dispositif, avec Agamben, Dastur, Dreyfus

Les livres :

— Recherches philosophiques ; Ludwig Wittgenstein ; nrf Gallimard, 2005 (Bibliothèque de philosophie)
— Corrections ; Thomas Bernhard ; L’Imaginaire/Gallimard, 2005 (1ère éd.frse Gallimard 1978)
— Promesses furtives ; Jean-Louis Chrétien ; éditions de Minuit, 2004

© Ronald Klapka _ 9 août 2006

[1 Le tournant théologique de la phénoménologie puis La phénoménologie éclatée (éditions de l’Eclat) se voulaient réponse à ceci :

Y a-t-il dans l’expérience religieuse une forme spécifique de phénoménalité, qui puisse aider la phénoménologie elle-même dans son projet, sa visée, ses concepts fondamentaux, ses méthodes ! En fonction de quelle idée, expérience ou mieux épreuve de la vérité, mesurer ou interroger l’« évidence » du phénomène religieux appréhendé dans sa plus grande généralité ?

Ce qui est apparu ici digne de question, c’est de conduire la phénoménologie à sa limite ou de la confronter précisément à des phénomènes limites, susceptibles de servir de pierres de touche pour apprécier la pertinence et la rigueur de ses principes fondamentaux : il s’agit en un mot encore et toujours de reconduire la phénoménologie devant l’idée de sa possibilité selon l’indication célèbre de Heidegger : « Plus haute que l’effectivité se tient la possibilité. La compréhension de la phénoménologie repose uniquement dans sa saisie compréhensive comme possibilité. » (Sein und Zeit, § 7.)

Les contributions de Jean-Louis Chrétien, Michel Henry, Jean-Luc Marion et Paul Ricoeur qui avaient clôturé le cycle d’études du « Centre de Recherches phénoménologiques et herméneutiques - Archives Husserl de Paris » qui s’est déroulé de 1990 à 1992, ont été rassemblées et publiées aux éditions Critérion, sous le titre Phénoménologie et Théologie.