06/11/2006 — Vincent Delecroix, Søren Kierkegaard ; Philippe Sollers, Alain Cugno, Rachel Bespaloff
Ecrire, oui, jour et nuit, tel est son choix, son pari, sa respiration, sa vie plus vivante que la vie, sa certitude. De lui, un certain Kafka, à Prague, dira plus tard : " Son cas est très semblable au mien. En dépit de différences essentielles, il est situé pour le moins du même côté du monde. Il me confirme comme un ami. "
un essai, une traduction, un roman : Vincent Delecroix passe d’une table à l’autre comme son modèle avéré : Søren Kierkegaard
Bien chère Magdelaine
Tu sais pertinemment, que, depuis un beau jour de 1993, je suis tout kierkegaardisé - je fais ce que je crois pouvoir - (oui ce jour-là fut beau et plus que beau), Philippe Sollers (je ne croyais aimer en lui que le mélomane plus qu’averti - ah Sade avec Mozart ! le quintette pour clarinette - , et là le mot jouissance employé me semble à qui mieux-mieux dans des écrits semés à tous vents, semblait agir à la manière du "Flecte quod est rigidum, Fove quod est frigidum" si tu sens - je l’espère, Tudieu ! - ce que je veux dire, douce effraction du sensible indiscernable de son intelligible (entre parenthèses Gödel, pas besoin de théorème pour l’indécidable : la jouissance est sans pourquoi) - l’homme du Monde comme disent certains, nous gratifiait d’un extraordinaire article que j’ai soigneusement conservé : j’observe d’ailleurs qu’il n’a pas vieilli (l’article).
Je te dis donc le bel article d’un autodidacte de talent : Kierkegaard et le paradoxe absolu [1] et en guise de chapeau ! : « Intelligence, souplesse sérieuse, drôlerie insidieuse, foi magnifique : le philosophe danois est un romancier de la pensée ».
L’auteur parle de lui ? why not ?
Après le "Bouquins" qui fut l’occasion de cet article, il y eut beaucoup de livres : il n’en manque pas ! ceux d’André Clair et aussi un Christ de Kierkegaard [2], beau travail philosophique autant que théologique, malheureusement confiné à une sphère elle-même confinée pour le plus grand dommage des confineurs (à quand la trêve ?) et des confinés (un peu d’air, dans l’article de Christine Baron dans la série Les philosophes lecteurs, sur le site Fabula [3]).
Déconfinons ! Je te donne ce passage (qui cite abondamment & heureusement La maladie à la mort ), qui me remplit tellement et me permettra de te parler de Vincent Delecroix.
Il s’agit d’une autoconsomption, " d’une inflammation, d’une gangrène, d’un corrosif dont l’action s’exerce toujours vers le dedans et pénètre toujours plus dans l’impuissance à se consumer ". Ecoutez bien : les désespérés, gais ou mélancoliques vous parlent, ils voudraient se défaire d’eux-mêmes, mais c’est impossible. Le désespéré est " cloué à son moi ", " il est contraint d’être le moi qu’il ne veut pas être ". Or rien n’est plus précieux que le moi, " infime concession faite à l’homme et en même temps exigence de l’éternité sur lui ".
Soit j’oublie ce moi dans une sentimentalité abstraite, narcissique, fantastique, illimitée qui finit par invoquer " l’humanité ", en justifiant par là n’importe quel gaspillage de vies humaines (quand ce ne sont pas des massacres) ; soit je confonds ce moi, en me résignant à être " spirituellement châtré " avec les exigences des autres, de la foule, en n’étant plus, donc, qu’un " numéro, un homme de plus, une répétition nouvelle de la même uniformité ". La maladie à la mort est donc emphase humanitaire sur fond de tuerie, ou consentement à l’aplatissement mécanique : on croirait lire la définition de notre époque.
Par rapport à cette description aussi exacte que percutante, Kierkegaard, avec audace, pose la possibilité d’un héroïsme chrétien : "L’héroïsme chrétien, et vraiment il est assez rare de le rencontrer, consiste à oser devenir entièrement soi-même, un homme individuel, cet homme précis que je suis, seul devant Dieu. " Car voici le jugement dernier : " Quand un jour se sera vidé le sablier de la temporalité ; quand les bruits du monde se seront tus et que l’agitation fébrile ou oiseuse aura pris fin ; quand tu seras environné du calme de l’éternité ; qui que tu sois, homme ou femme, riche ou pauvre, heureux ou malheureux (...) l’éternité te demandera, comme à chacun de ces millions de millions d’humains, une chose uniquement ; elle te demandera si tu as vécu désespéré ou non (...) Et si tu as vécu désespéré, que tu aies gagné ou perdu, tout alors est perdu pour toi ; l’éternité ne te connaît pas, elle ne t’a jamais connu ou, chose plus terrible encore, elle te connaît comme tu es connu, elle te rive à ton moi dans le désespoir ! " Amen. »
Remplacer chrétien par homme (femme) ou humain. Amen.
Lire Duras et Blanchot (et bien sûr Nancy, Derrida et des tutti qui sont sans doute quanti) à cette aune, voilà qui recadre. Tout comme les propos (et la vie et l’écriture) de Kafka.
Singulière Philosophie
Vincent Delecroix ? Appris à le connaître un peu, avec les émissions de Francesca Piolot (à craindre que le bail ne soit pas renouvelé sur France-Culture) où il donnait une chronique philosophique. Un brin de recherche et je faisais connaissance via la médiathèque des textes de fiction. [4]
Aujourd’hui, un essai sur Kierkegaard, une traduction et un roman (quatrième ouvrage "littéraire") inscrivent Vincent Delecroix dans ce que je qualifierais fort paresseusement de « paysage intellectuel » (je ne suis pas du tout, mais alors pas du tout content de cette expression convenue, fausse, je devrais dire plus sûrement mon paysage intellectuel (mais « on » va dire que je me la pète, tu connais "les gens" !) et je pense davantage à l’essai, à la traduction et aux articles sur Kierkegaard ; et puisque le langage économique envahit tout, là, je puis dire sans sourciller (c’est une image) qu’il y a de "la valeur ajoutée" !)
A Vincent Delecroix ne manquent pas les certifications requises, ça aide sans doute un peu dans notre univers bêta ; en tous cas la profondeur de sa réflexion n’est qu’à lui, et comme pour Søren, il n’y a que ça qui soit intéressant : liberté souveraine (merci Georges B.) du lecteur - quand il aura compris que c’est lui - pas son porte-monnaie, ni la pub, mais son interior intimo suo qui fait la décision (nous voilà déjà en terres kierkegaardiennes (la ferme ou l’église ? : la ferme !)) : la molle chrétienté du Danemark dix-neuvièmien est-elle pire que l’émollient - soft (si soft ?) totalitarisme consumériste lisible dans chacun de nos kiosques ?
Mais je ronchonne bêtement alors que justement l’ami Søren est très certainement une aide pour garder les yeux ouverts.
Il t’en souvient, La Reprise (hum, hum) lue par Bespaloff ? [5]
Sur ce point Vincent Delecroix, en donnant à la fois son essai et sa traduction ouvre limpidement poetice et philosophice les chemins d’une pensée (et des moyens qu’elle se donne, grossièrement dit fictions et variations hétéronymiques) avec laquelle il est en empathie manifeste -faible expression- et dont il dessine une architecture des plus lisibles en tous cas perceptible : un signe diacritique, j’exagère, et tout est expliqué. Allons-y, il y a « Kierkegaard » et Kierkegaard. Tu me suis ? Enfin, tu le suis. Les guillemets signale un auteur parmi toute une série : Climacus, Anti-Climacus, Johannes de Silentio. Quand il n’y en a pas, c’est l’Auteur qui les concilie tous.
Quod erat demonstrandum. Hé, hé !
Kierkegaard [...] nous dit Vincent Delecroix, en quatrième de son essai, Singulière philosophie [6], « invente surtout une nouvelle manière de philosopher. Car la « pensée existentielle », une philosophie qui veut penser le fait même de l’existence dans ce qu’il a d’irréductible au Concept, nécessite un autre discours- une autre façon de parler, de bâtir des concepts, mais aussi de s’adresser au lecteur et de se faire comprendre de lui. Et pour remplir cette exigence, la littérature peut venir au secours de la philosophie : elle construit des fictions et installe un philosophe en première personne dans un discours jusqu’alors funestement voué à l’impersonnalité, elle se donne un lecteur singulier et des jeux complexes de représentation qui doivent indiquer ce qui échappe généralement à l’objectivité du discours. »
Nous y voilà : un philosophe qui dit « Je » ne peut que s’efforcer au style. Et les hétéronymes font alors le jeu de la pensée, la pensée des je.
L’introduction : La place du discours kierkegaardien est à cet égard des plus précieuses, qui évoque la jungle affable du lectorat, situe clairement les enjeux : le philosophique, le religieux, la structuration temporalisée de l’oeuvre au service de l’idée essentielle : le "devenir chrétien" (on comprend que François Bousquet ajoute « par passion » lorsqu’on songe au polémiste, à l’ironiste, au choix de vie dont Regina Olsen et Kierkegaard firent les frais.
Les trois textes que Vincent Delecroix nous donne en guise d’appendices, forment comme une postface et/ou une conclusion à l’essai :
– Le premier Le roman de formation selon Kierkegaard « La Répétition »
– Le second L’Usage de la fiction dans « Crainte et Tremblement »
– Le troisième Histoire en miettes et lecture explosive
Titres et références [7] soulignent bien le projet philosophique de Kierkegaard selon Vincent Delecroix, pointent aussi le protocole de lecture de l’oeuvre. De mon point de vue, un auteur comme Jean Grosjean réalise dans ses petites fictions, le programme de rendre contemporains du lecteur ses personnages bibliques [8] et plus encore le « messie » et son interpellation au présent. Je ne m’étonne guère alors que parmi les projets de recherche de Vincent Delecroix figure : « L’usage de la fiction dans le discours de vérité : de la parabole à la littérature. »
En bon hégélien (voir La Toussaint) Pierre Bergounioux déplore qu’à l’orée de l’existence n’ait pas été fourni par la génération précédente le "petit dépliant" pour nous orienter en cette vie et dont il s’avise que c’est la dernière chose à laquelle on ait pensé. En bon "chevalier de la foi" (dans les Lumières), l’écolier limousin, a cru à la Promesse (la science -des rapports sociaux- la littérature, et même l’école si décevante parfois).
Je ne saurais affirmer que le chapitre VI de la deuxième partie (le livre en comporte deux : I. Philosopher ; II. Ecrire) constitue une manière de réponse à cette interpellation, selon laquelle il y aurait une "carte" possible des possibles, c’est toute la problématique de l’éducation, de la transmission, il ne suffit pas plus de prendre le Palais d’Hiver, que de confier les jeunes aux "bons pères" (quelle expression quand on y songe !). Bon, voilà donc où je veux en venir :
Avoir un lecteur, le perdre, le retrouver.
Je « déplie » (hu, hu) :
Ecrire à quelqu’un, L’invention du lecteur, L’art de la lecture en images, Abandonner le lecteur ... et disparaître
Exercice en christianisme
Tout cela ne dispense pas d’aller au "monument Kierkegaard". Là il faut saluer le courage de l’éditeur : [9], et celui du traducteur (VD), qui a en quelque sorte mis en pratique les préconisations de son essai (oui un essai, pas un abstract, ou une vague introduction). En effet, voilà un titre spécialement vendeur Exercice en christianisme, avec en couverture L’homme de douleurs d’Albert Dürer. L’objet du livre, je te rassure, n’est pas de se flageller.
La quatrième de couverture [10] est spécialement éloquente, tout comme la Présentation : L’achèvement de la pensée existentielle.
Limpide la distinction : savoir de l’Absolu/rapport à l’Absolu ; je cite :
« À ce titre, l’Exercice fournit encore une fois la clef de toute l’entreprise discursive. La philosophie spéculative s’achève dans le Savoir absolu, c’est-à-dire dans un savoir de l’Absolu (par lui-même) ; la pensée de l’existence s’achève dans un discours sur le rapport à l’Absolu. »
Quant aux Exercices I, II et III, ce sont trois grandes méditations sur la Parole :
– Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, moi je vous donnerai le repos
– Bienheureux celui qui ne se scandalise pas de moi !
– De sa hauteur il attirera tous les hommes à lui
Vincent Delecroix a raison de dire que ce livre n’est rien de théologique, mais l’énoncé des Exercices en suggère néanmoins la haute teneur spirituelle (Atmosphère, écrit Søren Kierkegaard).
Rester philosophe
Rester en kierkegaardie et changer de registre, c’est possible, et les 160 pages du quatrième ouvrage de fiction [11] de Vincent Delecroix y mènent dès le double exergue :
« Ecris — Pour qui ?
— Pour les morts, pour ceux que tu aimes,
dans un monde qui fut
— Mais le liront-ils ? Non ! »
Kierkegaard, Papirer, IV A 126 (1843)
« Franchement, tu crois qu’elle en valait
vraiment la peine ? »
Abel
et d’indiquer en dédicace :
Je ne vois vraiment pas pourquoi, après tout,
je te dédierais ce livre
Est-ce pour détendre « l’atmosphère » ? On peut lire dans le Monde des livres du 1/09/06 :
« Entre philofiction et tragicomédie, entre l’aigre et le doux, Ce qui est perdu est l’une des plus réjouissantes surprises littéraires de cette rentrée. On y oublie ses repères, on y laisse tomber quelques certitudes, on y perd son latin peut-être, mais certainement pas son temps. Non, ce délicieux moment passé en sa compagnie - et qui donnera certainement envie d’aller voir ses autres livres - n’est pas perdu. Pas perdu du tout. »
Ceci : « aller voir ses autres livres » ne convainc pas du tout (passons sur le cliché : « une des plus réjouissantes surprises littéraires de cette rentrée » — une phrase-marronnier — quelle flemme quand même !), sauf bien sûr, s’il s’agit des fictions !
Tu me vois venir ? Certes, "on" ne se refait pas !
Je fais donc un effort !
Comme il y a des "tue-l’amour", il y des "tue-la-lecture" et ce genre de phrases a le don de me faire fuir... il y en déjà assez avec les devantures des kiosques, les slogans incultes des magazines, et les « sujets » atterrants de la PQR.
Cette fois, il s’agit peut-être de « Vincent Delecroix » qui à l’instar de son illustre mentor, avance masqué, pour nous délivrer des sujets graves (je souligne et maintiens l’ambivalence du des), avec le sourire, pour préparer son lecteur à aborder les autres écrits de Vincent Delecroix.
Beau sujet de réflexion en tous cas. Allez je te sers ceci : « d’époque » ? Ça le fait, n’est-ce pas ?
Quoi qu’il en soit la proposition de Vincent Delecroix est en cohérence avec celle du « studio fictionnel » (in Singulière philosophie, p. 149 [12]) et cette déclaration : « J’aime l’idée que, par définition, nous ne soyons jamais assurés de ce qui est vrai. Qu’il faille toujours en décider et que, toute notre vie, nous jouons avec ça. Mélanger le réel et la fiction, j’en suis persuadé, est très exactement ce qui nous sauve et, Dieu merci, par un effet nécessaire de la parole, nous ne pouvons jamais y échapper. »
Tout se passe ausi comme si elle remplissait le « programme » cité plus haut :
Avoir un lecteur, le perdre, le retrouver.
....................................................................................................................
« The day after »
Voici donc des conversations écrites, comme dialogues raboutés par un pseudo-monologue intérieur qui comprend lui-même sa propre conversation fictive avec « l’ex », et quelques autres « protagonistes » pour convaincre qu’au travers de la rédaction d’une biographie du philosophe danois [13], seraient révélées sa nature et sa sensibilité profondes (on pourrait penser dans un registre différent au principe de la mythobiographie chère à Louis-Combet).
L’humour, la culture, donc l’ironie de l’auteur donnent effectivement un tour agréablement [divertissant [14] à ces quelques 160 pages qui n’ont jamais le temps de peser, mais tout en donnant quelques aperçus sur la manière de rester philosophe [15], face à la « blessure amoureuse ». Je ne serais guère étonné qu’ici Vincent Delecroix ait songé à Alain Cugno, auteur d’un essai ayant ce titre en 2004 (éditions du seuil) , et sous-titré, essai sur la liberté affective. [16]
Il me faut avouer qu’alors que j’étais plutôt sceptique à l’énumération un peu saugrenue de la quatrième de couverture [17] le plaisir surgit bien davantage que de l’habileté de l’auteur et de sa maîtrise quasi shandéenne de la narration, mais de la justesse des émotions : la lectrice désirée du narrateur n’est autre que nous-même (toi, moi, et tous ceux qui aiment), et le "retour durable et définitif" de la fiction dans la philosophie pourrait à ce conte (oui conte) être envisagé !
[1] paru dans l’édition du 19.11.93
[2] De François Bousquet
Devenir chrétien par passion d’exister, Editions Desclée, Collection Jésus et Jésus-Christ n° 76. ISBN : 2-718-90945-5. Littérairement passionnant. si fort logiquement, le livre est habité par le projet confessionnel de l’auteur, un lecteur qui en serait éloigné n’y perdrait pas pour autant son Kierkegaard.
[3] Christine Baron, Kierkegaard inconnu. Récit contre concept ; Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n°1, 01 février 2006.
[4]
— Retour à Bruxelles, Actes Sud, 2003
— A la porte, Gallimard, 2004
— La preuve de l’existence de Dieu, Actes Sud, 2004
[6] Singulière philosophie aux éditions du Félin.
[7] Je note en particulier, que dans Cheminements et carrefours, c’est sur ceux-ci que s’attarde -brillamment- Rachel Bespaloff
[8] Kleist et Clausewitz ne font pas exception, je me plais à rêver ce qu’aurait été un Kierkegaard selon Grosjean
[9] Exercice en christianisme, Les éditions du félin
[10] Indøvefse i Christendom [Exercice en christianisme] paraît en 1850.
Publié sous le nom d’Anti-Climacus, c’est le dernier grand livre pseudonyme de Kierkegaard et peut-être le moins lu. Rassemblant trois grandes méditations sur la Parole, il constitue pourtant, à de nombreux points de vue, l’achèvement d’une production particulièrement abondante, extraordinairement diversifiée et déroutante.
Achèvement, d’abord, d’une longue réflexion sur le « devenir chrétien » qui trouve ici son expression la plus intransigeante, la plus acérée, parfois la plus violente : écrit par un pseudonyme « supérieur », c’est-à-dire supérieur à Kierkegaard lui-même, « chrétien au plus haut degré » ou représentant de l’idéalité du christianisme, ce livre n’est pourtant rien de théologique et si l’on voulait y voir par ailleurs une apologie du christianisme, c’en serait une forme bien particulière, luttant contre toute défense émolliente qui en affaiblirait la difficulté, stigmatisant la trahison par la religion instituée du scandale essentiel qu’il représente pour l’esprit, renvoyant brutalement le croyant au Modèle paradoxal et souffrant et à la solitude vertigineuse de la décision de croire.
Mais c’est aussi l’achèvement d’une philosophie qui s’est inlassablement employée à faire resurgir le fait, la structure et la tâche de la subjectivité existante contre toute tentative de dilution ou de dépassement dans le « Système », produisant à vif des catégories, découvrant des structures (contradiction, situation, compréhension, contemporanéité) et une théorie de la vérité qui marquera le XXe siècle.
Enfin, ce livre constitue, et notamment par le dernier état d’une réflexion continue sur la communication, une forme de point final à une stratégie d’écriture philosophique totalement inédite, qui a vu s’entrelacer écriture pseudonyme et écriture autonyme et se bâtir une pratique discursive à la fois multiple et cohérente, bousculant les frontières entre philosophie, littérature et langage religieux, que réclamait un « objet », le fait d’exister, irréductible au Concept et au discours philosophique traditionnel. Par le truchement d’Anti-Climacus et de son rapport à tous les auteurs qui se rassemblent sous le nom de Kierkegaard, le philosophe trouvait, définitivement, sa voix.
[11] Vincent Delecroix Ce qui est perdu, Gallimard, 2006.
[12] Le studio fictionnel
Par la littérature ou la poésie, défaire le Logos, défaire ce langage pur se niant comme discours, impersonnalité fictive masquant son origine singulière, s’arrachant à sa localisation pour s’élever au point de vue de Dieu ou de l’éternité comme Münchhausen se soulevant en tirant sur sa propre perruque, faisant système en outrepassant le principe de contradiction qui régit le réel - l’entreprise n’est pas nouvelle : elle hante l’histoire de la philosophie jusqu’à ses développements les plus contemporains. Le nouveau tient peut-être davantage à refonder la possibilité de la philosophie sur cette opération en la sauvant d’elle-même, c’est-à-dire à faire de la littérature un bon moyen (le seul) de faire de la philosophie, une philosophie qui ne renoncerait pas à ses prérogatives spécifiques, qui n’aboutirait pas, dans la destruction du Logos, à quelque chose comme un chant de l’être, mais demeurerait le milieu propre d’une pensée réflexive et fournissant des catégories de la pensée réflexive. L’erreur serait en effet de croire que le réinvestissement massif de la littérature tiendrait au fait qu’elle parle un langage plus « naturel » ou plus pur, c’est-à-dire, en définitive, plus proche de l’être. Cette vision de la poésie comme langage originel, jaillissant de la source vive du réel, non altéré, est totalement étrangère à Kierkegaard. Il ne s’agit pas de remplacer un langage abstrait par une langue pure qui se tiendrait dans une proximité si étroite avec le réel qu’elle ne serait finalement que le réel se disant naturellement, par une sorte de cratylisme revisité qui nourrit les fantasmes du poète.
[13] J’écris, ai-je dit, la biographie de quelqu’un qui a été l’homme le plus solitaire que je connaisse, qui, toute sa vie (mais elle a été courte), s’est dissimulé de masques et de faux-semblants dans l’espoir insensé que la seule personne qu’il aimait, et qu’il avait abandonnée, finirait par y voir clair, qu’elle saurait finalement comprendre pourquoi il avait fait cela, c’est-à-dire rompre avec elle alors qu’elle était son unique amour, pourquoi il l’avait volontairement perdue, se condamnant par là à une solitude plus grande et plus dévorante encore, et pourquoi il avait cherché à l’éloigner de lui dans un sacrifice apparemment absurde pour lui épargner le mal qu’il craignait de lui causer, et je ne sais pas si elle l’a compris, mais ce que je sais, c’est que cet homme, c’est moi. (79)
[14] La « dédicace », indique : « J’espère que ce roman saura vous divertir, j’espère qu’il vous fera rire, surtout, et je vous souhaite une bonne lecture. »
[15] Comme le souligne malicieusement le bandeau rouge des éditions Gallimard, qui donnent quelques "bonnes feuilles"
[16] Alain Cugno, La blessure amoureuse, essai sur la liberté affective, Seuil, 2004 ;
Contre quoi, pour qu’ils se déchirent ou s’usent au moins, frotter les liens qui m’enferment, me désolent et m’esseulent, m’empêchent d’adhérer à ce que je suis ? Que signifie « se libérer » ? Est-il si difficile de reconnaître que « tout dans nos vies dépend de la façon dont nous répondent ceux que nous aimons » et que, finalement, « peu importe leur réponse », puisque « nous ne serons libres que si nous les laissons totalement libres » ?
[17] « pourquoi il y a des épis de maïs grillés trop salés à la station La Chapelle, comment un chat noir peut devenir blanc, comment égarer sa femme en forêt, comment on devient lanceur de javelot, pourquoi il est nécessaire de se faire couper les cheveux quand on a l’âme en peine, quelle conduite adopter quand on se jette de la tour Eiffel, pourquoi le Triton a finalement abandonné Agnès, pourquoi on écrit des livres, pourquoi un célibataire est nécessairement condamné à la ruine financière, ce qu’est la Loi Schéhérazade, et bien d’autres chose encore. »